Henri Cuny (26) 1904–1999
Henri Cuny est le poète qui a réalisé une triple alliance avec l’action et la responsabilité, avec la science, avec la recherche d’une poétique rigoureuse et partagée.
Homme d’action, Henri Cuny le fut. À sa sortie de l’École polytechnique il est officier et sert au Maroc.
Nous sommes dans ce premier quart du siècle et Franz Kappus vient de publier les Lettres à un jeune poète que Rilke lui avait adressées alors qu’il était à l’Académie militaire de Wiener Neustadt et qu’il demandait avis et conseils au maître confirmé.
» Entrez en vous-même, écrivait Rilke, sondez les profondeurs où votre vie prend sa source. C’est là que vous trouverez la réponse à la question : devez-vous créer ? Il en sortira peut-être que l’Art vous appelle. Alors, prenez ce destin avec son poids et sa grandeur, sans jamais exiger une récompense qui pourrait venir du dehors. »
Tout se passe dans la vie d’Henri Cuny comme s’il avait entendu le message.
Il choisit l’aviation où il participe comme observateur et orienteur aux missions des équipages.
L’expérience de l’océan sillonné d’orages, du désert affronté, survolé, avec tous les risques de cette époque héroïque n’est pas sans évoquer en nous celle des pionniers de l’air mis en scène par Saint-Exupéry.
Chez Saint-Ex, au récit premier de l’aventure des hommes aux commandes des machines, succède le conte poétique du Petit Prince puis la réflexion aux multiples aspects d’où naîtra Citadelle.
Chez Henri Cuny, le poème jaillit d’abord de l’affrontement au réel. Le poème est action, se confond avec l’action.
Le poète confronte le monde réel avec sa conscience et son imaginaire.
Mais le point culminant, sans doute, de la démarche qui a orienté l’œuvre d’Henri Cuny est la rencontre fascinante et qui ne cesse aujourd’hui de hanter les chercheurs et les poètes, la relation qui peut se faire fusionnelle entre l’esprit scientifique et la création poétique.
Des vers de Lucrèce dans le De natura rerum jusqu’aux publications de Yves Coppens, de Trinh Xuan Thuan évoquant La mélodie secrète de l’Univers, et qui écrit » la beauté des choses est dans l’œil de celui qui les voit « , de Jean-Pierre Luminet, astrophysicien et poète, nous voyons bien la proximité des chemins.
Les voix sont unanimes à travers les disciplines et les siècles : le poème commence par le silence, l’attention, le regard, l’écoute. La recherche scientifique ne procède pas différemment. Et dans ce moment d’attention au monde, l’homme de science n’est pas non plus à court d’émerveillement.
Le mathématicien Henri Poincaré, au début du XXe siècle, écrivait dans La valeur de la Science :
» Le scientifique étudie la nature car il y trouve du plaisir parce que la nature est belle. » Il précise » Je parle de la beauté intime qui vient de l’ordre harmonieux des parties et qu’une intelligence pure est capable d’appréhender. »
Cette harmonie universelle du monde implique que tout ce qui se produit dans l’univers (cosmos) soit intelligible. Les mathématiques sont un instrument mais elles rencontrent sur ce terrain la philosophie et l’esthétique.
Henri Cuny, par sa formation scientifique du plus haut niveau, puis l’exercice de responsabilités concrètes, savait bien, à côté des connaissances indispensables, que la part est grande pour ce que Bergson nommait » l’imagination créatrice « .
Nul progrès humain, sans doute, sans cette inquiétude de l’esprit, sans cette interrogation permanente, sans hypothèses audacieuses.
Ce que, par commodité, on nomme souvent le rêve, chez le poète, n’est point vague rêverie, mais l’exercice d’une puissance imaginative qui part de l’acuité du regard et s’alimente par la rigueur de la pensée.
Ainsi le scientifique prenant à bras le corps le réel et le signe, la nature et l’esprit, le concret et le virtuel.
Ainsi le poète avec son double matériau – le sens et le son – (selon le vocabulaire de Valéry), souvent cité par Henri Cuny, la pensée et les mots, la pensée et le symbole.
Ainsi tout artiste. Et le peintre Manessier disait : » J’oscille continuellement du monde intérieur au monde extérieur. »
Ainsi le responsable dans la cité, et Henri Cuny le fut, en particulier lorsqu’il eut à animer la Prévention routière, soucieux en posant sa pierre de contribuer au bien commun, car il sait bien la solidarité indispensable de ses contemporains et des générations.
Ce bien commun, Henri Cuny le sait, ne peut transgresser les exigences de la justice et de la personne humaine. Aussi le personnage d’Antigone, tel qu’il apparaît chez Jean Anouilh, avec sa piété fraternelle, lui inspire un poème émouvant.
Action et poésie, science et poésie, mais nous trouvons aussi chez Henri Cuny une intense réflexion sur l’acte même de la création poétique et sur la forme qui doit le conduire et, s’il faut, le contraindre.
La rigueur du scientifique n’était sans doute pas étrangère à cette démarche qui le rapprochait des philosophes dont la pensée se tournait vers l’esthétique. Qu’est-ce que le beau ? Qu’est-ce que la poésie ?
Il s’agit d’ailleurs là du titre de l’important recueil, paru en 1989, avec une préface de Jacques de Bourbon-Busset, dans lequel il met en perspective un certain nombre de ses poèmes avec leurs commentaires.
Après Le Château des Muses (1994), anthologie où alternent poèmes et textes en prose, il est décisif, pour appréhender dans sa plénitude la pensée d’Henri Cuny, de lire le dernier ouvrage paru en 1998, La poésie et ses disputes - disputes, bien sûr au sens classique de discussion, dissertation – avec l’éblouissante préface du professeur Jean Bernard.
Complainte du troubadour
Je partirai vers ta demeure
Irréelle et bleutée à l’heure
Où la lune éclaire les joncs
Les bruyères et les donjons.
Je cueillerai quelque asphodèle
Des coquelicots, pêle-mêle
Et pour atteindre ton parvis
Je franchirai le pont-levis.
Alors, j’entr’ouvrirai la porte
Et je dirai » Vois, je t’apporte
De mes poèmes, les meilleurs
Et mon amour, avec ses fleurs. »
Mais j’ai jeté tous mes poèmes
Les fleurs des champs, les chrysanthèmes
Effrayant les cygnes blafards
Dans les douves aux nénuphars.
Henri CUNY
Un thème qui lui est familier est celui de » l’habit de lumière « .
Mais pour qui lit attentivement La poésie et ses disputes, que l’on ne s’y trompe pas, l’ouverture d’esprit d’un homme perpétuellement jeune est évidente.
Il ne souhaite pas pour le poème que l’habit de lumière soit un carcan.
Il demande un assouplissement des règles qui régissent le vers classique.
La poésie ne se réduit pas à l’efficacité du Discours de la Méthode.
Il y faut une part de mystère.
Descartes lui-même dit, en d’autres propos, que l’imagination fait sortir de notre esprit des semences de sagesse comme des étincelles de feu, avec plus de brillant même que ne peut le faire la raison. Ces étincelles, que le poète recueille éclairent un domaine de la connaissance, au-delà du sensible.
La seule exigence absolue est la clarté et il la justifie. Car si l’on voulait, en fin d’analyse, caractériser d’un mot la poésie d’Henri Cuny, il me semble que l’on pourrait la placer tout entière sous le signe de la générosité.
Générosité qui se dévoile dans l’un de ses ouvrages essentiels, Le Château des Muses. Allégorie d’un haut lieu placé sous le signe des filles d’Apollon, mais aussi Temple du Verbe, ce verbe qui, d’après saint Jean, est Dieu.
Attaqué de toutes parts, par les géomètres, les docteurs de la Loi, les partisans de ce qu’Henri Cuny nomme le » charabia « , puis reconstruit pierre à pierre, ce Temple de la Beauté abaisse finalement son pont-levis et devient » la Maison de tous « .
Générosité, car Henri Cuny est de ceux qui pensent que le poète n’écrit pas pour lui seul.
» Si le poème est création, le poète n’est pas le seul créateur. Dans le face à face solitaire du lecteur et de la page écrite, le poème devient l’œuvre commune du lecteur et du poète, vibrant à l’unisson. »
Il rejoint ainsi une grande tradition qui veut que le poème soit partage avec le lecteur ou l’auditeur, lorsque le poème est » dit « , écrit-il dans la préface à Quête de rêves, » le poème est recréé, et différemment par l’un, par l’autre « .
On le devine proche de Pierre Emmanuel qui, dans Le goût de l’Un, écrit :
» Je ne me prendrai pas à d’inanes rébus pour oublier l’énigme de l’être…
Le langage est affaire entre Toi et moi, non ma seule affaire. Béni soit l’autre par qui j’arrive à la vérité.
La poésie hermétique est un leurre du narcissisme malheureux.
Sous prétexte de pureté il détruit toute image du monde. »
Sur un autre registre, près de nous, Jean Rousselot n’est pas éloigné :
» Je n’écris pas pour étonner
Je n’écris pas pour me surprendre
Mais pour comprendre
Et pour donner. »
Si Henri Cuny s’est montré exigeant sur la forme du poème c’est certainement dans cette perspective de la communication, du partage, que dis-je, du don que le poète fait à son lecteur.
Don, dans lequel il y a joie. » Y’a d’la joie » écrit-il en titre d’un chapitre en prose du Château des Muses. Forme surprenante mais cri d’enthousiasme du poète comme du bâtisseur de cathédrale. Il y a de la joie à écrire et à partager un poème.