HEC-Entrepreneurs : une pédagogie révolutionnaire

Dossier : La France a besoin d'entrepreneursMagazine N°549 Novembre 1999
Par Robert PAPIN

HEC-Entre­pre­neurs n’est juri­di­que­ment qu’une divi­sion d’HEC, char­gée d’enseigner un métier par­mi d’autres : celui d’entrepreneur. Mais elle est ouverte à une autre “ eth­nie ” que les élèves de 3e année d’HEC : 50 % de son effec­tif est consti­tué d’ingénieurs de grandes écoles.
C’est en 1977 que, au retour de Stan­ford et agréé comme pro­fes­seur de stra­té­gie dans la célèbre école de Jouy-en-Josas, j’ai fait accep­ter par la haute direc­tion cette nou­velle formule.
Nous avons démar­ré avec 40 élèves (20 HEC + 20 ingé­nieurs), nous en sommes à 64, et l’année pro­chaine 80…
La sco­la­ri­té ne dure qu’un an, mais, comme nous allons le voir, une année à haute densité.
Nous nous sommes inter­ro­gés suc­ces­si­ve­ment sur la notion même d’entrepreneur, sur la péda­go­gie la plus appro­priée, et sur l’environnement pro­fes­sion­nel de l’École.

Qu’est-ce qu’un entrepreneur ?

Nous ne limi­tons pas le vocable d’en­tre­pre­neur à la créa­tion d’en­tre­prise. La créa­tion est une étape de la vie de l’en­tre­prise où s’ex­prime sur­tout l’élé­ment psy­cho­lo­gique : la rage de réus­sir et sou­vent une revanche sur la Société.

Ce n’est pas la seule cir­cons­tance où se mani­festent les com­pé­tences « d’en­tre­pre­nant », c’est même une cir­cons­tance très par­ti­cu­lière où l’in­di­vi­du compte plus que l’é­quipe et où la réus­site se mesure essen­tiel­le­ment au nombre d’emplois créés.

Nous met­tons davan­tage l’ac­cent sur la reprise d’en­tre­prise, le redres­se­ment d’une exploi­ta­tion, la mise en œuvre d’une stra­té­gie et même la direc­tion en tan­dem avec un mana­ger senior. Car l’es­prit d’in­no­va­tion et l’af­fron­te­ment du risque se retrouvent dans toutes ces situations.

Une pédagogie par l’action en grandeur réelle

La for­ma­tion d’en­tre­pre­neurs capables d’in­no­ver n’est pas une affaire de théo­rie ni de recettes, c’est une affaire de pra­tique. Les can­di­dats à l’en­tre­pre­na­riat doivent être confron­tés en per­ma­nence à des risques et des défis réels. Seule la for­ma­tion-action a un véri­table impact, et notre inno­va­tion péda­go­gique doit être d’ap­por­ter un rac­cour­ci de l’ac­tion concrète.

Nous sommes per­sua­dés que la réus­site d’un chef d’en­tre­prise résulte davan­tage de ses qua­li­tés per­son­nelles que de ses connais­sances. En consé­quence, les cours dis­pen­sés sont très conden­sés et les notions étu­diées sou­mises immé­dia­te­ment à l’ex­pé­ri­men­ta­tion qui les valide.

Comme pour l’ap­pren­tis­sage de la nage, il faut plon­ger dans la réa­li­té de l’en­tre­prise : plus vite on met en appli­ca­tion ce qu’on apprend, mieux on per­çoit la réa­li­té des pro­ces­sus et plus vite on les maî­trise. Ceux qui sont pas­sés par cette for­ma­tion sont immé­dia­te­ment opé­ra­tion­nels, dans des dis­ci­plines variées, et très adap­tables à d’autres dis­ci­plines. Ils ont aus­si la matu­ri­té, l’hu­mi­li­té et la rigueur morale du pra­ti­cien, jugé sur ses résultats.

Une constellation de professionnels bénévoles autour de l’École

HEC-Entre­pre­neurs dis­pose d’un envi­ron­ne­ment de 250 enca­dreurs exté­rieurs qui per­mettent à ses élèves de vivre dans le réel. Ce sont des chefs d’en­tre­prise, des consul­tants, des magis­trats, qui sont moti­vés par l’in­té­rêt des mis­sions à pilo­ter – dont ils pro­posent eux-mêmes les pro­grammes -, et par les leçons que les jeunes inno­va­teurs, grou­pés par équipes de trois, vont leur donner.

L’in­dem­ni­té qu’ils reçoivent couvre juste les frais qu’ils engagent. Ils assurent le pilo­tage de la mis­sion sans ralen­tir leur acti­vi­té pro­fes­sion­nelle et pour ne pas perdre de temps ils hébergent l’é­quipe des trois étu­diants dans leurs propres locaux. Bien enten­du il y a un renou­vel­le­ment par­tiel tous les ans de ces enca­dreurs béné­voles, soit à leur ini­tia­tive, soit à celle de l’É­cole, en fonc­tion des résul­tats des opé­ra­tions qu’ils ont menées.

Une sélection selon des critères de personnalité

Nos élèves doivent assu­rer le finan­ce­ment de leur sco­la­ri­té : 40 000 F pour les élèves d’HEC, 75 000 F pour les ingé­nieurs. Cela n’empêche pas qu’il s’en pré­sente entre 300 et 400 chaque année ce qui nous laisse une large pos­si­bi­li­té de sélec­tion. L’âge moyen de nos can­di­dats (1÷3 filles, 23 gar­çons) est de 22 ans ; rares sont ceux qui ont eu une expé­rience en entre­prise dépas­sant quelques mois de « stage pratique ».

Nos cri­tères ne sont ni le pres­tige du diplôme ni l’é­ten­due des connais­sances, mais l’ap­ti­tude aux res­pon­sa­bi­li­tés d’en­tre­pre­neur, c’est à dire : la force de carac­tère, la volon­té de dépas­se­ment, l’es­prit d’é­quipe, la géné­ro­si­té dans l’ef­fort, la sim­pli­ci­té du contact humain.

Chaque can­di­dat passe devant deux com­mis­sions consti­tuées d’an­ciens élèves, très impré­gnés par l’es­prit de l’É­cole. Le rap­pro­che­ment entre les appré­cia­tions de ces deux jurys per­met de faire émer­ger les meilleurs. Nous don­nons néan­moins leur chance à quelques timides qui nous paraissent avoir un fort poten­tiel ; ils nous ont rare­ment déçus.

Les départs en cours d’an­née sont l’ex­cep­tion car nous veillons à la satis­fac­tion de nos élèves (c’est notre fonds de com­merce). Si un seul d’entre eux sor­tait mécon­tent de sa for­ma­tion, nous aurions le sen­ti­ment d’a­voir failli à notre mis­sion ; car notre but per­ma­nent est de sus­ci­ter l’en­thou­siasme des élèves et de les armer pour tra­cer leur che­min dans un uni­vers pro­fes­sion­nel en changement.

Une scolarité qui est un parcours du combattant sans répit

L’en­sei­gne­ment de HEC-Entre­pre­neurs consiste essen­tiel­le­ment en une suc­ces­sion de mis­sions réelles confiées aux élèves dans des entre­prises réelles. Il y assurent, par groupes de trois remo­de­lés d’une mis­sion à l’autre, des res­pon­sa­bi­li­tés effec­tives débor­dant leurs connais­sances théo­riques et récla­mant donc une volon­té de dépassement.

Le cycle com­plet com­porte 7 mis­sions dont on trou­ve­ra un résu­mé dans l’en­ca­dré ci-contre.

Le par­cours du com­bat­tant de l’étudiant

1e mission

Pro­jet de créa­tion d’en­tre­prise sur une idée appor­tée par le diri­geant enca­dreur. En fin de mis­sion le pro­jet est pré­sen­té à un jury de per­son­na­li­tés exté­rieures. Si le pro­jet est reca­lé c’est une expé­rience très humi­liante pour les élèves et pour le chef d’en­tre­prise pilote. Il s’a­git de vrais pro­jets pré­sen­tés à de vrais ban­quiers, qui acceptent ou refusent le financement.

2e mission

Pro­jet de redres­se­ment d’en­tre­prise en dif­fi­cul­té. Les étu­diants, épau­lés par des admi­nis­tra­teurs judi­ciaires, doivent pro­po­ser des solu­tions de redres­se­ment, de ces­sion, ou de liquidation.
Là aus­si, il est dif­fi­cile de gagner la confiance du jury et de pas­ser l’exa­men sans secousse.

3e mission

Pro­jet de trans­mis­sion d’une entre­prise en bonne san­té, avec diag­nos­tic de ges­tion, déter­mi­na­tion d’une four­chette de prix, et pro­po­si­tions de solu­tions aux pro­blèmes juri­diques, fis­caux, finan­ciers et de management.

4e mission

Mis­sion de « bras droit » d’un grand diri­geant d’en­tre­prise, mis­sion longue de dix semaines qui s’é­clate sou­vent en mis­sions indi­vi­duelles pour chaque membre du trio ; c’est un moyen pour le patron de voir à l’œuvre, de très près, ces jeunes espoirs, et de repé­rer ceux qu’il aurait envie d’embaucher ; ain­si les débou­chés de sor­tie d’é­cole se préparent.

5e à 7e missions

Ce sont des mis­sions pilo­tées par de grands consul­tants en situa­tion réelle, chez leurs clients. Mis­sions suc­ces­sives de conseil stra­té­gique, puis de vente sur le ter­rain, puis de plan de com­mu­ni­ca­tion, en liai­son avec des jour­na­listes et des cinéastes.

Après quoi, nos « cadets de West Point » sont aguer­ris. Ils sont allés jus­qu’à la limite de leur résis­tance phy­sique et morale, mais nous veillons à ce qu’au­cun ne craque.

Nous ne per­dons pas de vue que l’ob­jec­tif est péda­go­gique, les étu­diants doivent apprendre des choses impor­tantes, non anec­do­tiques, qui pénètrent en pro­fon­deur, dans leurs « tripes ». Notre petite équipe de pro­fes­seurs per­ma­nents – car il en reste quatre ou cinq – garde le contact avec chaque élève ; elle lui insuffle avant chaque mis­sion les idées clés qui lui seront néces­saires et recueille ses confidences.

Nous nous assu­rons par ailleurs que le pilote de la mis­sion, le plus sou­vent un chef d’en­tre­prise, n’a pas axé toute la mis­sion sur le pro­fit à en tirer pour lui-même. Sur ce point la séance finale devant le jury est un puis­sant moyen pour res­pon­sa­bi­li­ser les élèves.

Une tren­taine de diri­geants, d’ex­perts et de recru­teurs poten­tiels se mobi­lisent une jour­née entière pour consti­tuer ce jury. Dans cette jour­née, quinze équipes de trois étu­diants (géné­ra­le­ment une fille et deux gar­çons) viennent suc­ces­si­ve­ment pré­sen­ter le pro­jet qu’ils ont éla­bo­ré en quatre à six semaines sur le ter­rain. Chaque équipe dis­pose de vingt minutes pour sa pré­sen­ta­tion. Et la façon dont elle s’en tire révèle ses qua­li­tés de juge­ment, d’i­ma­gi­na­tion, de conjonc­tion et de combativité.

Les jurés sont tous des vieux rou­tiers du mana­ge­ment et de l’in­cer­ti­tude du busi­ness. Aus­si leurs ques­tions et leurs objec­tions fusent de toutes parts. J’en­cou­rage moi-même les inter­pel­la­teurs à ne pas s’at­ten­drir devant la jeu­nesse des exposants.

Il s’en­suit quel­que­fois des empoi­gnades ora­geuses avec le pilote de la mis­sion, tou­jours pré­sent. Cela aus­si est un bon appren­tis­sage de la dure­té des affaires.

L’essaimage de HEC-Entrepreneurs

Mal­gré sa bonne renom­mée auprès de ses élèves, et l’af­flux crois­sant des can­di­dats, HEC-Entre­pre­neurs a long­temps été consi­dé­ré comme une « expé­rience intéressante ».

L’i­dée d’en tirer, sinon un modèle, du moins une source de méthodes nou­velles à intro­duire dans les écoles exis­tantes n’est venue qu’en 1995, d’une école de « série B », l’É­cole des cadres (EDC), dont le contrôle venait d’être repris par Alain Domi­nique Per­rin, le pré­sident de Car­tier International.

Une promo d’Hec-Entrepreneurs avant l’exercice de parachutage.
Une pro­mo d’Hec-Entrepreneurs avant l’exercice de para­chu­tage, par­tie inté­grante de la formation.

De concert avec la nou­velle équipe de direc­tion, nous avons modi­fié en pro­fon­deur l’en­sei­gne­ment théo­rique, recru­té de nou­veaux ensei­gnants et intro­duit deux mis­sions par année d’é­tude. Le tonus de l’É­cole en a été trans­for­mé, et son titre devint École des diri­geants et créa­teurs d’entreprises.

Une deuxième inter­ven­tion très posi­tive a été faite à l’É­cole de com­merce du Havre grâce à la pré­sence d’un grand patron Hubert Raoul-Duval qui sur­mon­ta vaillam­ment les résis­tances au chan­ge­ment et qui est en train de faire de cette école un modèle pour les écoles de com­merce des grandes cités régionales.

La réforme de l’é­cole des Mines d’A­lès, impul­sée par son direc­teur avec le concours de HEC-Entre­pre­neurs, fait l’ob­jet d’un article très docu­men­té de Gérard Unter­naeh­rer dans le pré­sent numé­ro de La Jaune et la Rouge : c’est une grande pre­mière dans la famille des écoles d’in­gé­nieurs, que le minis­tère de l’In­dus­trie pro­jette d’é­tendre aux trente écoles d’in­gé­nieurs pla­cées sous son autorité.

Ces actions d’es­sai­mage font par­tie de l’ac­ti­vi­té « conseil et assis­tance » de HEC-Entre­pre­neurs. Cette acti­vi­té est des­ti­née à prendre de l’am­pleur, com­plé­men­tai­re­ment au déve­lop­pe­ment de l’École.

Nous ne nous cachons pas les freins à l’ex­ten­sion de nos modes de for­ma­tion révo­lu­tion­naires. Les freins sont liés au sta­tut des écoles et de leur corps enseignant

  • qua­si-gra­tui­té de l’en­sei­gne­ment qui ne met pas l’é­tu­diant lui-même en situa­tion d’investisseur,
  • sélec­tion par concours basé sur les connaissances,
  • dif­fi­cul­tés à mobi­li­ser un envi­ron­ne­ment de pro­fes­sion­nels qua­si béné­voles et à réunir les jurys,
  • ensei­gnants inté­grés ne pra­ti­quant pas l’al­ter­nance avec la vie d’en­tre­prise, et sou­vent plus moti­vés par la recherche que par la péda­go­gie active.

Mais le gâchis des for­ma­tions tra­di­tion­nelles est tel­le­ment évident, et les risques cou­rus, pour leur emploi et dans leurs car­rières, par les étu­diants qui y sont sou­mis s’an­noncent tel­le­ment sérieux que les for­mules nou­velles sont assu­rées de l’emporter. Cer­taines appli­ca­tions seront sans doute impar­faites ; mais la marge de pro­grès est tel­le­ment forte que même incom­plet le pro­fit est déterminant.

Poster un commentaire