Histoire du Tigre celtique
» On dit qu’il est né en Irlande – un pays que personne ne connaît, et où ceux qui y sont nés ont particulièrement peu envie de vivre pour différentes raisons. »
Ce commentaire de Charles Maturin, curé anglican, romancier et oncle d’Oscar Wilde, tenu en 1823 à propos de son héros Melmoth the Wanderer (Melmoth l’errant), est particulièrement prophétique.
En 1800, quand l’union politique avec le Royaume-Uni fait disparaître l’Irlande de la carte du monde, les Irlandais sont plus de huit millions. Un demi-siècle plus tard la grande famine donne le signal de leur départ en masse pour les États-Unis. L’île verte, laissée à l’écart par la révolution industrielle, Belfast excepté, se vide de sa population et tombe dans l’oubli.
Le pays avant tout agricole qui devient indépendant en 1922 veut se doter d’une industrie. L’équipement hydroélectrique du fleuve Shannon est lancé dès 1923, avec la participation notamment de Siemens. Quand De Valera arrive au pouvoir en 1932, il accentue l’intervention directe de l’État dans le développement industriel.
Les champions qui naissent alors s’appellent Irish Cement (aujourd’hui entré dans le groupe privé CRH et 4e cimentier mondial), Irish Sugar (aujourd’hui privatisé et devenu Greencore), qui traite la betterave locale, Irish Steel (aujourd’hui disparu). Pourtant l’industrie privée n’est pas absente. C’est dans les années 1930 que l’Anglais Jefferson Smurfit crée à Dublin une » usine à papier « , qui deviendra le n° 1 mondial du carton ondulé.
La jeunesse du Tigre
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, où l’Irlande est restée neutre, De Valera, après que son parti, le Fianna Fail (Les guerriers du destin) a perdu la faveur des électeurs, doit céder la place à John Costello, qui dirige un gouvernement de coalition. Alors est créée, en 1949, une agence d’État, rattachée au ministère de l’Industrie et du Commerce, l’Industrial Development Agency (IDA Ireland), qui reçoit du nouveau taoiseach (Premier ministre), bien décidé à tourner le dos au nationalisme économique de son prédécesseur, la mission d’attirer en Irlande les investisseurs étrangers.
Quand De Valera revient au pouvoir en 1951, son tanaiste (vice-Premier ministre) Sean Lemass le persuade de maintenir la nouvelle orientation. C’est Lemass qui, en tant que ministre de l’Industrie et du Commerce, a mis en œuvre la politique économique protectionniste et étatiste de l’avant-guerre. Mais il a connu son chemin de Damas et devient le promoteur d’une Irlande terre d’accueil pour les industriels de tous les pays.
Alors s’engage entre les gouvernements successifs une véritable surenchère. De Valera, à l’instigation de Lemass, crée un régime spécial de subventions pour les projets industriels dans les régions défavorisées de l’Ouest. Quand Costello le remplace à nouveau en 1954 ce régime est étendu à l’ensemble du territoire.
En outre la loi de finances pour 1956 prévoit, sous le nom d’EPTR (Export Profits Tax Relief), un abattement de 50 % de l’impôt sur les sociétés pour les bénéfices réalisés à l’exportation. Quand l’équipe De Valera-Lemass reprend les rênes en 1957, les profits à l’exportation sont totalement détaxés. Les entreprises installées à l’aéroport de Shannon sont exemptées d’impôt pour vingt-cinq ans.
Il y a urgence. Depuis l’indépendance, un million de personnes ont émigré. Le départ vers les pays qui créent suffisamment d’emplois, États-Unis, Australie, Afrique du Sud, reste la principale issue pour les jeunes atteignant l’âge du travail. En 1961 la population de la République atteint son minimum absolu : 2 810 000 personnes.
Jack Lynch, qui devient taoiseach en 1966, fait encore un pas de plus. Il donne sa pleine indépendance à l’IDA. À partir de 1969 celle-ci fonctionne comme une société privée ayant l’État pour actionnaire, un statut qui lui permet de mener une stratégie continue, en dépit des changements de gouvernement, et de gagner ainsi la confiance des investisseurs étrangers.
Ceux-ci ont répondu à l’appel. Les premiers à venir en Irlande au lendemain de la guerre sont les Allemands, qui y trouvent un site plus favorable que leur propre pays dévasté. Les Anglais et surtout les Américains vont suivre. À ces derniers le président Kennedy, qui visite la terre ancestrale en 1961, montre le chemin. Dès 1970 les investissements américains sont plus importants que leurs homologues britanniques.
Le 1erjanvier 1973, après une longue attente due aux » non » gaulliens à l’entrée du Royaume-Uni, les deux îles Britanniques finissent par forcer la porte de la Communauté européenne. Les investisseurs étrangers dans l’île verte ont désormais plein accès au marché continental.
L’Irlande commence alors à accueillir ses vraies industries d’avenir, celles du Tigre celtique. En 1972 Pfizer a installé à Ringaskiddy près de Cork une usine d’acide citrique. Le coup d’envoi de ce qui deviendra un pôle pharmaceutique mondial est donné. C’est en Irlande que plus tard la même multinationale fera fabriquer pour le monde entier son produit phare, le Viagra.
À la décennie suivante c’est l’informatique, l’industrie américaine par excellence, qui s’implante en force dans l’île verte. En 1983 arrive IBM. En 1985, l’année où la balance commerciale irlandaise devient pour la première fois excédentaire, c’est au tour de Microsoft. En 1991 suivra Intel, à l’issue d’une mise en compétition sévère de divers sites européens, dont la France, l’Angleterre et l’Écosse.
Si les investisseurs internationaux dans ces secteurs de pointe choisissent l’Irlande, c’est aussi que la politique de l’éducation menée par les autorités de la République leur permet d’y trouver une abondante main-d’œuvre qualifiée. La part du PNB irlandais consacrée à l’éducation passe de 4 % en 1961 à plus de 8 % dans les années 1990.
L’IDA adopte comme slogan : » Ses habitants sont à l’Irlande ce que le champagne est à la France » (People are to Ireland as champagne is to France). Les subventions du Fonds social européen sont utilisées pour la formation du futur personnel des multinationales.
Les Irlandais de la diaspora sont attirés par les nouveaux emplois offerts dans l’île ancestrale. Le flux migratoire net, négatif depuis des siècles, s’inversera pour la première fois durant la décennie 1970.
Cependant la Commission européenne, gardienne des règles assurant le bon fonctionnement du Marché commun, s’inquiète du traitement fiscal de faveur dont bénéficient les industriels étrangers en Irlande. En 1978 l’EPTR est remplacé par un taux de 10 % de l’impôt sur les sociétés applicable à toutes les industries manufacturières.
De ce taux bénéficieront également les prestataires de services internationaux installés sur le sol irlandais. Ainsi l’Irlande va-t-elle pouvoir attirer chez elle les centres d’appels (call centers), où de nombreux jeunes Français et Françaises viendront travailler.
Mais la conjoncture internationale se met en travers de l’essor ainsi amorcé. C’est l’époque des chocs pétroliers, auxquels l’Irlande, sans ressources énergétiques, à l’exception de la tourbe et du vent, est exposée de plein fouet. Les gouvernements qui se succèdent choisissent de laisser filer le déficit budgétaire. L’inflation atteint 20 % en 1981. La livre irlandaise, décrochée du sterling, devra être dévaluée plusieurs fois au cours des années qui suivront.
Alors s’ouvre une période d’agitation sociale. Les grèves nationales se multiplient, à la poste, chez Aer Lingus, dans les transports en commun, grèves qui durent parfois plusieurs mois.
Ce climat troublé a des répercussions politiques. Après que le taoiseach Charles Haughey et le Fianna Fail ont perdu les élections de juin 1981, quatre gouvernements vont se succéder en deux ans. En novembre 1982 la coalition dirigée par Garret Fitzgerald, chef du Fine Gael (La nation gaélique, le deuxième grand parti irlandais) allié au Labour, prend le pouvoir.
L’horizon économique reste sombre : faible croissance, fort taux de chômage, qui en 1987 frôlera les 17 % de la population active, émigration accrue. La dette publique enfle rapidement et atteint jusqu’à 130 % du PIB. Pourtant le ministre des Finances, Alan Dukes, s’attaque courageusement au déficit budgétaire, qui, entre 1982 et 1987, recule de 16 % à 8 % du PIB.
Au sein du Fianna Fail, alors dans l’opposition, certains réclament une approche plus libérale et dynamique de l’économie. En 1985 ils font scission et fondent les Progressive Democrats ou PDs, dont le programme vise à mettre en place un environnement encore plus favorable aux affaires.
Alors vient le grand tournant. Les élections de février 1987 donnent le pouvoir à un gouvernement minoritaire Fianna Fail dirigé par Charles Haughey, qui inaugure une politique économique » thatchérienne » de retour à l’orthodoxie budgétaire et de désengagement de l’État. Le nouveau chef du Fine Gael, Alan Dukes, annonce que son parti soutiendra la politique économique du gouvernement. Il inaugure ainsi le consensus politique qui va permettre l’émergence du Tigre.
Le budget de 1988 réduit drastiquement les dépenses. L’éducation et la santé sont particulièrement touchées. Des hausses d’impôt ont également lieu. Mais le taux général de l’impôt sur les sociétés est réduit de 50 à 43 %. La rigueur budgétaire permet à la Banque centrale d’abaisser le coût du crédit.
Cependant sur un point la nouvelle politique se distingue radicalement du modèle thatchérien. Une de ses composantes importantes est en effet le » partenariat social » associant gouvernement, syndicats et patronat, qui signent le premier accord tripartite sur les salaires, le Programme for National Recovery – PNR 1988–1990.
Le PNR prévoit des hausses de salaires modérées en échange de promesses gouvernementales de réduction des impôts personnels, d’augmentation des prestations sociales et de plus grande association des partenaires sociaux aux décisions de politique économique.
Nonobstant le partenariat social, les charges sociales pesant sur les entreprises sont maintenues à un niveau très bas, à l’image de la fiscalité, avec en contrepartie une sécurité sociale d’État réduite au minimum. La législation sociale continue d’être peu contraignante, qu’il s’agisse par exemple de la durée des congés ou de l’indemnisation des licenciements. Les multinationales, qui mettent en place pour leur personnel des formules d’assurance privée, tiennent les syndicats à l’écart avec la complicité de travailleurs bien payés.
La dernière et non la moindre des initiatives économiques de l’année 1987 est la création du Centre de services financiers internationaux de Dublin, travaillant offshore pour le compte de non-résidents et bénéficiant du même régime fiscal favorable que les autres clients de l’IDA. L’IFSC connaît un succès immédiat et durable.
La croissance repart. De 4 % en 1987, elle s’élève jusqu’à près de 8 % en 1990. L’inflation est contenue au voisinage de 2,5 %, ce qui permet une hausse des revenus réels à partir de 1989. Entre 1987 et 1989 le taux de chômage recule de 16 à 12 %. Le nombre de conflits sociaux sur la même période tombe de 100 à 35 par an. Le déficit budgétaire est stabilisé autour de 2 % du PIB et la dette publique amorce sa décrue, repassant en dessous des 100 % du PIB en 1989.
Mais une fois encore l’actualité internationale compromet le processus de redressement. La guerre du Golfe casse la conjoncture mondiale. Le financement de la réunification allemande pousse à la hausse les taux d’intérêt. Un ralentissement général des affaires s’ensuit.
L’Irlande en subit le contrecoup. La croissance tombe au-dessous de 2 % en 1991, soit une chute de six points d’une année sur l’autre. Les deux années suivantes elle reste voisine de 3 %. Le chômage se remet à croître et retrouve son niveau antérieur de 16 % de la population active.
Nous sommes alors en 1993. Aux États-Unis, avec l’avènement du président Clinton, va s’ouvrir la plus longue période de prospérité de l’après-guerre. L’Europe aborde une nouvelle phase de son intégration avec l’entrée en vigueur du traité de Maastricht. En janvier 1993 la livre irlandaise est dévaluée pour la dernière fois, avant d’entrer dans la monnaie commune, l’euro.
Le Tigre celtique va pouvoir faire son apparition.
Le Tigre bondissant
En 1994 la croissance irlandaise dépasse à nouveau les 5 %. En 1995 elle est de 10 %. Sur les sept années 1994–2000 elle sera en moyenne de 9,3 %, soit plus de trois fois la croissance moyenne de l’Union européenne, qui, dans cette période économiquement faste pour tous, reste inférieure à 3 %.
Les dragons asiatiques des années 1980 ont trouvé leur émule. Qu’est-ce donc qui a fait bondir le Tigre ?
La Toile couvre le monde, bouleversant la façon de travailler des entreprises, et un petit appareil conquiert les habitants de la planète : le téléphone portable. L’Irlande bénéficie fortement de ces nouvelles percées, qui enthousiasment les Bourses de tous les pays. Elle est devenue terre d’élection pour les biens et services liés aux hautes technologies. Au point que les jeunes cadres irlandais des firmes informatiques américaines, y ayant acquis leur savoir-faire, créent leurs propres entreprises.
L’industrie indigène irlandaise se taille une place dans la high-tech, dans les logiciels et services informatiques avec Iona, qui entrera au NASDAQ en 1997, Baltimore et tous les autres, mais aussi dans la pharmacie avec Elan, qui deviendra la plus forte capitalisation de la Bourse de Dublin.
Les fonds structurels européens jouent un rôle central dans la stratégie industrielle de l’État irlandais, aidant à implanter sur le terrain des pôles (ou » clusters ») où sont valorisées les nouvelles technologies. Ces fonds, déjà doublés avec l’Acte unique européen, le sont une nouvelle fois à Maastricht.
L’Europe crée aussi au profit de ses quatre pays membres les plus déficients en infrastructures de base, dont l’Irlande, le » fonds de cohésion « . Ainsi peuvent être lancés ou accélérés le programme autoroutier, celui des transports publics de Dublin, les grands projets d’eau et d’assainissement.
Au total c’est environ 40 % du coût des projets inscrits au Plan de développement national 1993–1999 qui seront couverts par les fonds européens. Cependant les infrastructures industrielles se développent plus vite que les infrastructures classiques, creusant l’écart entre les forces productives du pays et son équipement. L’ensemble des aides au titre du Cadre communautaire d’appui représente annuellement au début 2,4 % et à la fin 2,8 % du PIB.
Le partenariat social fait maintenant partie de la vie nationale. Les accords triennaux successifs limitent les hausses des salaires, une limitation compensée pour les salariés par la baisse des taux de l’impôt sur le revenu.
Les recettes fiscales engendrées par le Tigre permettent à l’État de satisfaire tout le monde. L’amélioration des finances publiques est spectaculaire. Le budget redevient excédentaire en 1997. Le Tigre accomplit un miracle : plus les taux de l’impôt baissent et plus son produit augmente. Le solde positif va continuer de croître et frôlera les 5 % du PIB en fin de période. La dette publique diminue régulièrement. En 2000 elle ne représentera plus que 35 % du PIB, le taux le plus bas de toute l’Union européenne après le Luxembourg.
La politique économique du pays pendant toute cette période est marquée par une parfaite continuité, un point très apprécié des investisseurs et des financiers étrangers, et d’autant plus méritoire que la vie politique irlandaise reste mouvementée.
Aux élections de 1989 le Fianna Fail ne conserve le pouvoir qu’en s’alliant avec les Démocrates de progrès, les PDs. Mais les partenaires se brouillent. De 1992 à 1994 l’Irlande a un gouvernement Fianna Fail-Labour. Mais le Labour change d’alliés. Le gouvernement Fine Gael-Labour dit de l’Arc-en-ciel, qui dure jusqu’en 1997, poursuit la politique qui a permis l’arrivée du Tigre.
Enfin les élections de juin 1997 amènent au pouvoir l’actuelle coalition Fianna Fail-PDs, avec le taoiseach Bertie Ahern, chef du Fianna Fail, et la tanaiste Mary Harney, chef des PDs, coalition qui est reconduite en 2002.
Mais ces aléas politiques n’affectent pas les acteurs économiques. Les investisseurs étrangers continuent d’affluer. En 1997 ils représentent 48 % des emplois industriels, 69 % de la production et plus de 85 % des exportations. Les entreprises étrangères paient des salaires 25 % plus élevés que l’industrie indigène.
La Commission européenne cependant, constatant l’amélioration de la situation économique de l’Irlande, estime que les conditions fiscales de faveur dont y jouissent les investisseurs étrangers ne sont plus justifiées. Le gouvernement irlandais tourne la difficulté grâce à la réduction progressive du taux général de l’impôt sur les sociétés. Un accord conclu avec la Commission en 1998 prévoit que ce taux sera de 12,5 % à compter du 1er janvier 2003. Les bénéficiaires des taux préférentiels continueront d’en profiter jusqu’en 2005 ou 2010 selon le cas. Cet accord rassure les multinationales.
La forte croissance fait reculer le chômage. L’élan donné par la high-tech stimule l’emploi dans d’autres secteurs, comme celui de la construction, alors que l’arrivée massive des Américains à la recherche de leurs racines fait les beaux jours de l’hôtellerie-restauration. En fin de période le nombre des personnes cherchant du travail, selon la définition de l’OIT, descend au-dessous de 4 % de la population active.
Est-ce une coïncidence ? 1994, la première année du Tigre celtique, est aussi celle du cessez-le-feu annoncé par l’IRA en Irlande du Nord, exemple bientôt suivi par les milices loyalistes, qui permettra les accords du Vendredi Saint de 1998. Le Tigre, inversant le rapport économique entre les deux parties de l’île, a détourné la jeune génération du combat nationaliste.
Mais un inconvénient des investisseurs étrangers est le rapatriement des bénéfices, qui atteignent 17 % du PIB à la fin de la période du Tigre celtique. Le revenu des Irlandais selon le PIB par habitant sera en 2000 le deuxième plus élevé de l’Union européenne après le Luxembourg mais seulement légèrement supérieur à la moyenne européenne et comparable à celui de la France en PNB.
Ces différences de chiffres ne changent pas le fait fondamental. Grâce au Tigre les Irlandais sont, pour la première fois de leur histoire, devenus riches.
L’envolée des prix de l’immobilier est la marque la plus évidente du phénomène d’enrichissement, la demande, alimentée par la hausse sensible des revenus par tête à partir de 1994, ne cessant de précéder l’offre. Le mouvement est entretenu par les bas taux d’intérêt.
L’inflation reste pourtant contenue jusqu’en 2000, année où les derniers mois voient se produire une flambée des prix, atteignant 7 % de hausse annuelle en novembre. L’Irlande détient dès lors le privilège peu enviable d’être un des pays les plus chers d’Europe, ce dont les touristes vont finir par s’apercevoir.
Les immatriculations de véhicules neufs sont une autre manifestation de la nouvelle richesse du pays. Elles sont de 75 000 en 1993, 153 000 en 1997 et 275 000 en 2000, effet millénaire aidant. Ce gonflement massif du parc roulant ne manque pas d’affecter la circulation dans le grand Dublin.
Tels sont les problèmes des riches. Mais tous ne sont pas riches. Les années du Tigre vont voir l’enrichissement des classes moyennes mais aussi l’accroissement de la pauvreté des plus pauvres.
La part des Irlandais vivant avec 50 % ou moins du revenu moyen de la population passe de moins d’un cinquième en 1994 à plus d’un quart en 1998. Selon les critères du PNUD, l’Irlande se situe à l’avant-dernier rang des pays industrialisés au classement de l’indice de pauvreté.
Pourtant le partenariat social s’est donné aussi des ambitions sociales, avec la Stratégie nationale de lutte contre la pauvreté, la NAPS, qui bénéficie aussi de financements européens. On assiste néanmoins à un recul des dépenses sociales en pourcentage du PIB.
Même le succès du Tigre celtique en matière d’emploi doit être nuancé. La proportion d’emplois à temps partiel s’accroît dans les années du Tigre, passant de moins de 7 % à près de 11 % du total. Nombreux sont les emplois saisonniers. Le chômage au sens strict descend en fin de période à un niveau résiduel enviable mais le nombre des travailleurs indemnisés inscrits au » Live register » reste plus du double.
Les menaces sur l’environnement sont un autre des effets pervers de la croissance. L’Irlande industrialisée et motorisée du début du troisième millénaire émet des gaz à effet de serre à un rythme double de celui autorisé par le protocole de Kyoto. L’eau, cette richesse traditionnelle de l’île verte, est menacée. Enfin la multiplication des déchets ménagers et industriels attaque le paysage, avec la prolifération des décharges sauvages, l’absence de moyens suffisants de recyclage et le refus persistant des incinérateurs par la population.
Restent les effets psychologiques du Tigre. A‑t-il créé, comme le disent certains, une » nation étrangère à elle-même » ? La montée du taux des suicides, surtout parmi les jeunes, est un symptôme inquiétant. L’alcoolisme et la drogue, ces » côtés sombres » de la réalité irlandaise, pour reprendre l’expression de la présidente McAleese, se sont répandus pendant les années du Tigre. La violence continue à faire partie de la vie nationale. La » civilisation du pub » reste une valeur ambiguë, modèle de convivialité mais aussi évasion commode face au présent et surtout à l’avenir.
Mais ces critiques restent très minoritaires. Le miracle irlandais fait l’émerveillement de l’Europe, particulièrement des pays de l’est du continent, qui viennent chercher en Irlande la recette d’un décollage économique rapide. Pour une Irlandaise au moins cette recette ne fait aucun doute. À l’été 2000 la tanaiste Mary Harney déclare qu’elle se sent » plus proche de Boston que de Berlin « .
La seule question que tous se posent est de savoir si et combien de temps le Tigre va durer.
Le crépuscule du Tigre
En 2000 les économistes sont unanimes quant au principal obstacle à la poursuite de la forte croissance irlandaise : la raréfaction de la main-d’œuvre disponible. Le Tigre a besoin de toujours davantage de monde. Le nombre des emplois à occuper dans l’île verte est passé durant la décennie de 1 183 000 à 1 670 000, soit près d’un demi-million de nouveaux postes créés.
Or le taux de natalité dans la très catholique Irlande a baissé de plus d’un tiers entre 1980 et 1995. L’arrivée à l’âge du travail des générations creuses de l’avant-Tigre va maintenant se manifester. Faire travailler davantage les femmes est difficile car leur taux d’activité, longtemps un des plus bas de l’Union européenne, est aujourd’hui un des plus élevés.
La seule solution véritable est l’appel à la main-d’œuvre extérieure. Depuis 1997 le solde migratoire, redevenu négatif dans les années 1980, est à nouveau positif. Mais le rythme est insuffisant. Des missions de l’Agence nationale de l’emploi FAS partent pour les grands pays de langue anglaise, Canada, Australie, Afrique du Sud. Les pays d’Europe de l’Est sont également visés.
Grâce à la main-d’œuvre venue d’ailleurs, les économistes n’excluent pas un taux de croissance de 8,5 % encore en 2001 succédant aux 11,5 % de 2000. Mais l’économie du Tigre, une des plus ouvertes au monde, dépend avant tout de la demande extérieure. Or celle-ci va subir plusieurs chocs, affectant fortement l’Irlande.
Le premier est le choc technologique. Le marché des PC et plus encore des téléphones mobiles, arrivé à un point de saturation, se contracte brusquement, entraînant dans son sillage les fabrications et les services qui lui sont liés. La » bulle Internet » éclate. Les valeurs technologiques s’effondrent en Bourse, déclenchant un recul général des places financières. Les multinationales du secteur des TIC annoncent des réductions d’effectifs.
Le ralentissement concerne d’abord les États-Unis, marquant le terme de la longue période de prospérité qui a caractérisé les deux présidences Clinton. L’Irlande, d’où les multinationales exportent surtout sur l’Europe et le Moyen-Orient, espère d’abord que l’impact chez elle sera limité.
Son principal problème est alors l’inflation. Comme elle fait partie des douze pays s’apprêtant à introduire chez eux l’euro au 1er janvier 2002, ses partenaires européens surveillent de près sa politique des prix. Le 12 février 2001 le budget du ministre McCreevy est condamné par l’ECOFIN, le Conseil des ministres européens des affaires économiques et financières, comme procyclique et inflationniste.
Non seulement le gouvernement mais aussi les citoyens irlandais, fiers des exploits du Tigre, ressentent cette condamnation comme une injustice, voire un affront. Les électeurs irlandais s’en souviendront sans doute le 6 juin suivant, quand ils diront “non” au traité de Nice.
L’inflation affecte les coûts industriels. Malgré le partenariat social les revendications salariales resurgissent, créant un climat d’agitation sociale qu’on n’avait pas vu depuis longtemps. En décembre 2000, le “ Programme pour la prospérité et l’équité ” 2000- 2002 doit être ajusté en catastrophe, avec trois points supplémentaires d’augmentation des rémunérations. Les hausses effectives sont beaucoup plus élevées dans les multinationales, qui s’arrachent le personnel qualifié.
Or l’Europe de l’Est, qui sera bientôt dans l’Union, offre une maind’œuvre bien meilleur marché. La grande peur s’installe que les investisseurs étrangers, qui n’ont pas de patrie, désertent l’île verte. Il n’est que plus important de les retenir par des taux d’impôts avantageux, ce qui raidit l’Irlande dans son opposition aux projets d’harmonisation fiscale dans l’Union.
À l’été 2001 Gateway abandonne l’Irlande avec mille cinq cents emplois supprimés et General Semiconductors annonce la fermeture d’une usine employant huit cents personnes.
Il n’y a pas que l’industrie qui donne du souci. Le 21 février 2001 la fièvre aphteuse a fait son apparition dans la grande île voisine. L’Irlande se ferme aux visiteurs. L’épidémie sera tenue en échec mais le tourisme, qui représente 6 à 7% du PIB irlandais, est fortement perturbé.
Quand arrive l’été, toutes les mesures sanitaires ont été levées et un retour à la normale est espéré. Alors se produit le 11 septembre. Les Américains annulent leurs voyages. Aer Lingus a plus de la moitié de ses avions cloués au sol. Au total ce seront cinq cent mille touristes de moins.
Et pourtant le Tigre résiste. La croissance est encore de près de 7% en 2001 et de 6% en 2002. C’est qu’un secteur continue de se développer fortement : celui de la pharmacie, qui voit croître ses ventes en particulier outre-Atlantique, au point que l’Amérique va devenir le premier client de l’Irlande.
Le rôle des multinationales, pharmaceutiques mais aussi financières, dans ce maintien de la croissance irlandaise est souligné par le fait que, si le produit intérieur connaît cette belle avancée en 2002, le produit national, qui exclut leurs profits, ne progresse que de moins de 1%.
La remontée de l’euro face au dollar sera le dernier coup porté au Tigre. Les exportations, dont plus de la moitié sont dirigés hors de la zone euro, reculent. Les délocalisations reprennent. La croissance de l’économie irlandaise pour 2003, en produit intérieur comme en produit national, ne sera qu’à peine plus de 2 %, inférieure à celle des États-Unis et de plusieurs pays européens.
Mais le Tigre a accompli son œuvre de rattrapage. L’Irlande a maintenant rejoint les rangs des pays industrialisés développés. Elle pourrait devenir bientôt contributrice nette au budget de l’Union. Depuis le 1er janvier 2004 elle ne bénéficie plus du fonds de cohésion.
Pourtant le rattrapage n’est pas achevé. Ainsi les besoins en infrastructures restent-ils très importants. Les économistes estiment qu’il subsiste en Irlande un potentiel de croissance supérieur à la moyenne de l’Union européenne, potentiel qu’ils évaluent à 4 à 5% par an jusqu’à la fin de la présente décennie.
La technologie et les grands travaux devraient être les éléments porteurs des années à venir. L’IDA concentre son effort aujourd’hui sur les activités à forte valeur ajoutée et à fort contenu technologique, la création de centres de recherche et de développement, les biotechnologies, en particulier les nanobiotechnologies, mais aussi le haut débit pour la télématique et la troisième génération de téléphonie mobile, autant de percées dont on espère qu’elles feront repartir le marché.
Cette nouvelle approche commence à produire ses effets. Début 2004 Google installe en Irlande son principal centre européen. Tout récemment Intel a annoncé un nouveau projet d’un milliard et demi d’euros d’usine de production de “nanopuces” à Dublin.
En même temps les autorités cherchent les moyens de consacrer plus d’argent aux investissements de base sans creuser le déficit public, un dilemme que l’ingéniosité des financiers et l’appel au partenariat publicprivé devraient permettre de surmonter.
L’économie irlandaise, du fait de son grand degré d’ouverture, est une des premières à profiter du redémarrage de la conjoncture internationale. Du coup certains parlent déjà d’un réveil du Tigre. Mais cela est une autre histoire.
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texte apocryphe
Je n’ai pas lu votre texte en entier, car il commence sur une erreur. Il est totalement faux de prétendre que la population irlandaise était de plus de 8 millions en 1800. Elle a atteint ces sommets seulement aux environs de 1840 suites à l’émigration massive des Anglais afin de les assimiler. Vous devriez peut-être vérifier vos sources avant de publier un article sur Internet qui est accessible à tous. J’espère que vos sources sont meilleures pour la suite du texte si vous faites erreur sur un sujet aussi banal que la démographie.