Henri Vidal (44)
Notre première rencontre, Henri, remonte à 1942. Cela se passait au lycée Thiers à Marseille. J’arrivais en taupe, d’un autre lycée, en externe, et tu étais là, dans une longue blouse d’interne, une éclatante chevelure rousse ondoyant fièrement sous le mistral. C’était l’époque où tu rendais hommage à tes ancêtres corses en chantant l’ajaccienne et où tu prétendais apprendre le français au fils d’immigré russe que j’étais. Nous avons partagé plus tard la même chambrée, dans la Maison des Mines et des Ponts, rue Saint-Jacques à Paris. On a beaucoup philosophé sur le métier d’ingénieur, la beauté, l’Amour. J’ai déjà été très frappé par ta détermination, ta conviction que le métier d’ingénieur consiste à créer, et pas simplement à mettre en oeuvre le savoir que nos maîtres nous avaient enseigné.
Que l’œuvre créée soit belle
Et puis le métier d’ingénieur ne pouvait te suffire, il fallait aussi que l’oeuvre créée soit belle. Tu t’es inscrit dans un atelier d’architecture de l’École des beaux-arts. Tu as terminé tout le cursus et reçu ton diplôme d’architecte. Et l’on se retrouvait parfois, rêvant de repos sur les plages de sable fin de la Provence, sous le soleil, à l’ombre des pins. C’est là, comme tu aimais à le raconter, que tu as inventé la Terre Armée. N’est-ce pas curieux en effet, que la pente d’un tas de sable fin se redresse lorsqu’on y introduit des aiguilles de pin ? Mais ce constat, banal somme toute, tu l’as transfiguré dans un outil fantastique de soutènement des terres. Il fallait tout faire, mettre au point l’idée, la transformer en un projet réalisable, trouver les matériaux adaptés, déposer les brevets, engager des collaborateurs, convaincre les clients. La Terre Armée, c’est la grande oeuvre de ta vie. Parti de ta Provence natale, tu as, modeste PME » made in France « , séduit l’Amérique puis le Japon, à une époque où c’était si difficile d’entrer dans ce pays ; et tu as même gagné, un sujet de fierté, en Grande-Bretagne, où tu as dû un moment batailler contre la » Couronne » pour protéger tes brevets… et la Couronne t’a finalement décoré ! Et tu n’as jamais cessé dans tous tes projets de rechercher l’adaptation au paysage local, à cacher l’artificiel et de faire ressortir la nature, comme en témoignent par exemple les jardins surélevés du Paillon à Nice.
Invisible à Porquerolles
Mais ton chef-d’œuvre, le produit de ce que tu as poursuivi toute ta vie, l’alliance de la technique et de la beauté, c’est La Courtade : c’est vraiment ta maison, mijotée pendant des mois et des mois, et réalisée par toi dans le moindre de ses détails. Sise dans l’un des vallons de Porquerolles, admirablement insérée dans le paysage, presque invisible malgré sa taille ; de loin on aperçoit seulement le chatoiement de mosaïques bleues du toit, sur un socle de ton pierre, sous les pins, entouré d’oliviers, comme un trait d’union entre les tons bleus de la mer et du ciel. C’est là que tu avais organisé des fêtes pour tous tes amis, c’est là que tu aimais recevoir, c’est là que tu aimais vivre. C’est là que tu m’as serré la main une dernière fois, ce jour de fin novembre 2007. Tu as bien travaillé, Henri, repose en paix.
Ivan Chéret (44) (ex-Tcherepennikoff)
Je cosigne d’enthousiasme avec Ivan Chéret cette lettre à notre ami commun Henri Vidal.
Mais, moi qui n’ai jamais rien inventé, ni particulièrement cherché ni obtenu de réussite, je voudrais dire aussi, outre mon admiration pour tout ce qu’Henri a réalisé, que notre amitié s’est enrichie du fait qu’il était, peut-être avant tout, profondément un artiste. Dans sa conversation apparaissait constamment sa passion pour tout ce qui est beau, que ce soit en peinture, architecture, sculpture ou dans la splendeur de la Grèce, dont il s’est inspiré pour construire sa maison ou encore dans le charme de l’Italie où il retournait toujours. Même de sa fenêtre de Paris, il nous désignait et nous faisait admirer les chefs-d’oeuvre de Gustave Eiffel aussi bien que ceux de Jules Hardouin-Mansart. Il aimait aussi nous citer quelques vers de Verlaine, de Baudelaire, de Mallarmé et d’autres, qu’il débitait sur un ton inimitable.
Les opinions péremptoires, les explications fumeuses, les Grandes Théories éveillaient chez lui un scepticisme souriant, toujours teinté de tendresse.