Henri Poincaré et la relativité
La communication de Christian Marchal (58) dans La Jaune et la Rouge d’août-septembre 1999 nous fait revivre les débuts de la théorie de la relativité, et nous incite à quelques réflexions sur la perspective qu’en présente un recul de près d’un siècle ; d’abord à nous poser cette question : quel a été le rôle d’A. Einstein, dans la fondation de la théorie de la relativité restreinte, à côté de H. A. Lorentz avec sa transformation et de Minkowski avec le formalisme quadridimensionnel – tous deux précédés par Henri Poincaré ?
Einstein a considéré que les lois expérimentales des phénomènes électromagnétiques font toutes intervenir la vitesse relative de deux éléments (circuits, particules ou charges électriques, aimants), et non pas la vitesse de ces éléments par rapport à un référentiel absolu. En conséquence, c’est par leur nature même que ces phénomènes restent identiques dans tous les référentiels inertiels, ou autrement dit, que le principe de relativité leur est applicable. En particulier, c’est ce principe qui entraîne la constance et l’isotropie de la vitesse des ondes par rapport à tous ces référentiels, sans qu’il soit nécessaire d’imaginer comme Fitzgerald et Lorentz que l’éther contracte les longueurs en mouvement par rapport à lui.
Pour Einstein, ce principe de relativité, extrapolé comme postulat à tout phénomène physique, doit prévaloir, même contre des idées universellement considérées comme évidentes. Ceci justifie et impose de reconstruire la mécanique et la physique sur des fondements renouvelés en accord avec ce principe. Effectivement le principe de relativité entraîne la réciprocité de la transformation de Poincaré-Lorentz, et l’introduction du facteur qui l’assure, soit :
À cause de ce facteur, les longueurs et les durées dépendent du mouvement relatif d’un observateur et des objets observés, et ainsi, ne sont plus des grandeurs intrinsèquement définies. Mais, selon Einstein, ce fait ne s’oppose à aucune loi scientifique, à aucun fait expérimental, seulement aux idées professées par les philosophes d’un espace et d’un temps, cadres nécessaires et préalables à toute connaissance1, idées qu’il juge néfastes pour le progrès de la pensée scientifique. Cette affirmation que temps et espace absolus définis « a priori » n’ont pas de valeur scientifique était exposée au début de l’ouvrage de vulgarisation d’Einstein sur la relativité restreinte (du moins, dans les premières éditions)2. Cette idée essentielle est aussi celle qui a provoqué le plus d’oppositions à la nouvelle théorie, et elle a été inspirée par Henri Poincaré.
C’est dans La Science et l’Hypothèse, ouvrage cité fort à propos par C. Marchal qu’il analyse la construction de l’idée d’espace3 : celle-ci provient d’abord de la vision de corps solides et de leurs déplacements ; un observateur peut compenser le déplacement sans déformation d’un objet en se déplaçant lui-même de façon à retrouver la vision qu’il en avait avant le déplacement de cet objet. Les sensations musculaires corrélatives de l’observateur contribuent à lui donner l’intuition d’espace. H. Poincaré établit ainsi l’origine expérimentale de la notion d’espace, ce qui justifie l’affirmation d’Einstein. Il montre en même temps que cette notion est nécessairement liée à des objets – idée considérée souvent comme « relativiste ». Pour le physicien, en dehors de corps qui puissent donner lieu à des observations et à des mesures, rien n’a une signification objective.
Henri Poincaré a également analysé la définition du temps dans La Valeur de la Science. Il y prend comme exemple l’accélération de certains phénomènes, notamment astronomiques. Ce fait est normalement attribué à un ralentissement de la rotation diurne de la Terre, prise comme référence chronométrique. Selon H. Poincaré, on pourrait cependant conserver sans correction cette rotation comme horloge, mais alors la mécanique serait bien plus compliquée. Une horloge n’est pas plus valable qu’une autre : elle est plus « commode« 4. En somme nous ne « mesurons » pas le temps, donnée subjective : nous référons par simultanéités successives les instants d’un phénomène, à un autre phénomène, que nous appelons « horloge« 5.
En définitive, il n’y a pas d’espace, il n’y a pas de temps : il y a seulement des longueurs ou des distances, et il y a des horloges – ou, plus exactement, des mesures de longueur ou distance, et des lectures d’horloges.
Ces considérations relèvent de la méthode suivie, sur divers problèmes, par Henri Poincaré, dans ses ouvrages philosophiques, méthode qui vise à marquer nettement la frontière entre le domaine du scientifique, donc expérimental et du « métaphysique« 6. Elles libèrent les concepts d’espace et de temps des idées classiques, et ainsi, comme l’a vu Einstein, elles se situent bien à la base de la relativité.
En effet, si l’on ne dispose pas d’un moyen de transmission instantanée de l’information, les mesures des longueurs et celles des durées ne peuvent pas être définies indépendamment les unes des autres. La vitesse des ondes intervient pour synchroniser les horloges liées à des points différents de chaque référentiel inertiel. Et la mesure d’une longueur d’un référentiel dépend, pour chaque autre référentiel, de la définition de la simultanéité des instants de visée des deux extrémités. Cependant, grâce à l’isotropie de la vitesse des ondes, l’introduction de celle-ci, précisée par la transformation de Poincaré-Lorentz, aboutit à une vision cohérente de l’Univers.
L’influence de ces idées fondamentales de H. Poincaré est peut-être plus importante que la chronologie des étapes de l’élaboration de la théorie.
____________________________________
1. À titre d’exemple, Kant : « L’intuition de l’espace se trouve en nous a priori, c’est-à-dire antérieurement à toute perception d’un objet. » Newton : « L’espace absolu indépendant, par sa propre nature, de toute relation avec des objets extérieurs, demeure toujours immuable et immobile. »
2. Ces prémisses n’ont pas été reprises dans la plupart des ouvrages de vulgarisation parus vers 1920, parce que peu compréhensibles ou « trop relativistes ». L’exception est le livre de l’astronome C. Nordmann, dont le premier chapitre traite du temps et de l’espace selon H. Poincaré, et mentionne les apports de celui-ci à la théorie de la relativité.
3. La Science et l’Hypothèse, 22e éd., 1917, chapitre IV, pages 76–79.
4. La Valeur de la Science, 36e éd., 1932, chapitre II‑V.
5. On peut même imaginer un temps très différent du temps classique ; c’est ainsi que Lecomte du Nouy a proposé pour les êtres vivants un temps dont l’unité serait proportionnelle à la durée écoulée depuis la naissance, donc un temps logarithmique.
6. Ce qui rappelle un article remarquablement clair, paru autrefois dans La Jaune et la Rouge sous la signature de Pierre Naslin (39), » Physique et Métaphysique « . Y sont mis en évidence les domaines inclus les uns dans les autres de la pensée, de la perception du monde extérieur, et de la connaissance scientifique.