HEC-Entrepreneurs : une pédagogie révolutionnaire
HEC-Entrepreneurs n’est juridiquement qu’une division d’HEC, chargée d’enseigner un métier parmi d’autres : celui d’entrepreneur. Mais elle est ouverte à une autre “ ethnie ” que les élèves de 3e année d’HEC : 50 % de son effectif est constitué d’ingénieurs de grandes écoles.
C’est en 1977 que, au retour de Stanford et agréé comme professeur de stratégie dans la célèbre école de Jouy-en-Josas, j’ai fait accepter par la haute direction cette nouvelle formule.
Nous avons démarré avec 40 élèves (20 HEC + 20 ingénieurs), nous en sommes à 64, et l’année prochaine 80…
La scolarité ne dure qu’un an, mais, comme nous allons le voir, une année à haute densité.
Nous nous sommes interrogés successivement sur la notion même d’entrepreneur, sur la pédagogie la plus appropriée, et sur l’environnement professionnel de l’École.
Qu’est-ce qu’un entrepreneur ?
Nous ne limitons pas le vocable d’entrepreneur à la création d’entreprise. La création est une étape de la vie de l’entreprise où s’exprime surtout l’élément psychologique : la rage de réussir et souvent une revanche sur la Société.
Ce n’est pas la seule circonstance où se manifestent les compétences « d’entreprenant », c’est même une circonstance très particulière où l’individu compte plus que l’équipe et où la réussite se mesure essentiellement au nombre d’emplois créés.
Nous mettons davantage l’accent sur la reprise d’entreprise, le redressement d’une exploitation, la mise en œuvre d’une stratégie et même la direction en tandem avec un manager senior. Car l’esprit d’innovation et l’affrontement du risque se retrouvent dans toutes ces situations.
Une pédagogie par l’action en grandeur réelle
La formation d’entrepreneurs capables d’innover n’est pas une affaire de théorie ni de recettes, c’est une affaire de pratique. Les candidats à l’entreprenariat doivent être confrontés en permanence à des risques et des défis réels. Seule la formation-action a un véritable impact, et notre innovation pédagogique doit être d’apporter un raccourci de l’action concrète.
Nous sommes persuadés que la réussite d’un chef d’entreprise résulte davantage de ses qualités personnelles que de ses connaissances. En conséquence, les cours dispensés sont très condensés et les notions étudiées soumises immédiatement à l’expérimentation qui les valide.
Comme pour l’apprentissage de la nage, il faut plonger dans la réalité de l’entreprise : plus vite on met en application ce qu’on apprend, mieux on perçoit la réalité des processus et plus vite on les maîtrise. Ceux qui sont passés par cette formation sont immédiatement opérationnels, dans des disciplines variées, et très adaptables à d’autres disciplines. Ils ont aussi la maturité, l’humilité et la rigueur morale du praticien, jugé sur ses résultats.
Une constellation de professionnels bénévoles autour de l’École
HEC-Entrepreneurs dispose d’un environnement de 250 encadreurs extérieurs qui permettent à ses élèves de vivre dans le réel. Ce sont des chefs d’entreprise, des consultants, des magistrats, qui sont motivés par l’intérêt des missions à piloter – dont ils proposent eux-mêmes les programmes -, et par les leçons que les jeunes innovateurs, groupés par équipes de trois, vont leur donner.
L’indemnité qu’ils reçoivent couvre juste les frais qu’ils engagent. Ils assurent le pilotage de la mission sans ralentir leur activité professionnelle et pour ne pas perdre de temps ils hébergent l’équipe des trois étudiants dans leurs propres locaux. Bien entendu il y a un renouvellement partiel tous les ans de ces encadreurs bénévoles, soit à leur initiative, soit à celle de l’École, en fonction des résultats des opérations qu’ils ont menées.
Une sélection selon des critères de personnalité
Nos élèves doivent assurer le financement de leur scolarité : 40 000 F pour les élèves d’HEC, 75 000 F pour les ingénieurs. Cela n’empêche pas qu’il s’en présente entre 300 et 400 chaque année ce qui nous laisse une large possibilité de sélection. L’âge moyen de nos candidats (1÷3 filles, 2⁄3 garçons) est de 22 ans ; rares sont ceux qui ont eu une expérience en entreprise dépassant quelques mois de « stage pratique ».
Nos critères ne sont ni le prestige du diplôme ni l’étendue des connaissances, mais l’aptitude aux responsabilités d’entrepreneur, c’est à dire : la force de caractère, la volonté de dépassement, l’esprit d’équipe, la générosité dans l’effort, la simplicité du contact humain.
Chaque candidat passe devant deux commissions constituées d’anciens élèves, très imprégnés par l’esprit de l’École. Le rapprochement entre les appréciations de ces deux jurys permet de faire émerger les meilleurs. Nous donnons néanmoins leur chance à quelques timides qui nous paraissent avoir un fort potentiel ; ils nous ont rarement déçus.
Les départs en cours d’année sont l’exception car nous veillons à la satisfaction de nos élèves (c’est notre fonds de commerce). Si un seul d’entre eux sortait mécontent de sa formation, nous aurions le sentiment d’avoir failli à notre mission ; car notre but permanent est de susciter l’enthousiasme des élèves et de les armer pour tracer leur chemin dans un univers professionnel en changement.
Une scolarité qui est un parcours du combattant sans répit
L’enseignement de HEC-Entrepreneurs consiste essentiellement en une succession de missions réelles confiées aux élèves dans des entreprises réelles. Il y assurent, par groupes de trois remodelés d’une mission à l’autre, des responsabilités effectives débordant leurs connaissances théoriques et réclamant donc une volonté de dépassement.
Le cycle complet comporte 7 missions dont on trouvera un résumé dans l’encadré ci-contre.
Le parcours du combattant de l’étudiant
1e mission
Projet de création d’entreprise sur une idée apportée par le dirigeant encadreur. En fin de mission le projet est présenté à un jury de personnalités extérieures. Si le projet est recalé c’est une expérience très humiliante pour les élèves et pour le chef d’entreprise pilote. Il s’agit de vrais projets présentés à de vrais banquiers, qui acceptent ou refusent le financement.
2e mission
Projet de redressement d’entreprise en difficulté. Les étudiants, épaulés par des administrateurs judiciaires, doivent proposer des solutions de redressement, de cession, ou de liquidation.
Là aussi, il est difficile de gagner la confiance du jury et de passer l’examen sans secousse.
3e mission
Projet de transmission d’une entreprise en bonne santé, avec diagnostic de gestion, détermination d’une fourchette de prix, et propositions de solutions aux problèmes juridiques, fiscaux, financiers et de management.
4e mission
Mission de « bras droit » d’un grand dirigeant d’entreprise, mission longue de dix semaines qui s’éclate souvent en missions individuelles pour chaque membre du trio ; c’est un moyen pour le patron de voir à l’œuvre, de très près, ces jeunes espoirs, et de repérer ceux qu’il aurait envie d’embaucher ; ainsi les débouchés de sortie d’école se préparent.
5e à 7e missions
Ce sont des missions pilotées par de grands consultants en situation réelle, chez leurs clients. Missions successives de conseil stratégique, puis de vente sur le terrain, puis de plan de communication, en liaison avec des journalistes et des cinéastes.
Après quoi, nos « cadets de West Point » sont aguerris. Ils sont allés jusqu’à la limite de leur résistance physique et morale, mais nous veillons à ce qu’aucun ne craque.
Nous ne perdons pas de vue que l’objectif est pédagogique, les étudiants doivent apprendre des choses importantes, non anecdotiques, qui pénètrent en profondeur, dans leurs « tripes ». Notre petite équipe de professeurs permanents – car il en reste quatre ou cinq – garde le contact avec chaque élève ; elle lui insuffle avant chaque mission les idées clés qui lui seront nécessaires et recueille ses confidences.
Nous nous assurons par ailleurs que le pilote de la mission, le plus souvent un chef d’entreprise, n’a pas axé toute la mission sur le profit à en tirer pour lui-même. Sur ce point la séance finale devant le jury est un puissant moyen pour responsabiliser les élèves.
Une trentaine de dirigeants, d’experts et de recruteurs potentiels se mobilisent une journée entière pour constituer ce jury. Dans cette journée, quinze équipes de trois étudiants (généralement une fille et deux garçons) viennent successivement présenter le projet qu’ils ont élaboré en quatre à six semaines sur le terrain. Chaque équipe dispose de vingt minutes pour sa présentation. Et la façon dont elle s’en tire révèle ses qualités de jugement, d’imagination, de conjonction et de combativité.
Les jurés sont tous des vieux routiers du management et de l’incertitude du business. Aussi leurs questions et leurs objections fusent de toutes parts. J’encourage moi-même les interpellateurs à ne pas s’attendrir devant la jeunesse des exposants.
Il s’ensuit quelquefois des empoignades orageuses avec le pilote de la mission, toujours présent. Cela aussi est un bon apprentissage de la dureté des affaires.
L’essaimage de HEC-Entrepreneurs
Malgré sa bonne renommée auprès de ses élèves, et l’afflux croissant des candidats, HEC-Entrepreneurs a longtemps été considéré comme une « expérience intéressante ».
L’idée d’en tirer, sinon un modèle, du moins une source de méthodes nouvelles à introduire dans les écoles existantes n’est venue qu’en 1995, d’une école de « série B », l’École des cadres (EDC), dont le contrôle venait d’être repris par Alain Dominique Perrin, le président de Cartier International.
Une promo d’Hec-Entrepreneurs avant l’exercice de parachutage, partie intégrante de la formation.
De concert avec la nouvelle équipe de direction, nous avons modifié en profondeur l’enseignement théorique, recruté de nouveaux enseignants et introduit deux missions par année d’étude. Le tonus de l’École en a été transformé, et son titre devint École des dirigeants et créateurs d’entreprises.
Une deuxième intervention très positive a été faite à l’École de commerce du Havre grâce à la présence d’un grand patron Hubert Raoul-Duval qui surmonta vaillamment les résistances au changement et qui est en train de faire de cette école un modèle pour les écoles de commerce des grandes cités régionales.
La réforme de l’école des Mines d’Alès, impulsée par son directeur avec le concours de HEC-Entrepreneurs, fait l’objet d’un article très documenté de Gérard Unternaehrer dans le présent numéro de La Jaune et la Rouge : c’est une grande première dans la famille des écoles d’ingénieurs, que le ministère de l’Industrie projette d’étendre aux trente écoles d’ingénieurs placées sous son autorité.
Ces actions d’essaimage font partie de l’activité « conseil et assistance » de HEC-Entrepreneurs. Cette activité est destinée à prendre de l’ampleur, complémentairement au développement de l’École.
Nous ne nous cachons pas les freins à l’extension de nos modes de formation révolutionnaires. Les freins sont liés au statut des écoles et de leur corps enseignant
- quasi-gratuité de l’enseignement qui ne met pas l’étudiant lui-même en situation d’investisseur,
- sélection par concours basé sur les connaissances,
- difficultés à mobiliser un environnement de professionnels quasi bénévoles et à réunir les jurys,
- enseignants intégrés ne pratiquant pas l’alternance avec la vie d’entreprise, et souvent plus motivés par la recherche que par la pédagogie active.
Mais le gâchis des formations traditionnelles est tellement évident, et les risques courus, pour leur emploi et dans leurs carrières, par les étudiants qui y sont soumis s’annoncent tellement sérieux que les formules nouvelles sont assurées de l’emporter. Certaines applications seront sans doute imparfaites ; mais la marge de progrès est tellement forte que même incomplet le profit est déterminant.