Henri Poincaré : une contribution décisive à la Relativité
Résumé
Les équations électromagnétiques de Maxwell et les vieilles notions newtoniennes de temps absolu et d’espace absolu étaient contradictoires avec l’impossibilité de la détection du mouvement absolu de la Terre.
Cette situation conduisit Henri Poincaré à considérer que le temps absolu, l’espace absolu et « l’éther » correspondant sont artificiels et n’existent pas réellement. Les modifications des systèmes de références inertiels ne suivent pas les règles de Galilée mais celles de la transformation de Lorentz, lesquelles peuvent être déduites du principe de relativité de Poincaré de 1904.
Malheureusement la santé de Poincaré était mauvaise ; il devint cancéreux en 1909 et mourut en 1912. Il est heureux que son travail de pionnier ait été poursuivi par Einstein qui popularisa la Relativité.
Pour quelles raisons Poincaré est-il si ignoré et Einstein si célèbre ? Essentiellement à cause des divisions et des oppositions de la société française. Les physiciens refusaient d’admettre que Poincaré, ce prodigieux mathématicien, était aussi l’un d’entre eux… et sa parenté avec son cousin germain Raymond Poincaré, homme politique de premier plan, n’était pas faite pour calmer les esprits.
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La théorie de la Relativité est le résultat d’une très longue maturation des connaissances et des idées de l’humanité confrontée aux propriétés de la matière, de l’énergie, de l’espace et du temps.
Commençons avec l’état de cette confrontation dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Les cinq principaux éléments sont alors les suivants.
1. La relativité galiléenne
Pendant des siècles on a cru que la force était proportionnelle à la vitesse : vous poussez sur un objet et il se déplace, vous cessez de pousser et il s’arrête. Il faut des observations difficiles et une réflexion poussée sur les frottements pour comprendre qu’en l’absence de force le mouvement reste rectiligne et uniforme (Galilée, Descartes) et que la force est proportionnelle à l’accélération (Newton).
Le motif réel de Galilée était la compréhension du mouvement orbital de la Terre : celle-ci ne perd pas son atmosphère et ses océans le long de son orbite ! Galilée avait besoin de ce que nous appelons aujourd’hui la relativité galiléenne : « Une expérience de mécanique donne les mêmes résultats dans un laboratoire fixe et dans un laboratoire en mouvement rectiligne et uniforme », soit en termes pratiques : vous pouvez boire votre café comme d’habitude aussi longtemps que votre avion vole d’un mouvement rectiligne et uniforme sans être secoué par le vent…1
2. Le mouvement de la Terre
Copernic et Galilée n’avaient pas de preuves physiques du mouvement de la Terre et c’est pourquoi Copernic présentait son travail comme une hypothèse tandis que Galilée était plus affirmatif. Fort heureusement, au milieu du XIXe siècle, ce mouvement était fermement établi sur ses trois preuves classiques : l’aberration des étoiles (Bradley, 1727), la parallaxe des étoiles (Bessel, 1840) et le pendule de Foucault (1851).
3. Le temps absolu ou « newtonien »
Tempus absolutum verum et mathematicum…
« Le temps absolu, vrai et mathématique, par sa nature même indépendant de toutes les autres grandeurs, coule uniformément et sera désigné par le mot durée.
Le temps relatif, apparent et vulgaire, est la mesure, plus ou moins précise, subjective et toute extérieure, de la durée par les mouvements des astres, dont on se sert habituellement au lieu du vrai temps, comme l’heure, le jour, le mois, l’année. » (Newton, Philosophia Naturalis Principia Mathematica, 2e édition, Cambridge, 1713).
À l’époque de Newton, et même deux siècles plus tard, aucune horloge n’était capable de révéler les petites différences liées aux effets relativistes. Il était donc très naturel de supposer l’existence du « temps absolu », ce paramètre essentiel de tant de lois physiques, et la définition newtonienne apparaissait alors essentiellement comme un avertissement : « attention, la rotation de la Terre n’est peut-être pas tout à fait régulière ».
4. L’espace euclidien absolu et la notion de force
La loi de l’inertie : accélération = force/masse est valable seulement dans les référentiels « galiléens » ou « inertiels » qui ne tournent pas et dont les mouvements relatifs sont rectilignes et uniformes.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle les géométries non-euclidiennes de Lobatchevsky, Bolyai et Riemann étaient considérées comme des curiosités mathématiques sans grand intérêt et chacun considérait l’espace physique comme euclidien.
Le fantastique succès de la théorie newtonienne de l’attraction universelle confortait toutes ces notions. Cette théorie ne conduisait-elle pas à une description remarquablement précise des mouvements planétaires et n’avait-elle pas permis la découverte de Neptune (1846) après les longs calculs de Leverrier et d’Adams ?
En 1850, toutes les lois de la mécanique étaient en accord avec la relativité galiléenne, elles étaient conservées par les transformations ordinaires de référentiels galiléens, par exemple par l’expression classique :
(1) x1 = x – Vt : vitesse V constante du second référentiel par rapport au premier.
y1 = y ; z1 = z ; t1 = t : temps absolu.
5. Les équations de l’électromagnétisme (Maxwell 1864)
Les équations de Maxwell représentent un progrès majeur de la connaissance de la matière, sans doute un progrès aussi important que celui de la loi de l’attraction universelle. Elles sont cependant la source des difficultés : elles ne sont pas conservées dans les transformations galiléennes des référentiels.
Considérons leur expression la plus simple dans le vide. Le vecteur champ électrique E et le vecteur induction magnétique B sont liés par les quatre équations suivantes :
(2) div E = 0 ; div B = 0 ;
rot E = – ∂ B / ∂ t ; rot B = μoεo ∂ E / ∂ t
avec :
μo = perméabilité magnétique du vide = 4π.10-7 Henry par mètre.
εo = permittivité du vide = 8,854 188 X 10-12 Farad par mètre.
Les solutions les plus simples sont les ondes planes, par exemple celles se propageant dans la direction de Ox :
| u = x – ct ; avec c = (μoεo)-1/2 = 299 792 458 m/s
(3) | E = [ 0, cf (u) , cg (u) ] ; B = [ 0, – g (u), f (u) ]
| f (u) et g (u) sont des fonctions continûment dérivables arbitraires.
Donc, dans le système de référence Oxyzt approprié dans lequel les équations (2) de Maxwell sont valables, les ondes planes se déplacent avec la vitesse c, la vitesse des ondes électromagnétiques. Cette vitesse fut aussi reconnue comme la vitesse de la lumière après les expériences de Hertz sur les similitudes entre lumière et électromagnétisme.
Malheureusement la transformation galiléenne (1) ne conserve pas la vitesse c ; nous devons donc choisir entre les deux possibilités suivantes :
a) ou bien les équations de Maxwell sont rigoureuses par rapport à un référentiel particulier Oxyzt et seulement approchées dans les référentiels en mouvement lent (comme ceux de nos laboratoires terrestres) ;
b) ou bien les équations de Maxwell sont rigoureuses pour tous les systèmes de référence inertiels et la relativité peut être étendue de la mécanique à l’électricité et à l’optique. Mais il y a un prix à payer : les notions de temps et d’espace absolus doivent être abandonnées car elles sont contradictoires avec l’invariance de la vitesse de la lumière.
Le temps absolu newtonien semblait si évident que l’hypothèse a) fut immédiatement adoptée. Le référentiel hypothétique Oxyzt prit une consistance concrète avec l’invention de « l’éther », milieu très léger et très subtil, censé jouer pour la lumière et l’électromagnétisme le rôle de l’air pour le son.
L’étape suivante était évidemment la recherche des propriétés de l’éther et la détermination du mouvement « absolu » de la Terre, c’est-à-dire de son mouvement par rapport à l’éther, par des expériences appropriées d’optique ou d’électromagnétisme.
L’expérience de Fizeau (mesure de la vitesse de la lumière dans un courant d’eau, 1851) et celle d’Airy (mesure de l’angle d’aberration dans un télescope plein d’eau, 1871) semblaient montrer un « entraînement partiel de l’éther » par les milieux transparents.
En utilisant toutes sortes d’idées et d’équipements, un grand nombre d’expérimentateurs (Trouton et Noble, Lodge, Kennedy et Thorndyke, etc.) essayèrent d’étudier les propriétés de l’éther et de déterminer le mouvement absolu de la Terre, mais sans succès.
Les expérimentateurs les plus célèbres sont Michelson et Morley. Leur expérience (1887) fut incapable de détecter une anisotropie de la vitesse de la lumière en dépit d’une précision dix fois surabondante.
Il est heureux que le mouvement de la Terre ait été fermement établi dans l’esprit des scientifiques de ce siècle. Deux siècles auparavant l’explication la plus simple aurait été : la Terre ne bouge pas…
Pendant que ces expériences étaient faites, les théoriciens obtenaient un certain nombre de résultats intéressants.
Lorentz et Fitzgerald notèrent qu’une contraction appropriée par le « vent d’éther » peut expliquer l’isotropie apparente de l’expérience de Michelson et Morley.
En 1887, Voigt obtint une transformation de coordonnées conservant les ondes planes et les ondes sphériques de Maxwell.
En 1895, Lorentz nota que le premier ordre de la transformation de Voigt conserve le premier ordre des équations de Maxwell.
Larmor donna le deuxième ordre un peu plus tard.
Dans son grand mémorandum de mai 1904 (réf. 1), Lorentz donna une extension de la transformation de Voigt préservant les équations de Maxwell dans le vide.
Les plus grands progrès sont dus au mathématicien, physicien et philosophe Henri Poincaré, qui était un ami de Lorentz. Ils échangèrent de nombreuses lettres scientifiques à partir de 1895 et améliorèrent pas à pas leurs analyses.
Les progrès successifs dus à Poincaré sont les suivants.
A) Dans le livre La science et l’hypothèse (1902), pages 111, 245 et 246 (réf. 2).
Il n’y a pas d’espace absolu et nous ne concevons que des mouvements relatifs.
Il n’y a pas de temps absolu ; dire que deux durées sont égales, c’est une assertion qui n’a par elle-même aucun sens et qui n’en peut acquérir un que par convention. Non seulement nous n’avons pas l’intuition directe de l’égalité de deux durées, mais nous n’avons même pas celle de la simultanéité de deux événements se produisant sur des théâtres différents.
Peu nous importe que l’éther existe réellement, c’est l’affaire des métaphysiciens… un jour viendra sans doute où l’éther sera rejeté comme inutile… Ces hypothèses ne jouent qu’un rôle secondaire. On pourrait les sacrifier ; on ne le fait pas d’ordinaire parce que l’exposition y perdrait en clarté, mais cette raison est la seule.2
B) Le congrès scientifique mondial de Saint-Louis (Missouri, septembre 1904, publié en novembre 1904, réf. 11).
Henri Poincaré est invité à présenter une conférence générale sur « L’état actuel et l’avenir de la Physique mathématique » (réf. 11). Il ajoute audacieusement le « principe de relativité » au cinq principes classiques de la Physique :
« Le principe de relativité, d’après lequel les lois des phénomènes physiques doivent être les mêmes pour un observateur fixe et pour un observateur entraîné dans un mouvement de translation uniforme, de sorte que nous n’avons et ne pouvons avoir aucun moyen de discerner si nous sommes, oui ou non, emportés dans un pareil mouvement. » (réf. 11, page 306)3.
Ce principe était bien sûr essentiellement basé sur les résultats négatifs des expériences de cette époque sur l’éther. La plus grande partie de la conférence est consacrée à la défense du nouveau principe et Henri Poincaré conclut : « Ainsi le principe de relativité a été dans ces derniers temps vaillamment défendu, mais l’énergie même de la défense prouve combien l’attaque était sérieuse… Peut-être devrons-nous construire toute une mécanique nouvelle que nous ne faisons qu’entrevoir, où l’inertie croissant avec la vitesse, la vitesse de la lumière deviendrait une limite infranchissable. » (réf. 11, page 324).
C) La note à l’Académie des sciences de Paris (5 juin 1905, publiée le 9 juin 1905, réf. 3).
Poincaré écrit à nouveau le principe de relativité et analyse le « changement de variables » présenté par Lorentz dans son mémorandum (réf. 1). Il simplifie la présentation de ce changement et lui donne son nom actuel : « Le point essentiel, établi par Lorentz, c’est que les équations de l’électromagnétisme ne sont pas altérées par une certaine transformation que j’appellerai du nom de Lorentz… » (plus tard, en 1914, Lorentz corrigera cette affirmation : « je n’ai pas indiqué la transformation qui convient le mieux. Cela a été fait par Poincaré et ensuite par M. Einstein et Minkowski. »). (réf. 10, page 295).
Poincaré remarque que la théorie de la relativité implique l’existence « d’ondes gravifiques » ou ondes gravitationnelles se déplaçant à la vitesse de la lumière. Cependant ses recherches ultérieures sur ce sujet ne furent pas couronnées de succès.
Poincaré note enfin que la transformation de Lorentz et les transformations associées sont les éléments d’un « groupe » au sens mathématique du mot (aujourd’hui le groupe de Poincaré, dont celui de Lorentz est un sous-groupe). Cela lui permet de donner la valeur du coefficient 1 utilisé par Lorentz dans sa transformation : ce coefficient est égal à l’unité.
Les groupes ont des invariants et Poincaré trouvera l’invariant de son groupe : la quantité L2 – c2T2 où L représente l’intervalle de longueur et T l’intervalle de temps. Quelques années plus tard Minkowski présentera ce même invariant sous la célèbre forme différentielle :
c2 dt2 – dx2 – dy2 – dz2 = c2 ds2
Le paramètre s est le « temps propre », lequel étant un paramètre physique donné par les horloges de bord du véhicule étudié, doit évidemment avoir la même valeur dans tous les référentiels.
Il faut comprendre que le second temps, t”, apparaissant dans la transformation de Lorentz a le même caractère physique que le premier, à cause de l’inexistence de l’éther et du temps absolu, et à cause de la parfaite symétrie de la transformation. Poincaré avait déjà donné un sens physique à ce temps t” en synchronisant les horloges avec des signaux lumineux, grâce à l’invariance de la vitesse de la lumière (voir annexe).
D) Le dernier travail fondamental de Poincaré sur la relativité est son étude « sur la dynamique de l’électron » dans laquelle il démontre et développe les idées de sa note à l’Académie (réf. 5, juillet 1905, publiée en janvier 1906).
L’expression de la transformation du champ électromagnétique est impressionnante : l’électromagnétisme apparaît comme le mariage de l’électrostatique et de la relativité.
La théorie de Lorentz et Poincaré conduit donc au caractère relatif de l’espace et du temps physiques, elle est en accord avec le principe de relativité, avec les équations de Maxwell non seulement dans le vide mais aussi ailleurs, avec les expériences sur l’éther (Fizeau, Airy, Michelson, etc.) et avec les résultats classiques de l’électromagnétisme tels qu’ils furent découverts par les pionniers : Coulomb, Ampère, Volta, Laplace, Gauss, Oersted, Faraday… La théorie de la relativité restreinte était dès lors complète.
Pendant ce temps, Einstein prépare et publie son premier et plus célèbre travail sur la relativité : Zur Elektrodynamik der bewegten Körper (réf. 6). Ce travail fut présenté sans aucune référence et est pour cette raison considéré par certains auteurs comme une compilation des travaux précédents (réf. 7).
L’idée de base d’Einstein est l’invariance de la vitesse de la lumière (ce qui oblige les photons à avoir une masse nulle).
Einstein est conduit au principe de relativité. Il obtient tous les résultats décrits par Poincaré. Il mentionne même que les transformations de Lorentz et les transformations associées forment un groupe, mais ne fait aucun usage de cette propriété.
Einstein était-il au courant des travaux de Poincaré ? Ceci est une question difficile.
D’une part il écrit en 1955 dans une lettre à Carl Seelig :
Il n’y a pas de doute que, si nous regardons son développement rétrospectivement, la théorie de la relativité restreinte était prête à être découverte en 1905. Lorentz avait déjà observé que, pour l’analyse des équations de Maxwell, les transformations qui porteront plus tard son nom sont essentielles et Poincaré avait été encore plus loin.
En ce qui me concerne, je ne connaissais que les travaux importants de Lorentz de 1895 : La théorie électromagnétique de Maxwell et Versuch einer theorie der elektrischen und optischen Erscheinungen in bewegten Körpern mais je ne connaissais ni les travaux ultérieurs de Lorentz ni les investigations correspondantes de Poincaré.
Dans ce sens mon travail de 1905 était indépendant (réf. 8, page 11).
Mais d’autre part :
A) Le travail d’Einstein en 1905 sur la relativité contient les mêmes résultats que celui de Poincaré y compris la propriété de groupe pour les transformations de Lorentz et les transformations associées. Cette notion de groupe mathématique était alors très nouvelle et pratiquement ignorée chez les physiciens, Einstein n’en fait aucun usage.
B) Einstein n’a évidemment pas pu utiliser le travail de Poincaré de juillet 1905 pour écrire son propre texte, mais la Note à l’Académie du 5 juin 1905 est arrivée à Berne, à temps, le 12 ou le 13 juin, et la lire faisait partie de son travail ordinaire. On peut d’ailleurs remarquer qu’Einstein résumait régulièrement pour les Annalen der Physik les travaux de physique les plus intéressants, y compris ceux parus dans les comptes rendus de l’Académie des sciences de Paris (voir par exemple la référence 18, avec entre autres l’analyse du travail de M. Ponsot, C.R. 140, S pages 1176–1179, 1905).
C) Selon ses amis Maurice Solovine et Carl Seelig, Einstein avait lu le livre de Poincaré La Science et l’Hypothèse (pas de temps absolu, pas d’espace absolu, pas d’éther…) pendant les années 1902–1904. Ce livre fut discuté à leur cercle de lecture « Académie Olympia » durant plusieurs semaines (réf. 8, pages 129 et 139 ; réf. 9, page VIII et réf. 17, page 30).
Néanmoins, même si le principe de relativité doit être appelé principe de Poincaré, et même si Einstein n’est pas le premier, nous lui devons non seulement la relativité générale de 1916 mais aussi une magnifique vulgarisation de la relativité restreinte. Ceci est très heureux car la santé de Poincaré était mauvaise et il ne survécut guère à son travail de géant, il fut frappé du cancer en 1909 et mourut en 1912 à l’âge de 58 ans.
La mauvaise santé de Poincaré et l’absence de référence dans le travail d’Einstein sur la relativité en 1905 ne sont évidemment pas les seules raisons pour lesquelles Poincaré est si ignoré et Einstein si célèbre.
Si un grand physicien comme Paul Langevin (qui discuta des derniers développements de la Physique avec Poincaré, son ancien professeur, durant les semaines de leur voyage au congrès de Saint-Louis en 1904), si Langevin avait défendu Poincaré l’évidence aurait été immédiatement reconnue.
Si Poincaré avait eu la possibilité de publier dans un grand journal de physique, comme les Annalen der Physik d’Einstein, il aurait eu une grande audience. Mais il ne trouva que le Rendiconti del Circolo Matematico di Palermo pour son travail majeur de juillet 1905… un petit journal de mathématiques qui n’était pas connu parmi les physiciens.
Il peut sembler incroyable que Poincaré ait eu tant de mal à publier dans un journal de physique, mais les physiciens de cette époque refusaient de considérer que ce prodigieux mathématicien était aussi l’un des leurs. Encore aujourd’hui, certains physiciens croient que le caractère physique des variables x” et t” de la transformation de Lorentz n’a pas été suffisamment souligné par l’auteur du principe de relativité ! (réf. 20).
Il faut dire que Poincaré joue de malchance, son travail Sur la dynamique de l’électron n’est pratiquement pas connu avant les années trente et entre-temps la science et le vocabulaire scientifique ont fantastiquement changés. Tandis que, d’une traduction à l’autre, le texte d’Einstein est constamment réactualisé… En conséquence la comparaison des deux textes est apparemment édifiante. Le texte de Poincaré est difficile à lire et certains lecteurs en arrivent même à se demander si Poincaré à vraiment compris la relativité… Il faut attendre le tout récent travail d’un éminent physicien russe, l’académicien Anatoly Logunov, pour que Poincaré soit lui aussi traduit en langage scientifique moderne, en russe tout d’abord puis en anglais et bientôt en français (réf. 16). Alors tout change, nul ne peut plus soutenir que Poincaré ne savait pas ce qu’il faisait ou qu’il n’avait pas vraiment compris…
Références | |
1 | Lorentz H. A. Electromagnetic phenomena in a system moving with any velocity less than that of light. Proc. Royal Acad. Amsterdam, 6, page 809, 1904. |
2 | Poincaré H. La Science et l’Hypothèse. Édition Flammarion, Paris, 1902. |
3 | Poincaré H. Sur la dynamique de l’électron. Comptes rendus Acad. sci., Paris, 140, pages 1504–1508, 5 juin 1905. |
4 | Poincaré H. La mesure du temps. Revue de métaphysique et de morale. 6, pages 371–384, 1898. |
5 | Poincaré H. Sur la dynamique de l’électron. Rendiconti del Circolo Matematico di Palermo, 21, pages 129–175, reçu le 23 juillet 1905, publié en janvier 1906. |
6 | Einstein A. Zur Elektrodynamik der bewegten Körper. Annalen der Physik, 17, pages 891–921, reçu le 30 juin 1905, publié le 26 septembre 1905. |
7 | Leveugle J. » Poincaré et la relativité « . La Jaune et la Rouge, pages 31–51, avril 1994. |
8 | Miller A. I. Albert Einstein’s Special Theory of Relativity. Ed. Addison-Wesley Publishing Company Inc. Reading Mass., 1981. |
9 | Solovine M. Lettres à Maurice Solovine. Éd. Gauthier-Villars, Paris, 1956. |
10 | Lorentz H. A. Deux mémoires de Henri Poincaré dans la Physique mathématique. Acta Matematica, 38, pages 293–308, 1921. |
11 | Poincaré H. L’état actuel et l’avenir de la physique mathématique. Bulletin des Sciences Mathématiques, 28, 2e série (réorganisé 39–1), pages 302–324, 1904. |
12 | Tonnelat M. A. Histoire du principe de relativité. Ed. Flammarion, Paris, 1971. |
13 | Ginzburg V. L. On the theory of relativity. Ed. Nauka, Moscow, 1979. |
14 | Bol’shaia Sovetskaïa Entsiklopedia. Great Soviet Encyclopedia‑A translation of the third edition. Volume 18, Macmillan Inc., New York, Collier Macmillan Publishers. Relativity, Theory of, page 653, 1974. |
15 |
Pauli W., Kottler F. Encyclopädie der mathematsichen Wissenchaften. Leipzig Verlag und Druck von B G Teubner. Relativitätstheorie V‑2, pages 545–546 (1904−1922)− Gravitation und Relativitätstheorie VI‑2–2, page 171 (1922−1934). |
16 | Logunov A.A. On the articles by Henri Poincaré : On the dynamics of the electron. Publishing Dept of the Joint Institute for Nuclear Research, Dubna, 1995. |
17 | Merleau-Ponty J. Einstein. Éd Flammarion, page 30, 1993. |
18 | Einstein A. Beiblätter zu der Annalen der Physik. 29, n° 18, pages 952–953, 1905. |
19 | Einstein A. L’éther et la théorie de la relativité. Conférence faite à Leyde (Pays-Bas) le 5 mai 1920. Traduction en français par Maurice Solovine et M. A. Tonnelat dans : Albert Einstein, Réflexions sur l’électrodynamique, l’éther, la géométrie et la relativité. Collection » Discours de la méthode « , nouvelle édition, Gauthier-Villars éd., 55, quai des Grands Augustins, Paris 6e, page 74, 1972. |
20 | Darrigol O. Henri Poincaré’s criticism of Fin de Siècle electrodynamics. Studies in History and Philosophy of modern Physics, pages 1–4, april 1995. |
Les références 3, 5 et 10 apparaissent aussi dans les Œuvres de Henri Poincaré, respectivement tome 9, pages 489–493 ; tome 9, pages 494- 550 et tome 11, pages 247–261 ; Gauthier-Villars éditeur, Paris, 1956. |
Par dessus tout cela une histoire typiquement française : la plupart des professeurs d’université du début du siècle étaient réticents à soutenir Henri Poincaré assimilé à son cousin Raymond, futur Président de la République… De quelques bords qu’ils soient la passion politique des Gaulois, et les excès qui en résultent, ont toujours étonné les étrangers.
Henri Poincaré n’était pas homme à se mettre en avant. Il avait attribué à Lorentz plus que sa part, ce qui fut loyalement refusé par celui-ci. Il avait appelé « fonctions fuchsiennes », fonctions du professeur Fuchs, des fonctions pour lesquelles il avait fait plus des deux tiers du travail…
En fin de compte l’amitié de Lorentz le sauva. En 1921, après le triomphe de l’éclipse de Soleil de 1919, le comité Nobel se réunit avec pour première pensée : « Nous devons donner le prix Nobel à Einstein pour la relativité ». Mais Lorentz, prix Nobel de physique 1902, proteste : « Ce n’est pas juste ! » et il publie la notice sur la vie de Poincaré qu’il avait écrite en 1914 (réf. 10, page 298)… « Je n’ai pas établi le principe de relativité comme rigoureusement et universellement vrai. Poincaré au contraire a obtenu une invariance parfaite des équations de l’électrodynamique et il a formulé le “postulat de relativité”, termes qu’il a été le premier à employer. »
Embarrassé, le comité Nobel décide de prendre le temps de réfléchir et, après quelques mois, donne finalement le prix Nobel à Einstein mais pas pour la relativité… pour l’effet photoélectrique !
Ainsi, en dépit de sa modestie et de sa timidité, Henri Poincaré doit être considéré non seulement comme un excellent philosophe de la science et l’un des plus grand mathématiciens ; il est aussi un physicien de tout premier plan (électromagnétisme et radio, optique, fluorescence, théorie cinétique des gaz, théorie des quanta, etc.), le père du principe de relativité et le fondateur de la relativité restreinte.
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1. Pour ce principe et quelques autres réflexions philosophiques fondamentales, Galilée est considéré par les scientifiques comme l’un des pères fondateurs de la science moderne tandis que le public le connaît surtout à cause de son procès de 1633. Notez cependant l’ironie et la chance historique : c’est parce qu’il était condamné à la résidence surveillée dans sa maison de campagne à Arcetri près de Florence, qu’il a trouvé le temps nécessaire à la réflexion philosophique. Sinon il serait probablement resté le professeur très occupé et le polémiste ardent et parfois injuste qu’il avait été toute sa vie.
2. Au cours du vingtième siècle de nombreux physiciens reprocheront à Henri Poincaré de n’avoir pas condamné plus explicitement et plus définitivement la notion d’éther. Mais cela n’était pas si évident et Einstein lui-même dira encore bien plus tard, en 1920, dans la conclusion de sa conférence de Leyde : « En résumant, nous pouvons dire : D’après la théorie de la relativité générale, l’espace est doué de propriétés physiques ; dans ce sens par conséquent un éther existe. Selon la théorie de la relativité générale un espace sans éther est inconcevable, car non seulement la propagation de la lumière y serait impossible, mais il n’y aurait aucune possibilité d’existence pour les règles et les horloges, et par conséquent aussi pour les distances spatio-temporelles dans le sens de la physique. Cet éther ne doit cependant pas être conçu comme étant doué de la propriété qui caractérise le mieux les milieux pondérables, c’est-à-dire comme constitué de parties pouvant être suivies dans le temps : la notion de mouvement ne doit pas lui être appliquée. » (réf. 19).
3. Il est étonnant que cette toute première expression du principe de relativité à son niveau véritable ne soit pas mentionnée en référence 12 par ailleurs très intéressante et bien documentée. Je ne l’ai pas trouvée non plus en référence 13 en dépit de sa présence en référence 14 et aussi dans la fameuse Encyklopädie der mathematischen Wissenchaften (réf.15).