Harmonies
L’homme qui n’a pas de musique en lui et qui n’est pas ému par le concert des sons harmonieux est propre aux trahisons, aux stratagèmes et aux rapines.
William Shakespeare, Le Marchand de Venise
Pour le profane, une musique, ce sont une mélodie et les harmonies qui la sous-tendent. Et même le contrepoint, qui superpose plusieurs lignes mélodiques distinctes souvent sans base harmonique, suggère à notre oreille des harmonies, en quelque sorte virtuelles. Et ce sont d’abord et avant tout les harmonies qui suscitent notre émotion, par leur richesse, par leur originalité, par leurs enchaînements.
Longtemps, les compositeurs ont utilisé moins d’une dizaine d’harmonies, toujours les mêmes, de Rameau à Brahms et Saint-Saëns. Et si l’on excepte quelques écarts de Mozart, puis Chopin, puis Liszt et Wagner, les vrais novateurs, ceux qui se sont attachés à créer des harmonies inédites, ont été Debussy, Ravel, Schoenberg (avant le dodécaphonisme) et leurs émules, et surtout Gershwin et les jazzmen comme Billy Strayhorn, Art Tatum, Bill Evans. D’autres, comme Richard Strauss et Kurt Weill, ont fait appel à la même palette limitée que les classiques mais ils ont innové dans l’enchaînement des harmonies.
Boccherini
Ophélie Gaillard, au violoncelle et à la direction du Pulcinella Orchestra, nous donne un aperçu de l’œuvre de Luigi Boccherini, compositeur génial et prolifique – des dizaines de sonates, de concertos, plus de cent quintettes : deux Concertos pour violoncelle (6 et 9), la Sonate pour violoncelle et pianoforte n° 2, la Symphonie n° 6 et, last but not least, le Quintette à cordes « La Musica Notturna delle Strade di Madrid » et le Stabat Mater pour soprano et quintette à cordes. Boccherini a composé l’essentiel de son œuvre dans la deuxième partie du XVIIIe siècle et il est considéré, cependant, comme un « baroque tardif ». Les harmonies sont celles du baroque, strictement… mais quelle inventivité mélodique et rythmique ! Le Quintette qui évoque la vie nocturne de la capitale espagnole est une pièce étrange, tourmentée, indescriptible, qui ne ressemble à aucune autre (et dont se sont inspirés Luciano Berio et Philippe Hersant). Le Stabat Mater associe à un quintette à cordes (avec contrebasse) une soprano, ici Sandrine Piau, à la voix d’une extrême richesse, totalement dépourvue de vibrato (prise de son exceptionnelle). Une découverte.
2 CD APARTE
Les Trios de Mendelssohn
Qui peut se vanter d’avoir écouté l’Andante du Trio n° 1 de Mendelssohn les yeux secs ? C’est que ce Mozart du XIXe siècle (dixit Schumann) a eu plus que tout autre le don des enchaînements d’harmonies et aussi celui des mélodies exquises, subtiles et cependant faciles à mémoriser. Les deux Trios, qui sont avec le dernier Quatuor le sommet absolu de son œuvre, viennent d’être enregistrés par le Trio Metral, composé des deux frères Joseph et Victor et de leur sœur Justine (au violoncelle). Contrairement à la tradition française de la distance, le Trio Metral a choisi de jouer « au premier degré » ces pièces tour à tour douloureuses, délicieuses, rageuses, nostalgiques mais toutes d’une infinie tendresse. Alors, si vous ne craignez pas d’être ému au-delà de la bienséance, laissez-vous aller : cette interprétation est pour vous.
1 CD APARTE
Georges Auric – Imaginées
Plus connu pour ses innombrables musiques de films (une centaine dont Le Sang d’un poète, Orphée, La Belle et la Bête, Le Mystère Picasso et aussi… La Grande Vadrouille), Auric aura été membre du groupe des Six, ami de Satie et Stravinski, suiveur de Berg et Prokofiev. Et sa musique « sérieuse » a la même élégance, la même simplicité, la même transparence que ses chansons les plus populaires (« Moulin des amours » pour le film Moulin Rouge de John Huston), alors qu’elle est infiniment créative en matière rythmique et… harmonique. Imaginées comprend six pièces instrumentales successivement pour flûte et piano, violoncelle et piano, clarinette et piano, chant et piano, piano seul, et un apogée, la sixième, pour ensemble instrumental, voix et piano. Erato réédite opportunément ces Imaginées dans un enregistrement de 1978 avec notamment Jean-Philippe Collard, Frédéric Lodéon, Michel Debost, le Quatuor Parrenin et la soprano Michèle Command. Un archétype de la musique française complexe mais claire, antiromantique, et qui fait appel moins à l’émotion de l’auditeur qu’à son intelligence. Le genre de musique que Satie aurait écrite, peut-être, s’il avait vécu cinquante ans de plus.
1 CD ERATO