Simon et Thibault, ont cofondé Atypique pour lutter contre le gaspillage alimentaire

Halte au gaspillage alimentaire !

Dossier : Alimentation durableMagazine N°790 Décembre 2023
Par Simon CHARMETTE (X12)

Dans le pas­sé, nous avons très logi­que­ment nor­ma­li­sé la pro­duc­tion et créé des cir­cuits de dis­tri­bu­tion adap­tés et effi­caces pour le cœur de gamme, mais aus­si géné­ra­teurs d’écarts. Les contraintes sont en train d’évoluer et rendent ce gas­pillage de plus en plus inac­cep­table. Sans remettre en ques­tion ce que nous avons construit jusqu’à main­te­nant et qui fonc­tionne très bien pour la majo­ri­té de la pro­duc­tion, il est néces­saire de construire en paral­lèle de nou­veaux modèles de dis­tri­bu­tion ali­men­taire, moins nor­ma­tifs et plus flexibles, de façon à per­mettre l’intégration de ces écarts aux cir­cuits de com­mer­cia­li­sa­tion, réduire le gas­pillage ali­men­taire et pro­fi­ter de toutes les exter­na­li­tés posi­tives que cela pour­ra géné­rer. 

Chaque année en France, dix mil­lions de tonnes de nour­ri­ture sont per­dues ou gas­pillées, tout au long de la chaîne, de la pro­duc­tion aux consom­ma­teurs finaux. Pro­duire est-il syno­nyme de gas­piller ? Pour­quoi génère-t-on autant de pertes ? Pour­quoi est-ce aujourd’hui le bon moment pour réduire ce gas­pillage ? 

50 % du gaspillage sur le premier maillon de la chaîne

L’Ademe a publié en 2016 un rap­port appro­fon­di sur le sujet et estime le gas­pillage ali­men­taire en France à 10 mil­lions de tonnes par an. Les autres pays ne s’en sortent pas mieux, comme l’indiquent d’autres rap­ports de WWF ou de l’ONU, ce qui est à la fois ras­su­rant et alar­mant. Le gas­pillage a lieu tout au long de la chaîne, de la pro­duc­tion aux consom­ma­teurs finaux en pas­sant par la dis­tri­bu­tion et la res­tau­ra­tion. Il touche toutes les filières ali­men­taires, fruits et légumes, viandes, pois­sons, etc.

Ce qui est plus sur­pre­nant, c’est que plus de la moi­tié de ce gas­pillage (5 mil­lions de tonnes) inter­vient avant même que les pro­duits n’arrivent dans les maga­sins, au niveau de la pro­duc­tion agri­cole et agro-ali­men­taire. L’Ademe iden­ti­fie plu­sieurs causes à ce gas­pillage. Si cer­taines sont dif­fi­ciles à contrer et hors de por­tée pour l’instant, comme celles liées aux condi­tions cli­ma­tiques excep­tion­nelles ou à la méca­ni­sa­tion des exploi­ta­tions, d’autres semblent au contraire insup­por­tables, com­pa­rées à la mon­tagne de gâchis qu’elles occa­sionnent. C’est notam­ment le cas des normes rela­tives à l’aspect et à la forme des pro­duits. 

La normalisation, condition d’un commerce globalisé

La nor­ma­li­sa­tion des pro­duits bruts et trans­for­més est une condi­tion indis­pen­sable pour per­mettre les rela­tions com­mer­ciales dans un mar­ché glo­ba­li­sé. Le pro­duc­teur qui vend ses pommes sur le mar­ché local n’a pas vrai­ment besoin de les cali­brer ou de reti­rer celles qui ont un défaut de colo­ra­tion. En revanche, un ver­ger qui pro­duit annuel­le­ment plu­sieurs mil­liers de tonnes et expé­die sa mar­chan­dise tous azi­muts doit néces­sai­re­ment trier, cali­brer, éti­que­ter sa mar­chan­dise qui va pas­ser par de mul­tiples inter­mé­diaires avant d’être consom­mée. Chaque inter­mé­diaire doit être en mesure de qua­li­fier pré­ci­sé­ment la mar­chan­dise pour pou­voir la vendre.

Étant moi-même fils d’agriculteurs, j’ai pu consta­ter la néces­si­té de ces règles quand nous ven­dions notre pro­duc­tion à un inter­mé­diaire, qui en avait lui-même besoin pour revendre ensuite le pro­duit à ses propres clients. La cen­tra­li­sa­tion des flux qui a eu lieu ces der­nières décen­nies, avec d’un côté l’essor des grandes sur­faces et de l’autre côté la méca­ni­sa­tion et l’élargissement des exploi­ta­tions, a deman­dé une plus grande nor­ma­li­sa­tion pour faci­li­ter les tran­sac­tions entre ces acteurs. 

Station de conditionnement et de tri de pommes.
Sta­tion de condi­tion­ne­ment et de tri de pommes.

La norme, demandée par les clients

En plus de faci­li­ter les échanges, les normes cor­res­pondent éga­le­ment aux attentes des clients finaux. C’est le cas par exemple des grandes sur­faces, qui imposent à leurs four­nis­seurs des normes esthé­tiques qui sont ni plus ni moins qu’un miroir des attentes de leurs propres clients. Une grande sur­face n’a en effet aucun inté­rêt à vendre des fruits et légumes moches : ils viennent dété­rio­rer l’image qua­li­té de l’enseigne et se retrouvent plus sou­vent que les autres en pertes pour le maga­sin, car ils sont tou­jours pris en der­nier. Cer­taines enseignes avaient même lan­cé il y a une dizaine d’années une cam­pagne sur les fruits et légumes moches, qu’elles ont dû arrê­ter car les consom­ma­teurs, mal­gré toutes leurs bonnes inten­tions, n’achetaient pas ces pro­duits. 

Champ de poireaux en écart de tri.
Champ de poi­reaux en écart de tri.

La normalisation à l’origine d’écarts de tri

La contre­par­tie, quand on cherche à faire entrer des pro­duits vivants dans des cases, est qu’une par­tie de ces pro­duits ne va pas entrer dans ces cases et va donc être écar­tée. De plus, ces écarts vont être mas­si­fiés et ce qui était ini­tia­le­ment noyé dans le volume va deve­nir, dans l’absolu, un pro­blème de taille pour le pro­duc­teur. Ce der­nier n’a d’autre choix que de se plier à la nor­ma­li­sa­tion pour vendre sa mar­chan­dise, bien que son besoin soit aus­si d’écouler toute sa pro­duc­tion et d’avoir le moins de risques pos­sible sur ses reve­nus. Peu importe pour lui que cette contrainte soit impo­sée par la loi (comme les règles spé­ci­fiques de com­mer­cia­li­sa­tion de cer­tains fruits et légumes) ou sim­ple­ment contrac­tuelle avec son client ; la consé­quence sera pour lui identique.

Para­doxa­le­ment, les normes ont pro­ba­ble­ment per­mis de limi­ter les pertes tout au long de la chaîne, mais sim­ple­ment en les concen­trant chez le pro­duc­teur. La logique de nor­ma­li­sa­tion a été prin­ci­pa­le­ment pen­sée pour satis­faire les besoins des clients et non ceux des pro­duc­teurs, dans un contexte d’abondance des res­sources et de com­pé­ti­tion au stade de la pro­duc­tion. Les écarts res­tent sur les bras des pro­duc­teurs, et le dis­tri­bu­teur qui ren­contre des dif­fi­cul­tés à les com­mer­cia­li­ser va les refu­ser. 

Le producteur doit se plier à la normalisation pour vendre sa marchandise.
Le pro­duc­teur doit se plier à la nor­ma­li­sa­tion pour vendre sa marchandise.

Des contraintes de plus en plus fortes sur la production

Le gas­pillage est donc géné­ré, en par­tie, par ces mêmes normes qui nous ont per­mis jusqu’à main­te­nant de faci­li­ter la dis­tri­bu­tion des pro­duits ali­men­taires. Serait-ce désor­mais deve­nu inévi­table ? Si le contexte d’hier nous a pous­sés à la nor­ma­li­sa­tion, celui d’aujourd’hui ne devrait-il pas nous pous­ser à trou­ver d’autres modèles pour limi­ter ce gas­pillage ? Le rap­port de force a de plus en plus ten­dance à s’inverser entre la pro­duc­tion et la dis­tri­bu­tion. Quand, jusqu’à main­te­nant, les dis­tri­bu­teurs pro­fi­taient de la mise en concur­rence des four­nis­seurs grâce à l’abondance de la pro­duc­tion, il arrive main­te­nant qu’ils doivent se battre pour assu­rer la disponibilité.

Le prix devient secon­daire devant la capa­ci­té à pro­duire, comme en témoigne la forte aug­men­ta­tion concé­dée par la GMS (grandes et moyennes sur­faces) aux indus­triels ces der­niers mois. Il en est de même pour les grands groupes lai­tiers, qui tablent sur une baisse de leurs volumes dans les pro­chaines décen­nies à cause de la baisse inévi­table de la pro­duc­tion de lait fran­çais, elle-même cau­sée par la chute du nombre d’exploitants agri­coles. 

Des contraintes sur les producteurs

Para­doxa­le­ment, le salaire des agri­cul­teurs reste à des niveaux par­ti­cu­liè­re­ment bas. D’après l’Insee, un pro­duc­teur lai­tier dégage moins de 20 k€ de reve­nus annuels et la MSA (Mutua­li­té sociale agri­cole) indique que plus de 150 000 agri­cul­teurs vivent actuel­le­ment sous le seuil de pauvreté.

Der­rière ces chiffres se cache un dés­équi­libre encore plus fort si l’on cal­cule le taux horaire, en pre­nant en compte la charge de tra­vail sou­vent colos­sale que repré­sente une exploi­ta­tion. À cela s’ajoutent de fortes contraintes liées au chan­ge­ment cli­ma­tique, pour les­quelles l’agriculture est en pre­mière ligne. Les séche­resses inédites et répé­ti­tives, les attaques de nui­sibles et espèces enva­his­santes viennent enta­mer de façon consé­quente le tra­vail et les reve­nus des pro­duc­teurs. La situa­tion de stress hydrique en Espagne et ses inter­ac­tions avec la culture de la fraise au prin­temps 2023 n’est qu’un exemple de ce qui sera ame­né à se repro­duire dans les pro­chaines années. 

Créer de nouveaux modèles pour réduire le gaspillage

Dans un tel contexte de res­sources rares, de plus en chères et ne per­met­tant pas de valo­ri­ser suf­fi­sam­ment le pro­duc­teur, le gas­pillage devient de plus en plus pro­blé­ma­tique. Il n’est cer­tai­ne­ment pas l’unique cause de tous nos pro­blèmes mais le résoudre, ou au moins le réduire, est un levier pour com­pen­ser d’un même coup des défaillances sociales, envi­ron­ne­men­tales et éco­no­miques du monde de la pro­duc­tion agri­cole et agroalimentaire.

Pour cela, il est néces­saire de construire de nou­veaux cir­cuits adap­tés pour ces pro­duits. En effet, les écarts de tri ne res­pectent pas les mêmes règles que le cœur de gamme. Ce der­nier est stan­dar­di­sé et pré­vi­sible, il résulte de cam­pagnes de pro­duc­tion pla­ni­fiées et fait l’objet de contrats de com­mer­cia­li­sa­tion. Hors évè­ne­ment excep­tion­nel, il pré­sente une bonne dis­po­ni­bi­li­té. Au contraire, les écarts de tri sont par nature non caté­go­ri­sés et irréguliers.

Le pro­duc­teur n’a de cesse de cher­cher à réduire autant que pos­sible leur part dans la pro­duc­tion, car ils viennent enta­mer sa ren­ta­bi­li­té (d’autant plus qu’ils ne lui rap­portent rien). Bien que les écarts de tri aient un impact réel sur les pro­duc­teurs, ils ne sont pas for­cé­ment simples à trou­ver et construire une bonne dis­po­ni­bi­li­té pour ces pro­duits néces­site de s’adapter à leur irré­gu­la­ri­té. 

Potimarrons en écart de tri (trop petits).
Poti­mar­rons en écart de tri (trop petits).

Sensibiliser le client

Par ailleurs, comme nous l’avons vu plus tôt, les clients ne sont aujourd’hui majo­ri­tai­re­ment pas prêts à ache­ter ces pro­duits. Il faut donc sen­si­bi­li­ser le client final pour le convaincre d’acheter les pro­duits écar­tés, en expli­quant notam­ment leurs ori­gines et leurs impacts sur les pro­duc­teurs et créer des sup­ports adap­tés pour faci­li­ter cette communication.

“Sensibiliser le client final pour le convaincre d’acheter les produits écartés.”

Enfin, nous sommes for­cés de consta­ter que les cir­cuits his­to­riques n’ont pas réus­si jusqu’à main­te­nant à appor­ter une solu­tion satis­fai­sante pour réduire le gas­pillage, alors même que cette solu­tion appor­te­rait des avan­tages à tous les acteurs de la chaîne (com­plé­ment de rému­né­ra­tion pour le pro­duc­teur, prix com­pé­ti­tifs pour le client). 

Kiwis en écart de tri (kiwi double).
Kiwis en écart de tri (kiwi double).

Des initiatives récentes

C’est pour répondre à ces enjeux que j’ai lan­cé Aty­pique il y a deux ans, dont l’objectif est de créer un nou­veau canal de dis­tri­bu­tion B2B, adap­té aux pro­duits alimen­taires déclas­sés. De l’extérieur, nous menons une acti­vi­té clas­sique de gros­siste mais, dans les faits, nous sommes confron­tés chaque jour à des pro­blé­ma­tiques bien spé­ci­fiques aux pro­duits que nous ven­dons : leur irré­gu­la­ri­té et leur varia­bi­li­té. Si nous ne sommes pas les seuls à récu­pé­rer ces pro­duits écar­tés au stade de la pro­duc­tion, les autres ini­tia­tives ne sont pas tel­le­ment plus récentes que la nôtre. Il y a par exemple des chaînes d’épicerie comme Nous Anti-Gas­pi ou des paniers de fruits et légumes comme Bene Bono ou Pim­pUp, qui apportent aus­si des débou­chés pour ces pro­duits. 

www.atypique.eco

Poster un commentaire