Hobart, en attendant
Olivier Poivre d’Arvor vient de publier Deux étés par an (roman, éditions Stock). Il met sa plume au service de sa passion et de sa fonction, pour l’Océan.
Depuis trois jours, doux et pluvieux, dans une petite chambre d’hôtel à Hobart, Tasmanie. J’attends, sans impatience, de prendre la mer. While waiting for the Astrolabe to be repaired. En anglais dans le texte, car nous sommes dans les mains de l’Australian Antarctic Division et dans celles de la météo australienne, pas vraiment favorable en cet été austral frémissant. Sérieux blizzard annoncé sur le Continent blanc. Et panne électronique, faute d’avion prêt à décoller, sur notre bon vieux navire polaire national à capacité glace, l’Astrolabe. Tandis que les dieux logisticiens travaillent à nous mener dès que possible à son bord, je m’abandonne, de plus en plus décalé. Plus les heures, les jours passent, moins je sors de ma chambre. Plus rien à faire, ni à découvrir, dehors. J’ai tout écumé du sel de cette capitale miniature. Hobart est une île en soi, en plus d’être en Tasmanie, elle-même un bout de triangle insulaire australien. L’Océan n’est pas loin pourtant, double à cet endroit, Indien et Pacifique, où verse la rivière Derwent. Sur ses rives, dès que les consommateurs quittent les tables de bois en plein air des bistros populaires, de grosses mouettes se jettent sur les vestiges des fish and chips avant de se frotter, le bec luisant, aux embruns de la tempête naissante.
Je vis désormais, à force de déchiffrer leurs récits dans cette chambre presque aveugle de l’hôtel Ibis Styles, avec des fantômes océaniques. Ceux de fameux explorateurs et navigateurs, Tasman, Marion du Fresne, Cook, d’Entrecasteaux, Bass, Flinders, Baudin, qui vinrent se protéger, dans le port d’Hobart, des redoutables quarantièmes rugissants. Celui de Charles Darwin qui fréquenta le coin lors de son tour du monde naturaliste sur le HMS Beagle. Celui d’Errol Flynn, natif d’Hobart, turbulent capitaine de bateau et trafiquant de coprah avant de devenir l’acteur mutin de grands films maritimes : In the wake of the Bounty, Capitaine Blood, L’Aigle des mers… Ceux des personnages des Frères Kip de Jules Verne qui s’amarrèrent dans l’un des plus profonds ports naturels au monde, où les ferries de la compagnie Spirit of Tasmania chargent aujourd’hui des bandes de jeunes étudiants en année sabbatique et des groupes de touristes amateurs de traversées mouvementées.
Hobart, siège de la recherche polaire australienne, n’est pas jumelé à Brest pour rien. Chez nous, dans le Finistère, nous abritons le siège de l’Ifremer et celui de l’Institut polaire français Paul-Émile-Victor qui nous permet d’embarquer, à partir d’Hobart, pour notre station en Antarctique Est, Dumont‑d’Urville, de ravitailler nos chercheurs, de retrouver sur l’île des Pétrels la fameuse colonie de manchots Adélie et de nourrir l’image de cette préfecture si singulière des Terres australes et antarctiques françaises. À Hobart, souligne mon ami Jérôme Chappellaz, une des grandes figures de la glaciologie mondiale, un monument aux morts français disparus en Antarctique, surmonté d’un drapeau tricolore, rappelle que le voyage austral n’a pas souvent été de tout repos. Je vais m’y recueillir.
L’Océan, passion d’enfance, une enfance qui n’en finit jamais, est aujourd’hui devenu mon métier. Une ambassade, imaginez-vous ! C’est que, président du Musée national de la Marine, cofondateur avec Rym Benzina, Geneviève Pons et Pascal Lamy du Forum de la Mer de Bizerte alors que j’étais ambassadeur en Tunisie, me voilà proposé à la succession de Michel Rocard et de Ségolène Royal comme troisième ambassadeur pour les pôles. À Jean-Yves Le Drian, alors ministre des Affaires étrangères, puis au Président de la République, je dis oui, mais à une condition : qu’aux pôles, on ajoute à ma mission les océans ! L’Océan unique, bien commun. 71 % de la surface du globe. C’est oui, me disent mes commanditaires. Plus tard, hydrosphère et cryosphère à l’appui, j’obtiens de m’occuper également des fleuves, des zones humides, des glaciers… Peu à peu, mon territoire s’agrandit. La plus belle des ambassades, mais aussi la plus grande, ai-je coutume de dire. C’est désormais auprès de 80 % de la planète que je tente de porter la vision française, d’équilibre, de ce monde liquide et glacé si menacé. Les enjeux sont magnifiques face au monstre que nous avons enfanté depuis que nous nous régalons des énergies fossiles. Celui d’un monde bientôt sans glace tant les effets du changement climatique agissent de la manière la plus dramatique dans les deux pôles, Nord et Sud, tout comme dans les quelque deux cent mille glaciers des Amériques, d’Afrique, d’Asie, d’Europe. Fin 2100, ils seront tous morts ces glaciers, vidés de leurs blancheurs épaisses, de leurs mémoires de l’atmosphère. Ce seront près d’un milliard de personnes qui seront ainsi privées d’eau, d’électricité, d’activités agricoles, notamment au pied des plus hauts sommets de l’Hindū-Kush-Himalaya qui ne pourront plus alimenter les grands fleuves asiatiques.
“Le Traité de l’Antarctique, modèle de sagesse, portant la vision d’un continent tout entier dédié à la science et à la paix.”
Devant moi, l’Antarctique que je m’apprête à visiter pour la seconde fois. On attend beaucoup dans des régions extrêmes. Il y a un an, coincé dans la station belge Princesse-Élisabeth en raison de vents très puissants qui empêchaient les avions de décoller, j’ai commencé à écrire Deux étés par an, un roman, une fable plutôt, qui raconte la migration d’un couple de sternes arctiques qui entreprennent leur dernière migration, du Groenland à ce pôle Sud géographique où je venais de passer quelques jours sous une tente. Je me projetais en 2048, date à laquelle le Traité de l’Antarctique, modèle de sagesse, portant la vision d’un continent tout entier dédié à la science et à la paix, pourra être reconsidéré. Aujourd’hui, à Hobart, c’est porteur de bonnes nouvelles que je vais visiter, avec des responsables de l’Institut polaire français, nos stations scientifiques françaises de Dumont‑d’Urville et de Concordia : des financements pour la rénovation de ces lieux si précieux de la recherche polaire, pour un nouveau bateau à capacité glace, le Michel Rocard, pour un programme ambitieux autour de l’Antarctique… Il était temps. Nos dirigeants ont enfin pris la mesure du manque de moyens dédiés aux pôles qui, s’ajoutant à l’effondrement de la cryosphère partout dans le monde, rendait la position française intenable.
En attendant de chevaucher, le cœur renversé, l’océan Austral, c’est à l’Antarctique que je pense. Là-haut, au Nord, au Groenland, les jeux sont faits, l’inlandsis de cette île grande comme l’Europe est condamné à disparaître et avec lui, à un terme de quelques centaines d’années, le niveau de la mer à monter à plus de cinq mètres à l’échelle de la planète. Si l’Antarctique se mettait pareillement à vaciller et certains signes le laissent à penser, c’est avec quatre à cinq dizaines de mètres supplémentaires qu’il faudra imaginer le monde sous-marin de demain. Un autre bon milliard de personnes déplacées, bien plus que les 10 000 habitants de l’État polynésien de Tuvalu que l’Australie se propose déjà d’accueillir, tant la submersion de leur archipel est inévitable.
Le vent se met à souffler alors que la nuit tombe à Hobart. Demain, nous devrions partir. L’Astrolabe est réparé. Je sors marcher. Je sens et entends en me promenant le long des quais le souffle tiède et rauque de l’Océan. Sa colère. C’est qu’il est fâché le bougre, lui qu’on a pris pour la plus grande poubelle de plastiques et de microplastiques, qu’on pollue de mille manières, qui s’acidifie, au péril de la survie de nos coraux, qui perd oxygène, vitalité, biodiversité, qui se réchauffe, accroissant par la dilation thermique l’élévation du niveau de la mer, qu’on pille en le surpêchant, en détruisant ses espèces, qu’on racle dans ses fonds, qu’on s’apprête peut-être à offenser en commettant l’irréparable et en s’attaquant à ses grands fonds pour extraire des minerais dont on n’a pas véritablement besoin. Tandis qu’on l’exploite à n’en plus finir, gratis, sans rien lui redistribuer, ni soins ni droits, l’Océan voit par milliards les femmes et les hommes s’approcher de lui, toujours de plus près, comme fascinés par cette masse grandissante qui continue de faire peur, tant sa part d’inconnu est considérable. Près de la moitié des humains ne savent pas nager. S’ils étaient si nombreux à ne pas savoir marcher, aimeraient-ils la Terre ? S’y frotteraient-ils ? Et pourquoi, diable, alors que les effets du changement climatique vont, ouragans, tempêtes et cyclones à l’appui, faire de l’Océan une arme de destruction massive, pourquoi diable continuons-nous de nous approcher de lui, de le narguer, de le provoquer ?
Dans un pub, le seul qui soit resté ouvert alors qu’il fait nuit noire, je commande un verre de Sullivans Cove, un excellent whisky de Tasmanie. Rob, le serveur, un géant un peu déplumé, m’interroge. Je lui explique, l’Astrolabe, l’Antarctique, la menace climatique, l’Océan rebelle. Il me demande d’où je viens. Je lui dis que j’arrive juste de Dubaï, de la COP28, que je suis allé faire mon métier, parler de l’Océan et des pôles, dans l’insolent royaume des hydrocarbures. Ça le fait rire, Rob, les COP, il sait à peine ce que c’est, mais il sait que ça ne sert à rien, que de toute façon on est foutu. Rob est un ancien skipper de la fameuse course Sydney-Hobart. Il me raconte l’année 1998, la terrible tempête, des vents de soixante-dix nœuds. L’une des épreuves à la voile les plus meurtrières. Cent quinze bateaux partis de Sydney, quarante-quatre arrivés à Hobart, dont le sien. Six morts. Parmi eux, Bruce, son meilleur copain. Ce jour-là, il a décidé d’arrêter la course. Trop dur. Il a posé son bagage à Hobart. Trouvé un boulot au Hope & Anchor Tavern. Et comme moi, depuis lors, devant l’Océan, il attend. On ne sait quoi.