Handicaps sociaux et avantages culturels :
Septembre 1964-septembre 2004 : l’essai de Bourdieu et Passeron Les Héritiers, les étudiants et la culture2 est vérifié
Septembre 1964-septembre 2004 : l’essai de Bourdieu et Passeron Les Héritiers, les étudiants et la culture2 est vérifié
Paris, septembre 1964 : Pierre Bourdieu rédigeait la conclusion de son essai : » La cécité aux inégalités sociales condamne et autorise à expliquer toutes les inégalités, particulièrement en matière de réussite scolaire, comme inégalités naturelles, inégalités de dons… « , et Denis découvrait les liens qui unissaient ses nouveaux camarades de l’X par leur lycée de prépa (Louis-le-Grand, Ginette…), leurs affinités culturelles (musique, théâtre…), religieuses (« talas « , israélites…), sportives (escrime, tennis…).
Né dans une famille pauvre de paysans de la montagne Noire du Tarn parlant l’occitan, il avait appris le français à l’école de son hameau : sa chance fut d’avoir comme premier instituteur un disciple de Freinet puis d’être proposé par un autre à l’examen d’entrée au collège de la sous-préfecture. Malgré un mauvais départ (5÷20 en maths en sixième), son professeur de maths en terminale insista pour l’orienter vers les classes préparatoires aux écoles d’ingénieurs dont ses parents ignoraient l’existence, et Denis intégra l’X en 3⁄2.
Fontainebleau, septembre 2004 : le quatrième des six enfants de Denis est admis à l’X, après l’aîné (1988), et le deuxième (1992), alors que le troisième a intégré l’ENSTA, et la cinquième l’ESSEC.
Il illustre une seconde fois les mécanismes d’héritage culturel et de choix tactiques d’éducation : même si huit déménagements géographiques ont jalonné sa vie professionnelle en France, il lui a suffi de scolariser ses enfants dans l’école la plus proche sans les aider pour leurs cours, de leur choisir l’allemand en première langue, et de les proposer à un lycée parisien de préparation aux grandes écoles.
Et pendant ces quarante ans écoulés, le taux d’enfants d’origine populaire dans Normale sup., X, ENA et HEC est passé d’environ 30 % au début des années cinquante, à moins de 10 % aujourd’hui3.
Inégalités génétiques et injustice sociale à la naissance : de quoi parlons-nous ?
L’équipartition à la naissance des dons potentiels devient injustice sociale si l’état pauvre ou riche de la famille éducatrice induit des handicaps ou avantages pour le parcours scolaire puis social des individus (sociale car c’est bien le système économique de notre société qui crée l’éventail des possessions de richesses et de pouvoirs) : nos réflexes humanistes veulent valoriser ces aptitudes gâtées dans un chemin d’apprentissage et de reconnaissance des capacités biaisé par des handicaps économiques et culturels.
La France avait corrigé cette injustice de l’Ancien Régime, l’abbé Grégoire demandait dès 1793 une école gratuite et obligatoire pour tous que Jules Ferry puis les » instituteurs soldats » de la IIIe république ont mise en œuvre4 ; et le recrutement dit » démocratique » des grandes écoles d’ingénieurs date de la fin du xviiie siècle : c’était un pas dans la bonne direction avec le pied gauche.
Les États-Unis d’Amérique, aux héritages culturels récents d’immigrants souvent contraints par la famine, ont suivi une autre voie : le parcours scolaire y est moins dépendant d’atouts culturels, et on y corrige les handicaps sociaux en favorisant des études supérieures avec l’exercice précoce d’un emploi pour les financer5 ; aucune limite d’âge n’y privilégie les bien nés. Gérer son avenir sans se soucier des échéances d’âge et en prenant la responsabilité de son destin, y conduit mieux certains tempéraments au prix Nobel, et d’autres à la création d’entreprises prospères : un pas dans la bonne direction avec le pied droit.
La France sait mal valoriser le vivier des potentiels et capacités d’initiatives de certains jeunes (combien de dirigeants cooptés de grandes entreprises françaises ont gagné leur vie en étudiant ? Einstein aurait-il intégré l’X ?) : ils sont orientés dans des filières professionnelles si peu considérées ! Heureusement parfois, les plus intelligents (souvent fils d’immigrants) deviennent artisans-entrepreneurs et révèlent leur potentiel de talents6 : nous avançons à cloche-pied !
Alors que faire ?
Les modestes mesures tardives de discrimination positive (Sciences Po Paris), ou de tutorat (ESSEC et projet de la conférence des grandes écoles)7 ont le mérite d’ouvrir un débat sur ces questions ; mais elles sont insuffisantes : les rapports du CERC8, de l’Institut Montaigne (« Think tank » libéral français)9, ou de la commission » Familles, pauvreté précarité « 10 confirment que la différenciation des devenirs scolaires commence très tôt.
Nous proposons :
• la réforme du processus éducatif des 3–13 ans : il portera sur le regard des enseignants vers les enfants de pauvres (avec le courage de la connaissance des ressources du nid familial) et la revalorisation de leur métier (avec un parcours les immergeant dans la vie économique, et plus de moyens). Ils détecteront ceux dont la conscience s’éveille très tôt, porteurs de dons et aptitudes pouvant être cultivés, arrosés et développés : le système des accompagnements économiques pour former des ingénieurs, médecins, chercheurs, enseignants, etc., s’adaptera de lui-même à cette détection ;
• un processus éducatif pour les 13- 18 ans inspiré de l’hybridation biologique, favorisant l’initiative personnelle et les travaux manuels (avec un appui économique pour les enfants de pauvres) : ceux privés de la promotion sociale permise par des études longues valoriseront leurs talents par d’autres chemins (que ceux du vedettariat du sport et du spectacle suggérés par les médias) incluant la création immédiate ou différée d’entreprise, et n’investiront plus leur intelligence dans des actions malveillantes contre la société qui n’a pas su reconnaître leurs aptitudes. L’initiative personnelle s’apprend en gagnant sa vie très tôt et doit être encouragée par le monde éducatif (afin que le monde professionnel soit familier au jeune étudiant), sans obstacle d’âge pour les diplômes.
Le premier processus engage les enseignants, et le deuxième engage les chefs d’entreprise et de services publics pour accueillir des jeunes aux parcours hybrides, il implique une attitude nouvelle des entreprises matures pour l’ensemencement des jeunes entreprises, afin de permettre à des talents de se révéler dans la création d’activités socialement utiles11 : l’Institut Montaigne précité peut trouver sa légitimité dans ce champ d’action.
C’est de la combinaison dialectique de ces deux processus éducatifs, en des moments différents de la vie d’un enfant devenant adulte, que naîtra un mouvement harmonieux pour gommer les handicaps sociaux, sans renier les héritages culturels dont notre pays de la vieille Europe est si fier : nous marcherons mieux avec un pied gauche et un pied droit !
Denis OULÈS (64)
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1. Groupe d’X de tous âges dont la charte et les dialogues sont sur http://polydees.free.fr
2. Collection » Le sens commun » aux Éditions de Minuit.
3. Part d’étudiants d’origine populaire (enfants de paysans, ouvriers, employés, artisans ou commerçants).
4. Les jeunes enseignants issus de l’immigration sont aujourd’hui dans la même voie : cf. » À l’école de la république « , Le Monde du 9/1/2005.
5. Un bon tiers des camarades d’université américaine d’un membre de Polydées gagnait sa vie en jouant ou enseignant la musique : au moins l’un d’eux a reçu un prix Nobel.
6. Cf. » L’élite » beure » mène le débat sur les minorités… hors des partis « , Le Monde du 20.2.2005.
7. Cf. Le Monde » La mixité sociale a du mal à s’imposer dans les grandes écoles « , 19.2.2004, et Les Échos » Grandes écoles et universités accentuent leur ouverture sociale « , 27.12.2004.
8. CERC : Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale. » Éducation et redistribution (2003) » et » Les enfants pauvres en France (2004) » : www.cerc.gouv.fr
9. Institut Montaigne : www.institutmontaigne.org Les oubliés de l’égalité des chances – Chap. 3.3, p. 211 à 239.
10. Avril 2005 : http://lesrapports.ladocumen
tationfrancaise.fr/BRP/054000264/0000.pdf
11. Cf. la réflexion » Entreprendre ? En entreprise, naturellement ! »
http://www.oules.com/essaimage.htm