Henri Martre (47), grand stratège et grand patron
Henri Martre est décédé le 3 juillet 2018. Grand ingénieur, grand industriel, grand entrepreneur, grand serviteur de l’État, grand patriote, et grand visionnaire, il a marqué de son empreinte l’industie aérospatiale française.
J’ai eu la chance et le grand plaisir de travailler sous les ordres directs d’Henri Martre pendant plus de dix ans entre 1975 quand il était adjoint au Délégué ministériel pour l’armement et 1992 quand il était président directeur général de l’Aérospatiale.
De la promo 47, dont il était kessier, il sortit dans le corps des télécoms militaires, l’un des corps d’ingénieurs militaires qui formeront le corps de l’armement dans les années 60. Aimable, d’humeur toujours égale, il m’avait fortement impressionné par sa capacité d’analyse. Brillant conseiller à son cabinet, il pouvait vous arriver de sécher sur un dossier particulièrement rétif et pervers et alors vous alliez le voir pour lui expliquer la galère où vous étiez. Il écoutait soigneusement que vous ayez fini votre topo, sans manifester le moindre signe puis posait une question, puis une deuxième et là le monde s’éclairait, en dix minutes il avait décodé le sujet sur lequel vous aviez séché pendant des heures et des heures.
De la DMA à la DGA
Le Délégué, Jean-Laurens Delpech, homme de grande qualité, s’entendait fort médiocrement avec le ministre Yvon Bourges, pourtant lui aussi homme de très grande qualité, et il devenait plausible qu’il n’aille pas au-delà de son contrat de trois ans. Nous l’avons vu progressivement préparer son adjoint à lui succéder. Avec succès, puisqu’en 1977 le gouvernement nomma Henri Martre comme Délégué général pour l’armement, le titre était moins prestigieux mais la charge toujours aussi belle.
Et le corps de l’armement et tous ses ingénieurs furent très fiers de voir enfin l’un des siens choisi pour remplir cette très haute fonction.
La fin de la décennie 70 était difficile pour le budget de la Défense, qui n’arrêtait pas de décroître, malgré l’invention de lois de programmation militaire, toujours brillantes sur le plan de l’analyse stratégique, ambitieuses sur les moyens budgétaires qu’elles garantissaient mais qui n’étaient jamais respectées, parfois même dès le premier exercice.
Henri Martre resta six ans Délégué, malgré le bouleversement politique apporté par l’élection de François Mitterrand qui lui donna toute sa confiance… Et pendant ces six ans il fut bien sûr au cœur des décisions majeures sur l’équipement de nos forces. Quand il quitta sa fonction pour aller présider la SNIAS (Société nationale industrielle aérospatiale), il pouvait être légitimement fier de son œuvre.
À la tête de l’Aérospatiale
Il n’était pas du sérail aéronautique, mais à travers ses fonctions il avait pris goût à ce domaine et, malgré les défis colossaux qui l’attendaient, il avait fort envie de succéder au général Mitterrand atteint par la limite d’âge.
La SNIAS (nom pas très euphonique qu’elle portait à l’époque et qu’il changea très vite) était, en effet, en mauvais état. Résultat de la fusion en 1970 de Sud-Aviation, Nord-Aviation et de la Sereb, la SNIAS avait connu une décennie 70 difficile, en raison d’une organisation pas toujours bien adaptée (conseil de surveillance et directoire pendant quelques années), d’une intégration très lente à se mettre en place et surtout de l’échec de plusieurs programmes dont Concorde qui avait consommé beaucoup de moyens sans produire de chiffre d’affaires et Airbus qui avait énormément de mal à percer dans un marché de l’aéronautique civile mondiale, totalement dominé par les Américains.
Des choix structurants
Henri Martre allait se révéler à la fois grand organisateur, excellent gestionnaire et brillant stratège.
Une des caractéristiques de l’Aérospatiale était qu’elle ne maîtrisait qu’imparfaitement son destin car la majorité de ses programmes, qui étaient sa substance même, étaient réalisés en coopération européenne avec des partenaires qui avaient autant de droits qu’elle dans les décisions qui détermineraient son avenir. Il revenait donc à son président de choisir ses axes prioritaires et de faire en sorte de pouvoir les mettre en œuvre.
Ses choix les plus importants et les plus structurants furent le renforcement de l’alliance avec MBB (Messerschmitt-Bölkow-Blohm), la stratégie pour prendre le contrôle du marché européen de l’hélicoptère militaire à travers le programme Tigre et la création d’Eurocopter, et surtout le choix de l’aéronautique civile comme axe de développement prioritaire.
L’aventure Airbus
Et pourtant dans la décennie 80, il fallait avoir l’espoir chevillé au corps pour croire à un avenir brillant pour Airbus. Et on ne peut pas dire que l’actionnaire d’Aérospatiale ait fait preuve de beaucoup d’enthousiasme à ce sujet. D’autant plus que l’Aérospatiale, lourdement sous-capitalisée, avait obligatoirement besoin d’un soutien substantiel sous forme d’avances remboursables pour le développement des programmes. La décision de lancement de l’A 320 fut emportée de haute lutte et au forceps dans un conseil d’administration homérique de 1984. Le lancement du programme A 330–340 fut encore plus sportif malgré le soutien public du Premier ministre.
Mais Henri Martre y croyait, il y consacrait toutes les ressources de l’entreprise qu’il ponctionnait dans les autres divisions et il a réussi. Et là où MBB fit faillite et a dû être reprise par Daimler, Aérospatiale réussit.
Certains, dont je suis, pensent qu’Airbus doit incontestablement son succès à plusieurs personnages clés, mais que, sans Henri Martre, il ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui.
Un sens élevé de l’intérêt général
Son souci permanent de l’intérêt général l’a amené à s’investir dans de multiples missions. C’est ainsi qu’il a donné de son temps au GIFAS (Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales), d’abord comme président de 1990 à 1993 puis comme président honoraire. Il a également présidé l’Afnor de 1993 à 2002. Et n’oublions pas qu’il a présidé l’AX de 1986 à 1990, et lorsqu’il a été atteint par la limite du nombre de mandats, le CA de l’AX l’a nommé président d’honneur. Il a alors continué à beaucoup contribuer à l’association, a été assidu aux réunions du conseil, et a fortement participé aux initiatives et positions de l’AX.
J’ai un souvenir ému de « comex » où chacun de ses directeurs venaient exposer ses dossiers et faire le point de différentes affaires. Pendant que son interlocuteur parlait, Henri Martre était parfaitement concentré et ne manifestait pas le moindre signe d’approbation ou de désapprobation, ce n’était qu’une fois l’exposé entièrement terminé qu’on savait si le chef était d’accord ou pas et ce qu’il en pensait (et il était très rare qu’il n’ait pas déjà une opinion). Ce qui pour certains était parfois déroutant. Je me souviens, en particulier, d’un directeur de division, beaucoup plus commerçant et négociateur que technicien, qui avait, pendant son exposé, varié d’un bout à l’autre des options possibles à présenter, essayant désespérément de savoir vers laquelle penchait le chef.
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Un grand monsieur, assurément
Un grand monsieur, assurément !