Henri POINCARÉ : Des mathématiques à la philosophie
Thierry Paul : La première Soirée Poincaré 2012 s’intitule « La singularité Poincaré ». En quoi Poincaré était-il singulier ?
Thierry Paul : La première Soirée Poincaré 2012 s’intitule « La singularité Poincaré ». En quoi Poincaré était-il singulier ?
Gerhard Heinzmann : La singularité de Poincaré concerne plusieurs niveaux dont le premier est sans aucun doute son organisation mentale. Nous savons qu’il effectuait son travail souvent mentalement, qu’il ne suivait pas une marche linéaire, qu’il avait une curiosité presque universelle, qu’il était habitué à négliger les détails, qu’il n’avait aucune patience dans son travail, qu’il avait une prodigieuse facilité à tout pénétrer par lui-même de ce qu’une simple indication portait à sa connaissance.
Une seconde singularité est le fait que cette activité intellectuelle se faisait dans un environnement familial peu ordinaire : il y a non seulement les trois Académiciens, Henri, Raymond Poincaré et Emile Boutroux, mais également un autre cousin de Henri et frère de Raymond, Lucien, qui devint directeur de l’enseignement supérieur (1914) avant d’être désigné comme vice-recteur de l’Académie de Paris. Il y a Lucie Comon, une cousine germaine de Henri qui est l’épouse du chimiste Albin Haller, créateur de l’Institut de chimie de Nancy, puis professeur à la Sorbonne et également membre de l’Académie des sciences (1900). Il y a ensuite la famille de Louise Poincaré, épouse d’Henri et arrière–petite-fille d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, dont l’entourage disposait de nombreuses entrées dans la société parisienne.
La troisième singularité, la plus importante, concerne évidemment ses résultats qui sont l’expression d’une force de synthèse unique reliant des domaines tenus auparavant pour séparés (par exemple la théorie des équations différentielles et la théorie des groupes) ou mêmes pour exotiques (les géométries non-euclidiennes). Poincaré n’est pas seulement considéré comme le co-créateur de pans entiers des mathématiques et de la physique (topologie algébrique, théorie du chaos, relativité restreinte) mais également comme un philosophe des sciences qui a eu une grande influence sur l’épistémologie du 20e siècle. Il était enfin un administrateur et un organisateur des sciences au niveau national et international.
C’est sa comparaison des argumentations, sa conscience de la variabilité des théories et de la vulnérabilité de nos hypothèses les plus sûres qui caractérisent la pensée antidogmatique de Poincaré comme une pensée singulière.
T. P. : Poincaré a écrit beaucoup et donc très vite, et avait la réputation de ne pas se relire. Cette réputation est-elle fondée et que nous apprennent les manuscrits de Poincaré ?
G. H. : En effet, plusieurs éléments du fonds des Archives Poincaré semblent confirmer cette réputation comme règle générale : Poincaré ne se donne souvent pas la peine de dater ses lettres, il lui arrive de demander à son correspondant de lui rappeler des expressions qu’il avait utilisées dans des lettres précédentes (lettre à Darwin ca. 08–12.08.1901) ; Hermite lui conseille dès 1881 de s’exprimer avec plus de clarté (lettres de février et mars 1881), Mittag-Leffler lui demande de prendre en compte les travaux de Weierstrass (lettre du 22 mai 1881) et Klein les siens (12 juin 1881). Quant à son mémoire soumis (1888) au prix publié à l’occasion du soixantième anniversaire du roi de Suède, Oscar II, Mittag-Leffler l’ami de Poincaré à Stockholm, ne cache pas le fait que les démonstrations de Poincaré lui paraissent incomplètes ou un peu rapides : « Vous omettez très souvent les démonstrations des théorèmes généraux et très difficiles ou vous donnez des indications tellement courtes qu’il faut se tourmenter pendant des jours avant qu’on parvient à mesurer au juste la profondeur de vos idées » (Lettre de ML à Poincaré du 15 novembre 1888). En 1901, Poincaré envoie à Mittag-Leffler sa vita en lui demandant de bien vouloir procéder à quelques vérifications.
D’un autre côté, les révisions et suppléments répétés que Poincaré rédige non seulement de ses articles sur les fonctions fuchsiennes ou sur des sujets de topologie, mais également de ses livres, montrent aussi — au-delà d’une vitesse de production accompagnée d’une certaine négligence — son souci de scientifique d’examiner lui-même tous les arguments et de procéder à une révision dès que sa compréhension l’exige. Ainsi, par exemple, lorsqu’il ajoute à la seconde édition de La Science et l’hypothèse un passage (p. 281) concernant son erreur par rapport à l’évaluation des expériences de Crémieu (passage qu’il rayera de nouveau dans les éditions postérieures) : « L’édifice de l’électrodynamique semblait, au moins dans ses grandes lignes, définitivement construit ; cette quiétude a été récemment troublée par les expériences de M. Crémieu qui, un instant, ont semblé contredire le résultat autrefois obtenu par Rowland. Les recherches nouvelles ne les ont pas confirmées, et la théorie de Lorentz a subi victorieusement l’épreuve » (voir S. Walter et al. « La correspondance entre H.P. et les physiciens », 132).
T. P. : Le mathématicien Poincaré a longtemps eu l’image d’un mathématicien (bien que souvent non rigoureux) révolutionnaire alors que l’homme Poincaré avait la réputation d’être conventionnel. Qu’en est-il ?
G. H. : Il est vrai que l’homme Poincaré n’inspire pas les biographes de la même manière qu’Einstein ! Les causes sont multiples : sa carrière se déroule entièrement à Paris, sa vie professionnelle est sans heurts majeurs, sa vie familiale est bien bourgeoise et organisée pour lui (le 15 avril 1881 il donne une conférence à Alger, le 20 il se marie à Paris), son extérieur ne prête pas à scandale, il redoute toute exagération. Par le simple fait que le cousin germain Raymond Poincaré fut Président de la République pendant la Première guerre mondiale, la chronique familiale des Poincaré est devenue une affaire publique, et le biographe semblait jusqu’à très récemment être contraint de consacrer l’essentiel de ses réflexions à l’œuvre scientifique de Henri. C’est surtout ce dernier point que les recherches menées depuis une vingtaine d’années aux Archives Henri-Poincaré ont mis en question. Pour avoir une image plus complète de l’homme des sciences, il faut prendre en compte ses liens familiaux, ses réseaux scientifiques et philosophiques, ses responsabilités administratives et scientifiques au bureau des Longitudes, au conseil de l’Observatoire, comme directeur de l’Académie Française, président de l’Académie des Sciences, de la commission du Répertoire Bibliographique des Sciences mathématiques, de la Société mathématique de France, de la Société française de physique, son engagement dans les réformes de l’enseignement à son époque, ses écrits pédagogiques, son apport à la révision du procès de Dreyfus, son activité comme rapporteur et comme directeur de thèse etc.
T. P. : Qu’a de particulier la « carrière » académique de Poincaré ?
G. H. : En disant que sa vie professionnelle se passait sans heurts majeurs, je ne voulais pas dire qu’il ressemblait à une fleuve tranquille. Il y a avait d’abord la décision de préférer l’Ecole Polytechnique à l’Ecole Normale. Une fois sorti des Mines, on a parfois l’impression que son entourage s’occupait autant de sa carrière que lui-même : on s’active pour qu’il soit nommé Ingénieur des Mines à Vesoul et n’ait pas à partir en Algérie ; dès février 1881, Hermite le place sur la liste des candidats à l‘Académie des Sciences où il entre à 32 ans (1887) avec une Notice sur les travaux scientifiques comportant alors 75 pages. Sa belle-famille mobilise ses relations pour qu’il soit maître de conférences à Paris (1881) ; ce n’est que grâce au soutien énergique de Hermite que le mathématicien Poincaré succède, en 1886, à Gabriel Lippmann à la chaire de Physique mathématique et calcul des probabilités de la faculté des Sciences de Paris, promotion qui l’incite à ouvrir un nouveau champ de publication et d’enseignement : Théorie du Potentiel, Théorie mathématique de la Lumière, Théorie de Maxwell, Thermodynamique, Capillarité… En 1893, il est nommé Ingénieur en chef des Mines, bien que ce cumul d’activités soit jugé problématique par le directeur de l’enseignement supérieur au ministère de l’Instruction publique, Louis Liard. Devenu entretemps professeur d’Astronomie mathématique et de Mécanique céleste de la Faculté des sciences de Paris (1896) et professeur d’électricité théorique à l’École professionnelle supérieure des Postes et des Télégraphes, à Paris (1902), Poincaré se propose en 1904 d’occuper sans salaire la chaire d’astronomie générale à l’École Polytechnique, menacée de suppression. Il en démissionne en 1908.
Henri Poincaré est élu à l’Académie Française en 1908 au fauteuil de Sully Prudhomme. Si méritée qu’elle ait été, cette élection ne fut pas exempte d’arrière-pensées politiques. Voyant d’un fort mauvais œil la candidature éventuelle de Raymond Poincaré à un fauteuil d’Académicien, l’opposition de droite, par l’intermédiaire du Comte d’Haussonville, fit élire Henri, convaincue qu’il ne pourrait y avoir deux membres de la même famille au sein de l’Académie Française. Ce fut une erreur : son cousin y fut également élu en 1910, au fauteuil d’Émile Gebhart. Autre péripétie : l’année où Poincaré fut candidat, son beau-frère, le philosophe Émile Boutroux, l’était également. Poincaré visait initialement le siège laissé vacant par Marcellin Berthelot, tandis que Boutroux visait celui de Sully Prudhomme. Suite aux conseils avisés des académiciens, Poincaré reporte sa candidature sur le siège de Sully Prudhomme. Pierre Loti l’avise alors qu’il ne votera pas pour lui : « Hélas ! Ce changement vous fait vous présenter contre mon ami Jean Aicard et il me sera impossible de l’abandonner. Ce sera pour moi un vrai regret de ne pas vous donner ma voix, mais j’espère que vous voudrez bien le comprendre et que vous me pardonnerez ». La lettre de Barrès est ambiguë : « Je me suis posé pour règle de ne pas m’expliquer sur mon vote et je vous prierais de me permettre de me tenir à ce principe. Mais je veux au moins vous dire que je connais l’honneur que ce me serait d’être le confrère du plus éminent mathématicien de ce temps ». Émile Boutroux fut reçu à l’Académie Française en 1914.
L’obtention du prix du roi de Suède (1889) fait de Poincaré une personnalité publique semblable aujourd’hui à un lauréat du prix Nobel (l’erreur commise n’y change rien et à juste titre !). Bien qu’il proposae dès 1902 plusieurs collègues avec succès au Nobel (Hendrik Antoon Lorentz en 1902, Henri Becquerel, Pierre et Marie Curie en 1903), il ne l’a jamais obtenu lui-même. De 1904 à 1912, Darboux, Becquerel, Painlevé, Michelson, Volterra, Lorentz, Zeeman, Bouty et Mittag-Leffler, qui use de toute son influence de « local » pour promouvoir la physique mathématique, proposent tour à tour Poincaré, en vain. Non pas que l’on ait quelque doute sur la valeur de son œuvre en physique mathématique, mais les « vrais physiciens » expérimentalistes craignent une perte d’influence en cas d’élargissement du domaine à l’astronomie ou à la physique mathématique.
T. P. : Poincaré était-il philosophe ?
G. H. : Je partage avec Karl Popper le jugement que Poincaré est l’un des plus grands philosophes des sciences. N’est-ce pas un jugement excessif ? Où est son œuvre philosophique ? Ne s’épuise-t-elle pas dans quatre à cinq recueils d’articles ? Comment le comparer à d’autres savants dont les noms évoquent, sans aucun doute, le prédicat de « très grand philosophe » tels que Locke, Comte, Peirce, Bergson, Russell ou Quine ?
Tout dépend évidemment de ce que l’on entend par « philosophe » et quels problèmes il est censé de résoudre. Sous l’aspect de la théorie de la connaissance, qui intéresse Poincaré, je propose la réponse suivante : le philosophe devrait
• inventer les présuppositions conceptuelles qui sont à la base de nos connaissances scientifiques et
• clarifier cette activité dans sa forme symbolique.
Or, à première vue, trois positions s’opposent à cet égard en philosophie : le scepticisme, l’idéalisme et le réalisme. Selon le premier, l’apparence est la seule réalité. Selon l’idéalisme, nous ne connaissons que la chose saisie dans l’esprit. Finalement, selon le réalisme, les objets physiques sont les causes de nos apparences et l’acte de saisir est bien différent de l’objet saisi. On peut argumenter que les trois positions classiques ont échoué de fonder d’une manière convaincante la robustesse (vérité) scientifique à partir des critères métaphysiques ou empiriques totalement séparés de la pratique de la science.
Je crois que Poincaré a donné au début du XXe siècle une contribution originale à cette situation philosophique actuelle. D’une manière schématique, elle consiste dans l’invention d’un processus à travers 4 étapes :
1. en concordance avec la maxime sceptique et empirique, la construction de la réalité est à effectuer à partir de sensations ; la construction doit être guidée par l’expérience ;
2. en concordance avec le point de vue idéaliste, l’expérience n’est pas suffisante, mais n’est que l’occasion de prendre conscience de certaines catégories de l’esprit avec lesquelles il faut accorder par décision (convention) notre expérience.
3. en concordance avec le point de vue réaliste, on peut y inférer (il faut présupposer) l’existence de relations comme seul objet scientifique. Les relata restant par contre inaccessible à la connaissance humaine.
4. le développement scientifique et la « prédiction » servent comme arbitrage supplémentaire de la pertinence des conventions choisies.
Pour conclure, disons que la philosophie de Poincaré ne se trouve pas explicitée en tant que théorie mais est seulement accessible à travers l’étude de ses analyses scientifiques.