Henri V
En un juste retour de leur stupéfiante bêtise, les Français furent battus à Azincourt par une armée en retraite dont ils tentaient de couper la route vers Calais.
Les bourgeois anglais, conscients de l’enjeu constitué par la domination du marché français, n’avaient pas lésiné les crédits à leurs souverains successifs, leur permettant de se forger une armée permanente d’archers robustes, bien entraînés et convenablement payés.
Au lieu que les bourgeois français, n’y comprenant rien, discutaillaient les subsides accordés à leurs propres rois, condamnant ces derniers à s’arranger, pour livrer bataille, d’un bric-à-brac de nobles, sans doute individuellement courageux, mais surtout rouspéteurs, incompétents et rengorgés. Le résultat ne pouvait être autre que ce qu’il fut.
Shakespeare le conte dans son Henry V, récemment monté, d’abord au Festival d’Avignon puis avec la même troupe à Paris, à la Cartoucherie – Théâtre de l’Aquarium. Ceux qui auront assisté à ce spectacle y auront trouvé, je pense, un plaisir extrême. Le traducteur, Jean-Michel Déprats, tantôt emmène le public dans les labyrinthes psychologiques shakespeariens, tantôt l’emporte très haut dans le lyrisme.
Pour les parties bouffonnes, il a rendu aussi bien que possible le comique ici assez plat des chenapans suiveurs d’armées : ce n’est pas sa faute si l’auteur fait mourir l’irremplaçable Falstaff au début de la pièce.
Les comédiens en tout cas servent bien le texte. D’abord Philippe Torreton en Henry V partagé entre sa lucide répugnance pour les horreurs des combats et des pillages et son ambition de conquérir la couronne de France par une guerre juste – son arrière-grand-père y avait pourtant renoncé en signant le traité de Brétigny, mais Shakespeare, bon patriote, n’a garde de le rappeler à son public élisabéthain.
Ensuite ce gracieux elfe shakespearien (Laure Bonnet), qui tient lieu de choeur, annonce et commente l’action avec un léger zozotement plein de charme enfantin, tout virevoltant sur le plateau, ou se tenant coi, assis jambes pendantes, écoutant, attentif et émerveillé.
J’ai bien aimé encore Jean-Pol Dubois en roi de France Charles VI, que d’ailleurs Shakespeare fait plus benêt – ce qu’il ne fut pas – que dément – ce qu’il fut. Mais surtout au début, en archevêque de Cantorbéry expliquant au jeune souverain les subtilités de la loi salique, censée l’exclure de la couronne de France. Il y a là une scène admirable dans quoi, m’a‑t-il semblé, Torreton et lui donnent la mesure de leur immense talent. Le roi dans ses commencements, à la fois distant et avide d’apprendre. Le prélat alliant respect pour la personne royale, prudence à l’égard d’un souverain tout neuf mais soupçonné de guigner déjà certains biens d’Église, et condescendance de haut dignitaire ecclésiastique à l’égard d’un jeune homme dont il sait bien que l’adolescence fut plus consacrée à courir les filles qu’à étudier dans les livres. Du grand art : on y est.
On n’oublie pas facilement non plus Marie Vialle en princesse Catherine, fille de France, apprenant de l’anglais avec sa dame de compagnie, puis le restituant à un Henry V enamouré et embarrassé, que le traité de Troyes lui donne pour époux. Deux scènes d’un éblouissant comique. Je ne peux pourtant pas citer tous ces comédiens, mais du moins dire mon admiration pour la souplesse, le métier, dont ils font preuve en passant d’un rôle à l’autre, d’emplois parfois très différents : la plupart en effet en tiennent plusieurs, eu égard à l’habituelle abondance de personnages des drames shakespeariens.
De surcroît, leur diction à tous est si parfaite qu’on ne manque pas un mot du texte. J’en connais tant d’autres à qui l’on ne semble pas avoir enseigné que le premier devoir d’un comédien est de se faire entendre. Ceux-là seraient à bonne école à la Cartoucherie.