Guillaume Henri Dufour (X1807), ce polytechnicien qui fut général suisse
Sait-on que l’École polytechnique a dès son origine formé un des plus brillants des citoyens de Genève, militaire, ingénieur, philanthrope ? C’est bien ce qu’a été Guillaume Henri Dufour, X1807, né dans la république indépendante de Genève, devenue française à la Révolution, au moment où il est lycéen.
Du 4 au 29 novembre 2022, la Suisse célébrera les 175 ans de la guerre civile du « Sonderbund », qui a déchiré les Suisses en novembre 1847 (voir article sur le site Internet lajauneetlarouge.com). La Diète fédérale (l’ancien Conseil fédéral) aura eu fin nez de confier la dissolution de « l’Alliance séparée » au Général Dufour.
Mais qui est donc ce fameux Général Dufour, Suisse de l’X ?
Tout d’abord, rendons à César… : Guillaume Henri Dufour est d’abord un citoyen genevois (à sa naissance, Genève est une république indépendante), né en 1787 en exil à Constance (alors autrichienne) à la suite de la prise d’armes de Genève de 1782. En 1798, la France envahit Genève, et aussi la Suisse, mais séparément. C’est donc en qualité de citoyen français que le jeune Dufour passe son concours à Polytechnique en 1807. Après l’entrée de Genève dans la Confédération helvétique en 1815, il doit choisir sa nationalité. Il rentre à Genève en 1817 et devient dès lors citoyen suisse.
En 1807, l’X avait reçu un enfant, en 1817 la France rendait à la Suisse un homme, un militaire et un savant. La période des années françaises de Dufour, capitaine du génie du Premier Empire, aura donc duré dix ans. À raison, l’X peut donc se prévaloir d’avoir « formaté » ce personnage hors du commun. Pour l’anecdote, formé à l’X, à la période où elle fut la plus militarisée de son histoire par Napoléon Ier, il créera en 1819 l’École militaire fédérale centrale de Thoune, où il aura pour élève un certain Louis Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III.
Un citoyen très actif
De retour à Genève, Dufour va tout d’abord donner des cours (mathématiques, géométrie, géodésie, hydraulique) à l’Académie de Genève. Rapidement, il se voit confier par l’État de Genève le poste d’ingénieur cantonal, chargé de l’urbanisme et des fortifications. Cette même année 1817, il épouse Suzanne Bonneton, fille de Théodore, graveur de médailles, qui lui donnera quatre filles : Anne Octavie, dite Annette ; Louise Françoise ; Élisabeth ; et Amélie. Ingénieur de formation, il est curieux et à l’affût des dernières inventions, comme l’expérimentation en 1822 d’une passerelle en fil de fer du Français Marc Seguin, qu’il va développer : l’année suivante, il construit le premier pont suspendu en fil de fer d’Europe. Parallèlement, il poursuit son engagement militaire, à la fois dans les milices genevoises (où il obtiendra très vite le grade de lieutenant-colonel) et dans les troupes fédérales (où il conservera son grade français de capitaine jusqu’en 1820).
“Il construit le premier pont suspendu en fil de fer d’Europe.”
En 1819, il se lance en politique, un engagement de longue haleine ; jugez plutôt : vingt-six ans de Grand Conseil genevois, vingt-trois ans de Conseil représentatif de Genève, onze ans de Conseil national, quatre ans de Conseil aux États (Chambres fédérales), un an de conseil municipal de la Ville de Genève, et vice-président de l’Assemblée constituante en 1841. Il refusera même, en 1857, d’être conseiller fédéral. Pourtant, lorsqu’on essaie de résumer Dufour, ce n’est ni l’homme politique, ni le médiateur, ni le professeur, ni encore l’artiste, l’ingénieur ou l’homme qui amena le chemin de fer de Lyon à Genève, que l’on retient, mais plutôt le militaire, l’ingénieur, le cartographe, l’homme de la Croix-Rouge.
Le militaire (1817−1867)
Cofondateur, instructeur du génie, puis directeur de l’École militaire fédérale centrale de Thoune. Colonel fédéral en 1827. Chargé en 1831 d’organiser la défense de la Suisse en cas de conflit européen. Quartier-maître général de la Confédération en 1832, soit chef de l’état-major général, brevet reconduit à trois reprises, en 1841, 1843 et 1847. Commandant des milices genevoises lors des insurrections de 1841 et 1843. Général en 1847 lors de la guerre du Sonderbund (pour information, en Suisse, le grade de général désigne la position de commandant en chef de l’armée mobilisée ; il disparaît avec la fin du conflit ; il n’y en a donc qu’un, raison pour laquelle vous le trouvez souvent avec une majuscule). Dufour sera encore nommé par trois fois général : en 1849, dans l’affaire dite des réfugiés badois ; en 1856, dans l’affaire dite de Neuchâtel ; et en 1859, pour la surveillance de la frontière avec l’Italie lors des guerres pour l’unité italienne.
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Ce qu’on retiendra surtout de sa carrière militaire, c’est son humanité lors de la guerre civile du Sonderbund, lors de laquelle il n’a jamais oublié qu’il faisait face à des frères d’armes qui s’étaient retrouvés et qui devront encore à l’avenir se retrouver dans le même camp. Par sa tactique, sa vision de l’avenir et sa retenue, il a réduit à la fois la durée du conflit et surtout le nombre des victimes, acquérant ainsi unanimement dans la population le qualificatif de « pacificateur ». Ses ordres à ses commandants de division et son message aux soldats confédérés restent parmi les plus beaux textes humanistes, encore cités dans les académies militaires.
L’ingénieur cantonal (1817−1850)
Outre les ponts suspendus, c’est tout le pourtour de la rade de Genève que Dufour redessine. Dès 1827 et pendant dix ans, il va réaliser au pas de charge l’aménagement des grands quais, du Jardin anglais et du quai des Bergues, avec le pont des Bergues (sous-tendu par des chaînes) et l’hôtel des Bergues. Genève lui doit donc ce cachet de carte postale qu’elle a encore aujourd’hui. Avant lui, l’aristocratie locale tournait le dos au lac et à son hideux spectacle d’abattoirs, de bois à brûler et autres déversoirs des fossés. Elle préférait diriger son regard vers les riants paysages de la campagne.
“Genève lui doit son cachet de carte postale.”
Le cartographe (1832−1865)
Au début du XIXe siècle, l’état-major fédéral se rend compte de la faiblesse des cartes existantes. Dès 1832, Dufour va s’atteler à un travail d’envergure qui va lui prendre trente-trois ans. Après six ans de travaux préliminaires, la Diète fédérale lui octroie un crédit en 1838 qui lui permet d’ouvrir un premier bureau topographique à Genève. Entre 1845 et 1865, ce sont 25 cartes au 1⁄100 000, appelées Cartes Dufour, qui sont établies. Dufour sera récompensé par le premier prix à l’Exposition universelle de Paris en 1855 et la Suisse reconnaissante lui consacrera son « plus haut sommet de Suisse » (Höchste Punkte der Schweiz), désormais renommé Pointe Dufour. L’influence de la cartographie napoléonienne sur cette carte est indéniable. Dufour va partir du Chasseral pour son point de triangulation. À partir de relevés à la planchette sur le terrain, au 1⁄25 000 en plaine et 1⁄50 000 en montagne, Dufour ingénieur va faire un travail remarquable de précision, comme en témoigne la comparaison avec les données GPS actuelles. Dufour artiste va y insuffler de la magie 3D grâce à un dosage astucieux d’éclairage zénithal et d’éclairage oblique, qui va permettre désormais de visualiser les reliefs. Enfin, Dufour visionnaire va réaliser la première carte politique de la Suisse ; avant l’heure, les limites des États souverains sont gommées au profit des contours d’un État fédératif, qui ne prendra vraiment naissance qu’en 1848.
L’humaniste et l’homme de la Croix-Rouge
Dans son rapport sur la guerre du Sonderbund, Dufour relevait déjà à la fois l’utilité de convois sanitaires organisés par les femmes de Zurich, qui prenaient en charge rapidement les blessés sur les champs de bataille, et le danger que représentait l’arrivée non coordonnée de civils sur le théâtre des opérations. Quinze ans plus tard, il va donc recevoir avec attention les propositions d’Henri Dunant de former du personnel sanitaire en temps de paix et de le protéger par un brassard distinctif, accepté par tous les belligérants. Bien qu’initialement circonspect sur la viabilité d’un tel projet, il accepte de s’y associer et va dès lors user de son prestige national et de ses relations internationales pour convaincre un maximum d’États de se réunir lors d’une première conférence à Genève, en 1863, puis d’envoyer des plénipotentiaires l’année suivante afin de peaufiner et signer la première Convention de Genève, du 22 août 1864. Le Comité international de secours pour les militaires blessés (futur CICR) est né ! Dufour en sera le premier président.
Comme le relève l’historien Jean-Daniel Candaux : « Si pour nous les Suisses le grand fait de Dufour est d’avoir résolu la crise du Sonderbund, pour l’humanité c’est d’avoir été l’un des pères fondateurs de la Croix-Rouge… Si Dunant n’avait pas reçu l’appui de Dufour, la Croix-Rouge aurait peut-être connu le sort de beaucoup de ces entreprises un peu utopiques, un peu idéalistes, qui disparaissent car elles ne trouvent pas dans la population, dans les conseils politiques, les appuis nécessaires. »
En résumé
Peu de personnalités en Suisse peuvent se targuer d’autant de témoignages de reconnaissance : des noms de rue dans diverses villes du pays, une université des sciences, une caserne militaire, une foule de statues, bustes, plaques commémoratives, peintures et autres dessins, un bateau à vapeur, un timbre-poste, un billet de banque et, consécration suprême… la plus haute montagne du pays !
La Fondation Maison Dufour et Les Salons du Général Dufour
La maison du Général Dufour, sise au 9A, rue de Contamines à Genève, est aujourd’hui propriété de la Ville de Genève. En 1991, elle a été confiée aux bons soins de la Fondation pour la conservation de la Maison du Général Guillaume Henri Dufour avec pour but, comme son nom l’indique, de la conserver, mais aussi de la mettre en valeur et de la faire découvrir au public. Communément appelée « Fondation Maison Dufour », par analogie avec la Fondation Archives Dufour, elle a pour second objectif d’accueillir des associations civiles, patriotiques et militaires, aujourd’hui au nombre de trente-cinq, pour leurs comités, conférences et autres manifestations. L’Union des Français de l’étranger vient de faire une demande d’adhésion.
Parmi ces sociétés figurent Les Salons du Général Dufour, créés en 2011, chargés de poursuivre le troisième but de la Fondation : faire découvrir ou redécouvrir la vie et l’œuvre de Guillaume Henri Dufour et, par ce biais, visiter un XIXe siècle encore fort méconnu du public. Dans le cadre de leurs activités, Les Salons Dufour ont tissé au fil des ans de nombreux contacts avec diverses institutions académiques, culturelles ou militaires, dont certaines françaises, comme l’association Vauban (bien connue des lecteurs de La Jaune et la Rouge !), Napoleon.org, le Souvenir napoléonien (par sa délégation suisse) ou encore l’École polytechnique de Paris.
Les archives de l’X, la SabiX et Dufour
Notre lien avec l’École polytechnique s’est d’abord porté sur les archives, afin de mieux connaître le passage de Dufour en tant qu’élève. Notre représentante à Paris, Marie Pierdait-Fillié, a aussi pu remettre au Centre de ressources historiques de la Bibliothèque centrale un certain nombre d’ouvrages sur Dufour. Plus récemment, à la suite de la visite inattendue et très appréciée à la Maison Dufour de Christian Marbach (X56), membre de son comité, nous nous sommes rapprochés de la SabiX. Après discussion avec Pierre Couveinhes (X70), son président, il avait été envisagé que la SabiX, en collaboration avec nous, éditât un ouvrage sur le Général Dufour. La Covid étant passée par là, les mesures sanitaires prises de part et d’autre de la frontière ont gelé le projet.
Les sept chats du Général Dufour
Christian Marbach, loin de se décourager des confinements renouvelés qui paralysaient tout travail collectif, m’a rapidement informé de son intention de porter individuellement ce projet à son terme, sous le titre : Les sept chats du Général Dufour. Cet intitulé, quelque peu saugrenu à première lecture, a rapidement séduit par l’astucieux subterfuge d’utiliser des chats (quoi de plus attachant, proche et à la fois indépendant ?) pour se faufiler dans l’intimité de la famille Dufour, aux diverses étapes de sa vie, y puiser de précieuses confidences et en rapporter de croustillantes anecdotes, permettant ainsi un éclairage tout à fait insolite sur la vie et l’œuvre de Dufour. Le livre vient de sortir chez Isidore Éditions. Comme l’a résumé Jean-Jacques Langendorf, biographe de Dufour, dans sa préface du livre : « Avec Dufour et ses chats il [Christian Marbach] s’est engagé dans une voie nouvelle, en poétisant un sujet aride et en lui conférant de la légèreté. Et puis il aura aussi le mérite d’avoir fait pénétrer sept nouveaux chats dans leur panthéon littéraire. »
Je ne peux que souligner ici le remarquable travail de recherche accompli, fort bien rédigé, qui allie subtilement historique et imaginaire et qui lui permet au passage quelques considérations personnelles. Je le remercie, par son ouvrage, d’avoir braqué les projecteurs de la SabiX sur le Général Dufour, contribuant ainsi peut-être à inciter les X de Suisse à s’y intéresser et – qui sait, pourquoi pas ? – à héberger leur association dans la maison de l’un des plus prestigieux des leurs, dans notre pays.