Halte au gaspillage alimentaire !
Dans le passé, nous avons très logiquement normalisé la production et créé des circuits de distribution adaptés et efficaces pour le cœur de gamme, mais aussi générateurs d’écarts. Les contraintes sont en train d’évoluer et rendent ce gaspillage de plus en plus inacceptable. Sans remettre en question ce que nous avons construit jusqu’à maintenant et qui fonctionne très bien pour la majorité de la production, il est nécessaire de construire en parallèle de nouveaux modèles de distribution alimentaire, moins normatifs et plus flexibles, de façon à permettre l’intégration de ces écarts aux circuits de commercialisation, réduire le gaspillage alimentaire et profiter de toutes les externalités positives que cela pourra générer.
Chaque année en France, dix millions de tonnes de nourriture sont perdues ou gaspillées, tout au long de la chaîne, de la production aux consommateurs finaux. Produire est-il synonyme de gaspiller ? Pourquoi génère-t-on autant de pertes ? Pourquoi est-ce aujourd’hui le bon moment pour réduire ce gaspillage ?
50 % du gaspillage sur le premier maillon de la chaîne
L’Ademe a publié en 2016 un rapport approfondi sur le sujet et estime le gaspillage alimentaire en France à 10 millions de tonnes par an. Les autres pays ne s’en sortent pas mieux, comme l’indiquent d’autres rapports de WWF ou de l’ONU, ce qui est à la fois rassurant et alarmant. Le gaspillage a lieu tout au long de la chaîne, de la production aux consommateurs finaux en passant par la distribution et la restauration. Il touche toutes les filières alimentaires, fruits et légumes, viandes, poissons, etc.
Ce qui est plus surprenant, c’est que plus de la moitié de ce gaspillage (5 millions de tonnes) intervient avant même que les produits n’arrivent dans les magasins, au niveau de la production agricole et agro-alimentaire. L’Ademe identifie plusieurs causes à ce gaspillage. Si certaines sont difficiles à contrer et hors de portée pour l’instant, comme celles liées aux conditions climatiques exceptionnelles ou à la mécanisation des exploitations, d’autres semblent au contraire insupportables, comparées à la montagne de gâchis qu’elles occasionnent. C’est notamment le cas des normes relatives à l’aspect et à la forme des produits.
La normalisation, condition d’un commerce globalisé
La normalisation des produits bruts et transformés est une condition indispensable pour permettre les relations commerciales dans un marché globalisé. Le producteur qui vend ses pommes sur le marché local n’a pas vraiment besoin de les calibrer ou de retirer celles qui ont un défaut de coloration. En revanche, un verger qui produit annuellement plusieurs milliers de tonnes et expédie sa marchandise tous azimuts doit nécessairement trier, calibrer, étiqueter sa marchandise qui va passer par de multiples intermédiaires avant d’être consommée. Chaque intermédiaire doit être en mesure de qualifier précisément la marchandise pour pouvoir la vendre.
Étant moi-même fils d’agriculteurs, j’ai pu constater la nécessité de ces règles quand nous vendions notre production à un intermédiaire, qui en avait lui-même besoin pour revendre ensuite le produit à ses propres clients. La centralisation des flux qui a eu lieu ces dernières décennies, avec d’un côté l’essor des grandes surfaces et de l’autre côté la mécanisation et l’élargissement des exploitations, a demandé une plus grande normalisation pour faciliter les transactions entre ces acteurs.
La norme, demandée par les clients
En plus de faciliter les échanges, les normes correspondent également aux attentes des clients finaux. C’est le cas par exemple des grandes surfaces, qui imposent à leurs fournisseurs des normes esthétiques qui sont ni plus ni moins qu’un miroir des attentes de leurs propres clients. Une grande surface n’a en effet aucun intérêt à vendre des fruits et légumes moches : ils viennent détériorer l’image qualité de l’enseigne et se retrouvent plus souvent que les autres en pertes pour le magasin, car ils sont toujours pris en dernier. Certaines enseignes avaient même lancé il y a une dizaine d’années une campagne sur les fruits et légumes moches, qu’elles ont dû arrêter car les consommateurs, malgré toutes leurs bonnes intentions, n’achetaient pas ces produits.
La normalisation à l’origine d’écarts de tri
La contrepartie, quand on cherche à faire entrer des produits vivants dans des cases, est qu’une partie de ces produits ne va pas entrer dans ces cases et va donc être écartée. De plus, ces écarts vont être massifiés et ce qui était initialement noyé dans le volume va devenir, dans l’absolu, un problème de taille pour le producteur. Ce dernier n’a d’autre choix que de se plier à la normalisation pour vendre sa marchandise, bien que son besoin soit aussi d’écouler toute sa production et d’avoir le moins de risques possible sur ses revenus. Peu importe pour lui que cette contrainte soit imposée par la loi (comme les règles spécifiques de commercialisation de certains fruits et légumes) ou simplement contractuelle avec son client ; la conséquence sera pour lui identique.
Paradoxalement, les normes ont probablement permis de limiter les pertes tout au long de la chaîne, mais simplement en les concentrant chez le producteur. La logique de normalisation a été principalement pensée pour satisfaire les besoins des clients et non ceux des producteurs, dans un contexte d’abondance des ressources et de compétition au stade de la production. Les écarts restent sur les bras des producteurs, et le distributeur qui rencontre des difficultés à les commercialiser va les refuser.
Des contraintes de plus en plus fortes sur la production
Le gaspillage est donc généré, en partie, par ces mêmes normes qui nous ont permis jusqu’à maintenant de faciliter la distribution des produits alimentaires. Serait-ce désormais devenu inévitable ? Si le contexte d’hier nous a poussés à la normalisation, celui d’aujourd’hui ne devrait-il pas nous pousser à trouver d’autres modèles pour limiter ce gaspillage ? Le rapport de force a de plus en plus tendance à s’inverser entre la production et la distribution. Quand, jusqu’à maintenant, les distributeurs profitaient de la mise en concurrence des fournisseurs grâce à l’abondance de la production, il arrive maintenant qu’ils doivent se battre pour assurer la disponibilité.
Le prix devient secondaire devant la capacité à produire, comme en témoigne la forte augmentation concédée par la GMS (grandes et moyennes surfaces) aux industriels ces derniers mois. Il en est de même pour les grands groupes laitiers, qui tablent sur une baisse de leurs volumes dans les prochaines décennies à cause de la baisse inévitable de la production de lait français, elle-même causée par la chute du nombre d’exploitants agricoles.
Des contraintes sur les producteurs
Paradoxalement, le salaire des agriculteurs reste à des niveaux particulièrement bas. D’après l’Insee, un producteur laitier dégage moins de 20 k€ de revenus annuels et la MSA (Mutualité sociale agricole) indique que plus de 150 000 agriculteurs vivent actuellement sous le seuil de pauvreté.
Derrière ces chiffres se cache un déséquilibre encore plus fort si l’on calcule le taux horaire, en prenant en compte la charge de travail souvent colossale que représente une exploitation. À cela s’ajoutent de fortes contraintes liées au changement climatique, pour lesquelles l’agriculture est en première ligne. Les sécheresses inédites et répétitives, les attaques de nuisibles et espèces envahissantes viennent entamer de façon conséquente le travail et les revenus des producteurs. La situation de stress hydrique en Espagne et ses interactions avec la culture de la fraise au printemps 2023 n’est qu’un exemple de ce qui sera amené à se reproduire dans les prochaines années.
Créer de nouveaux modèles pour réduire le gaspillage
Dans un tel contexte de ressources rares, de plus en chères et ne permettant pas de valoriser suffisamment le producteur, le gaspillage devient de plus en plus problématique. Il n’est certainement pas l’unique cause de tous nos problèmes mais le résoudre, ou au moins le réduire, est un levier pour compenser d’un même coup des défaillances sociales, environnementales et économiques du monde de la production agricole et agroalimentaire.
Pour cela, il est nécessaire de construire de nouveaux circuits adaptés pour ces produits. En effet, les écarts de tri ne respectent pas les mêmes règles que le cœur de gamme. Ce dernier est standardisé et prévisible, il résulte de campagnes de production planifiées et fait l’objet de contrats de commercialisation. Hors évènement exceptionnel, il présente une bonne disponibilité. Au contraire, les écarts de tri sont par nature non catégorisés et irréguliers.
Le producteur n’a de cesse de chercher à réduire autant que possible leur part dans la production, car ils viennent entamer sa rentabilité (d’autant plus qu’ils ne lui rapportent rien). Bien que les écarts de tri aient un impact réel sur les producteurs, ils ne sont pas forcément simples à trouver et construire une bonne disponibilité pour ces produits nécessite de s’adapter à leur irrégularité.
Sensibiliser le client
Par ailleurs, comme nous l’avons vu plus tôt, les clients ne sont aujourd’hui majoritairement pas prêts à acheter ces produits. Il faut donc sensibiliser le client final pour le convaincre d’acheter les produits écartés, en expliquant notamment leurs origines et leurs impacts sur les producteurs et créer des supports adaptés pour faciliter cette communication.
“Sensibiliser le client final pour le convaincre d’acheter les produits écartés.”
Enfin, nous sommes forcés de constater que les circuits historiques n’ont pas réussi jusqu’à maintenant à apporter une solution satisfaisante pour réduire le gaspillage, alors même que cette solution apporterait des avantages à tous les acteurs de la chaîne (complément de rémunération pour le producteur, prix compétitifs pour le client).
Des initiatives récentes
C’est pour répondre à ces enjeux que j’ai lancé Atypique il y a deux ans, dont l’objectif est de créer un nouveau canal de distribution B2B, adapté aux produits alimentaires déclassés. De l’extérieur, nous menons une activité classique de grossiste mais, dans les faits, nous sommes confrontés chaque jour à des problématiques bien spécifiques aux produits que nous vendons : leur irrégularité et leur variabilité. Si nous ne sommes pas les seuls à récupérer ces produits écartés au stade de la production, les autres initiatives ne sont pas tellement plus récentes que la nôtre. Il y a par exemple des chaînes d’épicerie comme Nous Anti-Gaspi ou des paniers de fruits et légumes comme Bene Bono ou PimpUp, qui apportent aussi des débouchés pour ces produits.