Hommage à DESCARTES (VI et fin)
PROLOGUE
Ce sixième et dernier entretien, consacré à notre philosophe, a l’ambition de mieux cerner et dégager les traits les plus saillants trop souvent brouillés du « cartésianisme », utiles à l’esquisse d’un bilan aussi objectif que possible, tâche toujours problématique tant divergent, comme on l’a déjà dit, points de vue, interprétations ou plus simplement attitudes envers la philosophie en général (cf. notre exergue), ou certains philosophes.
Commençons par alléger, avec le concours de l’auteur, un dossier notoirement encombré de griefs inconsistants. C’est ainsi qu’à maintes reprises, il fait allusion au risque de confusion des genres, par exemple dans la cinquième réponse des Méditations :
… Et il faut prendre garde à la différence qui est entre les actions de la vie et la recherche de la vérité, laquelle j’ai tant de fois inculquée ; car, quand il est question de la conduite de la vie, ce serait une chose tout à fait ridicule de ne s’en pas rapporter aux sens. (…) C’est pour cela que j’ai dit en quelque part : « qu’une personne de bon sens ne pouvait douter sérieusement de ces choses » ; mais lorsqu’il s’agit de la recherche de la vérité et de savoir quelles choses peuvent être certainement connues par l’esprit humain, il est sans doute du tout contraire à la raison de ne vouloir pas rejeter sérieusement ces choses-là comme incertaines, ou même aussi comme fausses.
– Autre mise au point :
Je n’entends point y parler des choses qui appartiennent à la foi ou à la conduite de la vie, mais seulement de celles qui regardent les vérités spéculatives et qui peuvent être connues par l’aide de la seule lumière naturelle.
– Faut-il rappeler le tort injustifié causé à Descartes par certaine phrase évoquant la vocation des hommes à devenir, grâce à leur infinie liberté, comme maîtres et possesseurs de la nature.
L’artifice consiste à oublier le » comme » et le contexte pourtant explicite sur les limites de cette liberté : Dieu n’a pas légué la nature à l’homme mais a fait de lui son intendant, lui donnant l’intelligence pour la faire fructifier et améliorer sa propre condition, citons ici Guenancia : Descartes est tout à fait conscient que la ressemblance avec Dieu peut rendre les hommes extravagants au point de « souhaiter être dieux » … l’homme n’est une image de Dieu que s’il sait aussi qu’il n’en est que l’image… D’ailleurs, à diverses reprises, Descartes oppose la » petitesse » de l’homme à la grandeur de la création.
– On ne compte pas les pseudo-objections faites à Descartes par ces disputeurs invétérés que sont les théologiens de son temps, n’en donnons qu’un exemple :
– Nombreux furent ceux qui prirent à contresens le doute « hyperbolique », notamment Bourdin, jésuite de Clermont, à l’origine d’une cabale contre lui : Comment se pourra-t-il faire que les mêmes choses qui auparavant étaient douteuses ne soient plus maintenant douteuses et incertaines ?
Réponse de Descartes : … Comme si j’avais pris pour fondement de ma philosophie qu’il faut toujours tenir pour fausses les choses douteuses.
– Venons-en à des interrogations plus sérieuses, au cœur de la métaphysique cartésienne qui commande tout un système, difficilement accepté du vivant même de Descartes.
Il est pour cela nécessaire de veiller à ne pas dénaturer sa pensée, d’accepter notre philosophe tel qu’il se présente à nous, ses postulats, sa conviction d’une solution de continuité radicale entre connaissances sensibles et intellectuelles, d’où la primauté de la métaphysique dans l’ordre de la recherche intellectuelle, permettant au penseur, de prendre conscience de façon soi-disant certaine, par sa seule raison, de son rapport aux choses de la nature.
Que cette intuition se révèle inapte à promouvoir le progrès scientifique, cela ne semblait pas évident à une époque où les esprits étaient encore mal dégagés du moule scolastique, où rares étaient ceux qui avaient compris que la seule démarche fiable consistait à interroger inlassablement la nature.
Descartes jouit d’un naturel optimiste, confiant dans les capacités humaines, à commencer par les siennes, à percer les secrets de la nature, si bien gardés soient-ils, mais il est aussi un homme trop pressé de toucher à un but que ses « idées claires et distinctes » lui représentent proche1. Il n’a pas comme Pascal la prescience de l’extraordinaire complexité des phénomènes.
Rappelons certains repères essentiels touchant l’anthropologie cartésienne, en nous fiant aux jugements portés par l’un des plus grands physiciens et épistémologistes de notre siècle : Werner Heisenberg (1901−1976) qui était féru de philosophie, discipline qu’il pratiquait avec une rare aisance et une clarté d’esprit que devraient lui envier nos philosophes-maîtres à penser contemporains.
Les lignes ci-contre (voir encadré) ont été extraites et traduites d’une série de conférences faites au cours de l’hiver 55–56 à l’université Saint Andrew en Écosse.
Heisenberg met clairement le doigt sur le défaut de la cuirasse du « système philosophique » de Descartes : le « triangle Dieu – le Monde et Moi » est étrangement statique, sans dynamisme au niveau relationnel interne, plus spécialement entre Moi et Dieu d’une part, Moi et le Monde de l’autre, c’est précisément ce que l’on se propose d’examiner tour à tour en II et III.
I.2 – « ESPRITS ANIMAUX », « ANIMAUX-MACHINES »
Il nous faut auparavant mieux éclairer un point d’histoire : l’accueil plutôt frais réservé à la thèse de Descartes sur les animaux.
Commençons par rappeler la controverse sans issue qui s’engage entre Descartes et ses objecteurs au sujet de ces malencontreux « animaux-machines » qui soulèvent des protestations unanimes chez les philosophes et correspondants étrangers de Descartes :
– Froidmont à Louvain qui l’accuse de priver les bêtes de la vie et du sentiment (Vita sensusque),
– Hobbes (l’auteur du Leviathan, indésirable en Angleterre, réside alors à Paris où il est devenu un familier de Mersenne),
– Henri More (docteur au Christ” College de Cambridge).
Rappelons que les « esprits animaux » font leur apparition dans le Discours de la méthode :
Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est la génération des esprits animaux qui sont comme un vent très subtil, ou plutôt comme une flamme très pure et très vive, qui, montant continuellement en grande abondance du cœur dans le cerveau se va rendre de là par les nerfs dans les muscles et donne le mouvement à tous les membres.
Les « esprits animaux » menaient implicitement à l’idée des « animaux-machines ».
Henri More s’indigne de ce sentiment meurtrier et barbare que vous avancez pour les métamorphoser en marbres et machines. Il trouve inouï de n’en faire que des machines insensibles, de peur de les rendre immortels. Pour sa part, More pense que les animaux ont une âme tout en admettant plusieurs degrés de vie, d’âme, d’esprit, selon une hiérarchie allant des plantes aux anges : à ses yeux l’univers manifeste l’omniprésence divine et l’âme humaine a une conscience cosmique de son union avec Dieu… Ce sentiment naturel que nous avons de notre propre existence, d’où naît-il et cet empire que notre âme a sur les « esprits animaux » d’où vient-il ?
Le rôle central assigné par Descartes à la glande pinéale (l’épiphyse) (A1) dans la distribution des « esprits animaux » lui semble délirant.
Comme on peut le constater, l’esprit néoplatonicien de la Renaissance (cf. notre article IV) reste vivace chez les philosophes anglais, par ailleurs fidèles à la tradition, voyant d’abord dans l’âme (anima) le principe de vie.
More va jusqu’à invoquer un extrait du chant VI de l’Énéide sur l’animation de la nature par l’esprit divin. À l’opposé, Descartes ne veut pas entendre parler « d’âme du monde », terme sans signification, ce dernier étant complètement désacralisé à ses yeux :
Je maintiens que les animaux n’ont pas d’âme, étant privés du libre arbitre qui implique la pensée, autrement dit l’usage de la raison, ils obéissent seulement à ce que je nomme les « esprits animaux » c’est-à-dire aux émotions, aux pulsions instinctives de leur corps, lesquelles existent d’ailleurs, bien qu’atténuées, chez l’homme… Si les bêtes pensaient ainsi que nous, elles auraient une âme immortelle aussi bien que nous, ce qui n’est pas vraisemblable à cause qu’il n’y a point de raisons pour le croire de quelques animaux sans le croire de tous et qu’il y en a plusieurs trop imparfaits pour pouvoir croire cela d’eux, comme sont les huîtres, les éponges… Il est plus surprenant qu’il y ait une âme dans chaque corps humain que de n’en point trouver dans les bêtes.
Si ces arguments témoignent de pugnacité, l’embrouille résulte, comme nous le verrons bientôt, de simplifications et d’amalgames de langage autour du concept d’âme dont Descartes ne discerne pas au départ les conséquences.
De part et d’autre, on campe sur ses positions, le débat tourne court faute d’être relancé par de nouvelles objections aux réponses, de réponses complémentaires aux objections. Il se clôt sur quelques « fâcheries » et le constat de désaccords irréductibles avec les philosophes anglais les plus en vue. Cette rupture fait date dans l’histoire des mutuelles incompréhensions entre deux courants philosophiques peu conciliables : idéaliste et rationaliste d’un côté, analytique et empirique de l’autre ou comme on le verra par la suite, selon une distinction, proposée par Heisenberg, entre deux « réalismes », le premier « métaphysique », le second « pratique ».
Comprenons que si Descartes avait admis que les animaux avaient une certaine forme d’âme (A2), c’était tout son système qui s’écroulait. En réalité, derrière ce dialogue de sourds se profile un tout autre enjeu, celui de la validité, plus précisément de la recevabilité du « partage cartésien » par les grandes traditions philosophiques et religieuses.
Il est peu agréable, quand on éprouve de la sympathie envers notre philosophe, d’avoir à constater qu’il s’égare et nous égare, œuvrant à contre-courant de traditions mûrement élaborées, faisant à son insu le lit de l’anthropologie moderne, foncièrement agnostique.
En accolant au départ dans « esprits animaux » deux mots assez antinomiques, en bousculant le langage, Descartes se rendait-il compte qu’il allait immanquablement susciter des confusions et protestations ?
II.1 – ÂME ET ESPRIT
Descartes commence par écrire dans son Abrégé des Méditations :
… D’où il s’ensuit que l’esprit ou l’âme (ce que je ne distingue point) est immortel de sa nature. Il élargit ensuite l’amalgame dans sa seconde Méditation : Je suis donc une chose pensante, ou encore esprit, ou encore âme, ou encore intellect, ou encore raison.
Et pour dissiper toute équivoque, il prend de nouveau soin de préciser dans « ses » réponses aux cinquièmes objections :
… Car je ne considère pas l’esprit comme une partie de l’âme mais comme cette âme toute entière qui pense. Ne pas distinguer l’esprit de l’âme équivaut à nier, à considérer comme sans objet les réalités sur lesquelles ouvre l’esprit et par là, se limiter aux facultés sensitives et cognitives propres à l’âme : pensée et intelligence psychique au sens commun du terme. Il rompt ainsi avec la tradition des origines distinguant deux niveaux dans l’âme humaine : l’animal et l’intellectif, une tradition qui établissait une césure d’ordre ontologique, entre la partie tournée vers le corps et le monde (la psyché grecque, l’anima latine) et la partie noble, d’essence divine, impérissable, contrairement à la première (le pneuma grec, c’est-à-dire le souffle, que le latin décadent traduit par spiritus, parfois animus, intellectus).
Rappelons que cette conception anthropologique trine (A3) : corps, âme, esprit, qui prévalait dans l’Église primitive et chez les pères de l’Église, restait préservée, bien que de façon moins explicite chez saint Thomas d’Aquin. À l’affirmation, autre est l’intellect, autre est la raison de saint Augustin, faisait écho : la raison diffère de l’intellect comme la multicité de l’unité de saint Thomas.
Descartes s’est-il seulement demandé pourquoi ses plus illustres prédécesseurs, de Platon à saint Thomas, s’appliquaient à distinguer entre âme et esprit ? Si on peut en douter, il est indéniable que l’appauvrissement de la réflexion théologique depuis plusieurs siècles tendait vers cette éclipse : la pensée chrétienne occidentale (comme on l’a rappelé dans un précédent article) n’était plus fécondée depuis qu’expérience mystique et spéculation théologique s’étaient dissociées l’une de l’autre, depuis que prévalait l’utilisation de la raison sur l’illumination par la foi. Dès lors, comme le résume si bien un théologien (orthodoxe) contemporain, Paul Evdokimov :
Les Études scolastiques s’adressent à l’intelligence, supplantant la lectio divina et la contemplation orante, la prière elle-même devient formaliste, ce que l’on appelle la devotio moderna élargit la distance entre la spiritualité et une théologie de plus en plus spéculative.
On a pu suivre à la trace le travail de sape mené par la psyché contre l’esprit, et remonter jusqu’à 1054, année de séparation des Églises d’Orient et d’Occident (A4) (seule la première restera très attachée aux traditions de l’Église indivise). Peu à peu, le doute s’était installé sur le point de rupture ontologique : entre corps et âme ? ou âme et esprit ? Autrement dit, l’âme était-elle du côté du corps, c’est-à-dire mortelle ou du côté de l’esprit, d’essence divine, immortelle ? La différence fondamentale entre la psyché et le spirituel n’était plus clairement perçue. Or, dans la pure tradition judéo-chrétienne, c’est bien par l’esprit que Dieu se fait présence agissante dans le cœur de l’homme, abolissant ainsi la distance qui le sépare de lui. Le dualisme corps-âme (la tradition biblique n’établit même pas cette distinction) est impuissant à rendre compte de son dynamisme interne fait d’ouverture de l’âme à l’Esprit, allant de pair avec le reflux, l’effacement de l’Ego, omniprésent, faut-il le faire remarquer, dans l’anthropologie cartésienne2.
Concédons toutefois à Descartes des embarras d’ordre sémantique touchant l’usage et le sens du mot esprit : M. Laszlo, professeur de chimie à l’École polytechnique, dans un essai original Les mots et les choses relate qu’en 1646 Descartes s’en prend, dans une lettre, aux chimistes, leur reprochant de dire des mots hors de l’usage commun pour faire semblant de savoir ce qu’ils ignorent (A5).
Mais il est non moins exact que l’usage du mot esprit dans la littérature chrétienne du siècle restait courant (par exemple Bossuet dans son Histoire universelle distingue entre « ceux qui vivent selon l’esprit » et « ceux qui vivent selon la chair ») (A6). Descartes, qui ambitionne de faire de sa métaphysique une sorte de propédeutique des théologies juive ou chrétiennes, établissant selon lui l’existence de Dieu, n’en propose qu’une idée bien lointaine, inaccessible.
II.2 – LE « RÉALISME MÉTAPHYSIQUE » DE DESCARTES
Réaliste, Descartes l’est au sens ordinaire du terme, puisqu’à la fin des Méditations, il lève ses derniers doutes sur la réalité substantielle du monde. En réalité, son « réalisme » va au-delà, comme nous allons l’expliquer.
Le rôle fondateur dévolu à la pensée et aux idées dans l’anthropologie cartésienne renvoie implicitement à une vieille controverse, a priori plutôt surréaliste, ayant jadis enflammé les têtes scolastiques : « La querelle des universaux » très révélatrice à nos yeux de la profonde transformation des mentalités, culminant au XIIIe siècle, qui s’accomplit dans l’Occident chrétien depuis plus d’un siècle. Elle concerne la manière dont l’homme pense les idées générales (le beau, le vrai… les « espèces », l’homme, etc.).
Deux attitudes s’affrontent :
– l’une dite « réaliste » remontant à Platon conclut à la réalité de leur objet ;
– l’autre dite « nominaliste » n’y voit que pures abstractions, produits de l’esprit humain. Pour les premiers, le monde est l’aboutissement d’un projet de Dieu, son créateur, l’universel insurpassable, seigneur et source de tous les universaux. Le réaliste se satisfait aussi bien de la preuve de saint Anselme que de la preuve ontologique : l’idée de Dieu, innée dans l’homme, prouve Dieu qui a voulu le monde et l’homme (A7).
À l’universalia ante rem (l’idée avant la chose) du réaliste s’oppose ainsi l’universalia post rem du nominaliste devenu incapable de « réaliser » Dieu dans son cœur, refusant d’admettre que l’idée de Dieu dans l’homme permet de conclure à son existence.
Dès lors « l’Éternel », « le Seigneur du ciel et de la terre », n’étant plus saisi par l’intuition, tombe au rang d’hypothèse à soumettre au jugement souverain de la raison.
Souvenons-nous ici que Descartes abhorre l’enseignement scolastique, du moins celui à l’honneur dans les Universités de son temps. Notre « Père de la modernité » ne renoue-t-il pas, à cinq siècles de distance, avec les « réalistes » de la première scolastique ? À cela près qu’il met les mathématiques à la place d’honneur parmi les universaux :
Les vérités mathématiques ont été établies par Dieu et en dépendent entièrement aussi bien que le reste des créatures.
Ainsi, par le canal des mathématiques, cette voie souveraine, la raison nous fait accéder à l’essence des choses, à l’énoncé des lois de la nature… C’est Dieu qui a établi ces lois en la nature ainsi qu’un roi établit des lois dans son royaume… Ces lois sont innées à notre esprit car Dieu les y a imprimées ainsi qu’un roi imprimerait ses lois dans le cœur de tous ses sujets.
En fait c’est en 1630, dans une lettre à Mersenne que Descartes commence à soutenir cette idée de l’institution par Dieu des vérités mathématiques.
… Elles en dépendent entièrement aussi bien que tout le reste des créatures. C’est en effet parler de Dieu comme d’un Jupiter ou d’un Saturne et l’assujettir au Styx et aux destinées que de dire que ces vérités sont indépendantes de lui. Ne craignez point, je vous prie d’assurer et de publier partout que c’est Dieu qui a établi ces lois…
Par là Descartes s’opposait aux théologiens de son temps tels le jésuite espagnol Suarez ou Bérulle tandis que Kepler et Galilée estimaient que les mathématiques étaient fondées dans l’absolu.
N’entrons pas dans le détail des conceptions des uns ou des autres, notons seulement qu’aucun des grands philosophes qui lui succéderont (Spinoza, Malebranche, Leibniz) ne suivront Descartes sur ce terrain. L’idée prévaudra par la suite que les mathématiques doivent être considérées comme une construction arbitraire de l’esprit humain (A8).
II.3 – Descartes et Pascal
Est-il besoin de rappeler tout ce qui contribue à opposer les deux hommes : tempéraments, conceptions de la science, spiritualités, etc. Le contraste est tel qu’il a incité un auteur contemporain J.-C. Brisville à imaginer et porter à la scène (du théâtre du Vieux Colombier) un Entretien de M. Descartes avec M. Pascal le Jeune.
Avant de risquer quelques conclusions sur notre philosophe, on ne saurait méconnaître les sévères jugements portés par Pascal :
… Je ne puis pardonner à Descartes : il aurait bien voulu dans toute sa philosophie se passer de Dieu mais il n’a pu se passer de lui faire donner une chiquenaude3 pour mettre le monde en mouvement après cela il n’a plus besoin de Dieu.
Ce procès de quasi-athéisme fait à Descartes paraît difficilement soutenable quand on sait que Dieu est constamment présent dans sa vie comme dans son œuvre, il est toutefois vrai que l’on a du mal à découvrir quelque ressemblance entre « l’Abba » des Évangiles et le Dieu des Méditations, bien abstrait, lointain et peu communicant comme nous l’avons vu.
L’hostilité témoignée à Descartes peut surprendre si l’on admet l’admiration qu’aurait portée le jeune Blaise (alors âgé de 14 ans) à l’auteur du Discours.
Ce cartésianisme juvénile n’ayant pas duré, que s’est-il donc passé ? La lecture des Méditations et surtout des Principes lui a vite révélé les dérives d’emploi de la « Méthode » cartésienne.
Pascal, entre-temps, a acquis la conviction qu’il n’existe que deux ordres de vérité : le scientifique et le religieux. On est conduit au premier en cherchant la raison des effets par voie d’induction expérimentale, et au second par les voies de la Révélation et de la Grâce divines.
La théologie rationnelle, la philosophie, telle que la conçoit Descartes, lui apparaît comme un « entre-deux équivoque » (selon le mot de J.-F. Revel), une errante incapable par elle-même d’accéder aux vérités des deux ordres, tout au plus de servir d’appoint aux vérités religieuses. Rationalisme scientifique et rationalisme métaphysique n’ont dès lors en commun que le mot. S’il existe, en dehors de la Révélation, une voie possible, c’est le cœur qui sent Dieu et non la Raison (Pensées). La raison n’en a pas moins sa place car pensée fait la grandeur de l’homme, toute notre dignité consiste en la pensée…
Le fini s’anéantit en présence de l’infini et devient un pur néant. Ainsi notre esprit devant Dieu…
Conclusion : Deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison (Pensées).
Observons qu’on a du mal, encore aujourd’hui, à admettre que ces deux rationalismes, scientifique et métaphysique, ont été au temps de Descartes moins complémentaires que rivaux. La célèbre sentence de Pascal contre Descartes « inutile et incertain » vise en réalité toute philosophie « métaphysico-déductive incertaine » parce que Descartes édifie son système des choses sur des principes a priori qui ne peuvent être autre chose que des hypothèses (Léon Brunschvicg).
Si les Principes de Descartes furent mis à l’index (A9) en 1664 par Rome, il est non moins vrai que ce pur chef-d’œuvre de la langue française que sont Les Provinciales y fut très fraîchement accueilli.
II.4 – Descartes et Malebranche
La renommée posthume de Descartes philosophe doit beaucoup à l’oratorien Malebranche (1638−1715) qui aurait eu la révélation de sa propre vocation philosophique à la lecture fortuite, chez un libraire de la rue Saint-Jacques à Paris, du Traité de l’homme qui venait de paraître en 1664. Et voilà Malebranche cartésien un demi-siècle durant, devenu au début du XVIIIe siècle le philosophe le plus admiré d’Europe, même par les philosophes anglais comme Berkeley.
En fait, c’est à un élagage sévère du cartésianisme que se livre Malebranche, jetant au feu toutes ses branches mortes, à commencer par la recherche des causes premières dans les sciences de la nature car il ne faut4 surtout pas mélanger les genres : physique et métaphysique. De même sont bannies comme dépourvues de sens des questions telles que le mode d’action de l’âme sur le corps, son point d’insertion dans ce dernier, etc. En revanche Malebranche reprend consciencieusement le cogito, l’argument de saint Anselme, résumé d’une phrase :
Si l’on pense à Dieu, il faut que Dieu soit (Dieu parfait et non trompeur de Descartes).
Malebranche, estimant bien traduire l’idée de Descartes de l’infini, la pousse à fond et va au-delà de ce dernier qui voyait tout par Dieu. Lui, Malebranche, voit tout en Dieu, cause vraie de tout, embrassant le monde et nous, en quelque sorte plongés en lui : c’est de lui qu’émanent nos bonnes actions nous laissant responsables de nos mauvaises. Dieu opère à travers tout ce qu’il a créé conformément à des lois éternelles établies une fois pour toutes, ces lois sont les meilleurs possibles mais non absolument bonnes. Car ce qui est fini est nécessairement imparfait et soumis à la loi du possible. Observons incidemment que Malebranche n’aime pas les miracles et les prières de sollicitation car c’est offenser et tenter Dieu que de lui demander d’agir au service de volontés particulières.
Que devient la liberté de l’homme dans tout cela ? Dieu lui laisse une « certaine liberté », suffisante pour qu’il se considère libre et donc responsable.
Pourquoi insister sur la philosophie de Malebranche, en définitive affranchie de celle de Descartes sur des points aussi essentiels que le libre arbitre (« infini » chez ce dernier) ? À son insu ou non, la métaphysique de Malebranche révèle un grand parallélisme avec le panthéisme de Spinoza (1632−1677).
C’est bien Malebranche, et non Descartes qui l’eût sans doute désavoué (tant il est vrai qu’en philosophie les grands maîtres ont toujours des problèmes avec leurs meilleurs disciples), qui a préparé le terrain et ouvert la voie au déterminisme laplacien et plus encore au positivisme.
Toute réflexion sur l’influence posthume de Descartes doit prendre en compte l’incontournable Malebranche.
III.1 – les passions de l’Âme
Dans le premier article de cette série, Jacques Ferrier avait évoqué les circonstances ayant amené Descartes à composer « cet essai » (A10), le rôle stimulant joué par sa fidèle correspondante la princesse Élisabeth de Bohême. Cette jeune femme sensible et intelligente ne prétend pas se mesurer avec celui qu’elle admire mais plus simplement le comprendre et s’initier à sa philosophie en lui adressant maintes demandes d’éclaircissements. Il s’ensuit un échange régulier de lettres, en réalité pour le plus grand bénéfice de notre philosophe obligé d’approfondir sa pensée, en l’orientant vers des questions plus concrètes. C’est ainsi qu’Élisabeth lui écrit pour la première fois en 1643, ne comprenant pas comment l’âme, pure pensée, pouvait à volonté faire se mouvoir le corps.
Que l’âme commande au corps ne pose pas de difficulté au sens commun : quoi de plus naturel ? c’est sa fonction, mais qu’une res cogitans (immatérielle) agisse sur une res extensa (substantielle) est autrement difficile à concevoir. Question pertinente montrant combien Descartes avec son culte voué aux idées claires et distinctes a le don de transformer des questions en véritables énigmes.
Il faut comprendre, explique Descartes, que l’âme n’est pas logée dans son corps comme un pilote dans son navire : si le corps vient à être agressé, par exemple piqué par une aiguille, l’âme ressent une douleur par voie interne, l’informant d’un danger, signal salutaire destiné à provoquer en retour une réaction appropriée. On doit donc considérer qu’âme et corps se confondent au sein d’un seul tout.
Cette union de l’âme et du corps n’est autre que la conscience de ne former qu’une personne ce que chacun éprouve toujours en soi sans philosopher.
Il y a donc lieu de distinguer entre les pensées que forme l’âme en union intime avec le corps, de celles qu’elle forme en dehors de lui. Les premières : sensations d’origine interne ou externe auxquelles s’ajoutent les émotions et « passions » (telles que peur, joie tristesse, désir, amour, ressentiment, haine, etc.) sont éprouvées par l’âme ne faisant qu’un avec le corps dont elle épouse toutes les parties.
Comprendre les mécanismes mis en jeu, la finalité de ces mouvements, le bon et le mauvais usage que peut en faire l’homme, tel est précisément le thème des Passions de l’âme, petit traité articulé en trois parties et 212 « articles ».
Bornons-nous à en préciser l’esprit et les conclusions.
Il n’y a en nous qu’une seule âme et cette âme n’a aucune diversité de parties : la même qui est sensitive est raisonnable et tous ses appétits sont des volontés... nous prévient Descartes (art. 47).
Cette âme est logée dans la petite glande qui est au milieu du cerveau pouvant être poussée d’un côté par l’âme et de l’autre par les esprits animaux qui ne sont que des corps (affirmation des plus fantaisistes sur laquelle il n’avait jamais varié en dépit d’un accueil unanimement sceptique).
L’auteur ne nous épargne rien du rappel de ses conceptions souvent étranges sur la machinerie physiologique (esprits animaux, etc.) du composé humain. Cela ne va pas sans encombrer et alourdir l’œuvre, mais ne lui faut-il pas sauvegarder son principe d’une hétérogénéité radicale de nature entre l’âme et le corps, exercice combien difficile !
L’intérêt de l’essai est évidemment ailleurs, il est dans la reconstruction du sujet moral, extérieur à la sphère de la pensée pure et du cogito, résidant dans cet interface, zone intermédiaire, indécise, entre âme et corps où, dans un sens, le corps « pense », suppléant aux éclipses de la pensée, participant à la génération des « volontés ». La connaissance dans ce domaine mal défini ne peut être, précise Descartes, que conjecturale.
Les « passions », loin d’être des « maladies de l’âme », sont des phénomènes naturels ayant une finalité naturelle. Elles incitent et disposent l’âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent le corps. Allégées à priori de leur charge morale et religieuse, elles ne valent que par l’usage qu’en font les hommes.
Descartes, tout au long de son traité, porte une grande attention à la correspondance entre les sentiments éprouvés et les signes ou mouvements corporels suscités (il reprend ici à son compte le vif intérêt porté par les peintres et sculpteurs de son temps à cette question, notamment sur les modifications du visage en fonction des émotions).
Existe-t-il un remède, avait demandé Élisabeth en 1647, approprié à une âme défaillante pour quelques vapeurs, si habituée soit-elle à raisonner sainement.
Le remède aux passions excessives, plaide Descartes, n’est nullement dans la mortification (comme le pensent les jansénistes), il doit être cherché dans les moyens de soustraire l’âme à leur empire, d’alléger une charge trop lourde à porter, de prendre ses distances par rapport à l’événement, par exemple de regarder ce qui nous trouble comme on le fait des aventures relatées par quelque livre ou portées sur scène au théâtre. Vécues dans l’imaginaire elles peuvent être sources de grandes joies intellectuelles.
Il serait donc absurde de vouloir éradiquer les passions, au contraire les aimer comme étant une disposition générale de notre nature ouverte à la vie et une source de contentement n’ayant rien à voir avec la clôture de l’égoïsme.
Les grandes âmes qui ont des raisonnements si forts et si puissants que bien qu’elles aient aussi des passions et même souvent de plus violentes que celles du commun, leur raison demeure ni plus ou moins la maîtresse.
Le risque est grand cependant de surestimer la valeur prêtée à leur objet en comparaison de celle procurée par leur possession : les passions peuvent nous rendre aveugles à la qualité des grands biens qui sont en nous, cachés à notre imagination, contrairement aux biens extérieurs comme honneurs, pouvoir, richesses.
En réalité l’homme n’a pas de plus grand bien que le bon usage de son libre arbitre, autrement dit, le sage exercice et la fermeté de sa volonté, source de l’estime légitime de soi comme d’autrui à l’égal de soi-même, telle est bien la dignité et la plus haute perfection de l’homme. La générosité envers autrui est la réponse suprême à cette question.
Aux yeux de Descartes, bonheur personnel et générosité vont de pair, se portant mutuellement appui. À sa manière il fait écho à saint Augustin : aime et fais ce que tu veux, entendant par là que, seul, l’amour véritable rend libre.
Quiconque a vécu, nous dit Descartes, de telle sorte que sa conscience ne peut lui reprocher qu’il ait jamais manqué à faire toutes les choses qu’il a jugées être les meilleures (…), il en reçoit une satisfaction si puissante pour le rendre heureux que les plus violents efforts des passions n’ont jamais assez de pouvoir pour troubler la tranquillité de son âme.
Comment douter de la bonne foi de Descartes s’appliquant consciencieusement à la rédaction des Passions de l’âme, quand on connaît sa générosité foncière, le souci constant qu’il a de ses proches (sa vieille nourrice, sa propre fille, ses domestiques, à l’instruction desquels il se voue).
N’oublions pas cependant qu’à l’époque où il écrit, la mode est au théâtre de Corneille, à ses héros, à l’exaltation de la force d’âme, on vibre à l’unisson de Polyeucte :
Ma raison, il est vrai, dompte mes sentiments, c’est seulement un peu plus tard que l’on redescend sur l’autre versant notamment avec Pascal dans son Discours sur les passions de l’amour :
L’homme est né pour le plaisir, il le sent, il n’en faut point d’autre preuve, il suit donc sa raison en se donnant au plaisir.
Ou cette pensée plus désabusée : Toutes les bonnes maximes sont dans le monde, on ne manque qu’à les appliquer.
Rappelons-nous aussi cette maxime de La Rochefoucauld : Si nous résistons à nos passions, c’est plus par leur faiblesse que par notre force.
C’est bien à juste titre que Descartes se défend de vouloir faire œuvre de moraliste, ce qu’il nous livre n’ayant rien à voir avec le genre littéraire si bien illustré par La Bruyère et La Rochefoucauld.
Les Passions de l’âme, qui traitent en définitive de l’art de bien conduire sa vie, n’en constituent pas moins le volet « morale » d’une œuvre qui avait été introduite par l’art de bien conduire sa raison.
III.2 – UN CORPS DÉDOUBLÉ
I conclude that cybernetics starts with Descartes rather than with Leibniz (allusion à un écrit de ce dernier Calculus ratiocinator).
MacCulloch justifie son choix par l’importance cybernétique du concept de rétroaction négative, déjà présent dans le Traité de l’homme de Descartes (publié après sa mort en 1664) où il décrit correctement le mécanisme réflexif à l’œuvre chez un homme ayant son pied trop près du feu. Un signal sensitif parti du pied parvient à la tête qui émet en retour des signaux moteurs commandant :
– au pied de s’écarter,
– aux yeux d’observer la position du pied par rapport au feu.
Il y a là l’idée d’arc réflexe et rétroaction négative en ce sens qu’elle tend à diminuer l’effet du feu sur le pied en dessous d’un seuil critique. Le rapprochement est fait avec un autre texte de sa Dioptrique où est implicitement présent le concept de codage de l’information :
… Qu’il n’y a aucunes images qui doivent en tout ressembler aux objets qu’elles présentent… mais qu’il suffit qu’elles leur ressemblent en peu de choses ; et souvent même, que leur perfection dépend de ce qu’elles ne ressemblent pas tant qu’elles pourraient faire.
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D’après un article de notre camarade Robert Vallée (43) (revue Alliage, n° 28 – 1996), aimablement communiqué par l’auteur.
Il est peu douteux que la radicalité du partage cartésien, le corps séparé de la psyché, rangé tout entier du côté de la res extensa (partage si contraire aux plus hautes traditions comme nous l’avons vu), n’a pas peu contribué à renforcer insidieusement une tendance déjà perceptible avant lui : « le corps-objet », d’une part désacralisé, de l’autre soigné pour lui-même, indépendamment de son unité psychosomatique (même si ce n’est pas la conception de Descartes).
Nous disons machinalement que nous avons un corps, mais qu’y a‑t-il de commun entre la possession d’une chose extérieure et ce corps personnel qui nous ouvre au monde sans s’y confondre ? En réalité, nous ne sommes plus dans la catégorie de l’avoir mais dans celle de l’être, de l’avoir incarné, ce médiateur si mystérieux entre nous et le monde.
De son côté, le discours scientifique nous a habitués à mettre notre corps devant nous, à le considérer comme un objet d’attention pour lui-même, l’objet contigu au « sujet » dont je puis faire ce que je veux, car telle est en définitive la revendication de l’homme moderne.
En d’autres termes, je me représente mon corps comme un autre et non le corps qui voit, entend, éprouve ceci ou cela.
Le corps n’est plus perçu comme une réalité strictement personnelle, signe et lieu de la relation avec les autres, avec Dieu et avec le monde, il est réduit à une pure matérialité, il n’est rien d’autre qu’un ensemble d’organes, de fonctions et d’énergies à employer suivant les seuls critères du plaisir et de l’efficacité (Encyclique Evangelium Vitae de Paul VI).
IV – ÉPILOGUE
Nous avons vu que les premières œuvres, le Discours de la méthode (surtout ses quatre premières parties) et ses annexes Géométrie, Dioptrique, Météores (8e discours : « L’arc-en-ciel ») assurent une gloire impérissable et incontestée à Descartes, en mathématiques et optique géométrique.
Il en va tout autrement de l’œuvre philosophique où les critères de jugement sont très divergents, pour commencer entre les hommes de science d’un côté, les philosophes de l’autre.
1) Les premiers (ayant souvent peu de goût pour la philosophie) se montrent surtout sensibles à la cascade d’erreurs « scientifiques » induites par le préjugé cartésien de la recherche des « causes premières » prévalant sur toute autre, dans les sciences de la nature.
Tout se passe comme s’il n’avait pas compris la véritable révolution en cours : la revendication d’une séparation radicale entre la Prima philosophia et les sciences d’observation, mettant fin à la mainmise abusive de la « physique scolastique » et du peu de profit qu’on en a tiré (Descartes). Circonstance aggravante : Descartes transgresse allégrement les principes de sa propre méthode, se satisfait à bon compte, avec une désinvolture désarmante, d’idées apparemment « claires et distinctes », exclusives de toute autre, qu’il transpose en images, présumées exactes et donc dispensant de tout test ou mise à l’épreuve des faits.
Or, tout le problème de l’erreur, déjà bien connu des Grecs, n’est-il pas que l’homme a constamment le sentiment d’avoir des idées claires et distinctes, des informations suffisantes, pour affirmer ou nier ? Sauf à s’en tenir strictement aux premiers écrits rappelés plus haut, il paraît bien difficile après cela d’assimiler « cartésien » à « méthodique » et faire de Descartes la référence suprême en matière de rigueur intellectuelle et de maîtrise du raisonnement, alors qu’à l’inverse il afficherait volontiers un certain mépris pour la logique, allant jusqu’à admettre (dans les Méditations) la suprématie du « libre arbitre » sur la raison.
N’y aurait-il pas un « mythe Descartes » s’est à juste titre interrogé J.-F. Revel (Descartes inutile et incertain) appelant de ses vœux l’apparition (bien problématique) d’un « briseur de mythes », assez puissant pour le dissiper. Rappelons que la dénonciation de Descartes, comme guide de la nouvelle pensée scientifique, s’est manifestée de bonne heure avec Pascal et Newton, elle se tempère (et pour cause) avec Leibniz et reprend de plus belle au Siècle des lumières, se poursuit aux siècles suivants avec les philosophes scientifiques tels qu’Auguste Comte…, Bachelard.
2) Quel contraste quand on passe aux seconds !
Philosophes, historiens de la philosophie, savent même s’ils ne l’avouent pas toujours, la dette de celle-ci envers l’artisan de la réhabilitation d’une discipline désertée par la génération des savants issus de la révolution copernicienne, tous plus soucieux d’observation que de philosophie.
Sans Descartes, l’éveil des vocations de Malebranche, Spinoza et même Leibniz aurait-il eu lieu ? C’est assez douteux. Si ce dernier, mathématicien comme Descartes, enhardi par sa découverte des bases de l’analyse mathématique, renouvelle le défi de son devancier, c’est après avoir analysé, médité son œuvre, dénoncé ses erreurs (A11), tout en lui reconnaissant un génie universel. Par surcroît, Descartes ne prélude-t-il pas à son thème du meilleur des mondes possibles.
Notre XVIIIe siècle, anglomane, voltairien… commence par congédier Descartes mais s’avise sur le tard qu’il était tout de même « un grand homme » : par la grâce de Louis XVI, Pajou le statufie après que l’Académie française en 1765 l’eut adopté comme sujet de concours de son prix d’éloquence. Il en sort promu citoyen d’honneur de l’univers, un citoyen malchanceux qui, dans la tourmente finale du siècle, manque à trois reprises (en 91−93−96) son entrée au Panthéon.
Celui qui avait, aux dires de Condorcet et Chénier, brisé les fers de l’esprit humain et préparé de loin l’éternelle destruction de la servitude politique attendra sa consécration officielle au siècle suivant dans des circonstances historiques méritant d’être rappelées.
Entre-temps, une nouvelle révolution copernicienne s’est accomplie aux confins de l’Europe, cette fois à Königsberg, dans la métaphysique.
On ne résume pas la réflexion critique sévère à laquelle se livre Kant (un long article y suffirait à peine). Contentons-nous d’en rappeler le fondement et l’aboutissement. Toute notre faculté de connaître (« prolégomènes à toute métaphysique future ») se fonde sur un renversement : ce sont les objets qui se règlent sur les connaissances et non l’inverse, toute connaissance humaine commence avec des intuitions, passe de là aux concepts et s’achève sur des idées. Espace et temps sont le cadre contraignant de notre intuition qui saisit toutes choses, tous phénomènes comme pures représentations… et Kant traque sans merci tous les paralogismes, mises en relation illégitimes du sujet (A12) et de la substance (l’âme notamment), toutes les antinomies ou contradictions inévitables liées à la nature de l’esprit humain. Enfin, traitant de l’idéal de la raison pure, il montre que Dieu est tout aussi indémontrable qu’irréfutable.
Après ce séisme, comment relever une discipline de nouveau dévaluée ? Le XIXe siècle, plus que tout autre, a le goût de la philosophie et des terrains quasi vierges à explorer avec les bouleversements politiques intervenus, la montée des nationalismes, des idées républicaines, libérales, etc.
Une complicité tacite s’établit dans les universités entre philosophie et histoire. Cela commence en Allemagne où une véritable théologie de l’histoire s’élabore avec Hegel (1770−1831) au cours des années 20 qui voient ce disciple de Kant, comblé d’honneurs, auréolé d’une réputation de penseur inaugural du nouveau siècle, enseigner à Berlin. Paradoxalement, Hegel voue une admiration à… Napoléon (peu apprécié outre-Rhin) et à… Descartes :
L’action de cet homme sur son temps et sur les temps nouveaux ne sera jamais exagérée.
C’est un héros, il a repris les choses par les commencements et il a retrouvé de nouveau le sol de la philosophie auquel elle est revenue après un égarement de mille ans.
En fait, Hegel est un Descartes outré, violant des frontières religieusement respectées par ce dernier : le Dieu hégélien n’est autre que la rationalité absolue, horizon indépassable de la philosophie de la religion, elle-même théologie véritable. Dans le droit fil de cette vision, Hegel professe l’idée du monde dominé par la raison et de l’histoire se déroulant sous son signe. Il faut donc savoir « saisir son temps » et considérer qu’en droit ce qui est rationnel est réel et vice-versa. C’est bien plus tard que l’on prendra conscience, en France, des effets tragiques différés des poisons dont était porteuse une philosophie, oublieuse de son idéal antique de sagesse.
Pour l’heure, Victor Cousin, grand ami de Hegel et probablement influencé par lui, s’emploie à faire sortir Descartes de son relatif purgatoire et à rapatrier sa gloire. En 1828 il intronise ce gentilhomme breton, militaire, ayant au plus degré nos défauts et nos qualités, net, ferme, résolu, assez téméraire…, père de la philosophie moderne. Reste à définir le cartésianisme, c’est chose faite en 1845 : il est un fruit du sol, une œuvre qui dans le fond et dans la forme est profondément et exclusivement française…
De leur côté, Michelet et Tocqueville voient en lui le père des démocraties modernes tandis que, pour Guizot, Descartes incarne le bon sens, l’usage raisonnable de la liberté politique, l’esprit de tolérance, de promotion sociale par l’instruction (A13), en un mot un précurseur des « Droits de l’homme », image assez juste de l’homme que fut Descartes, bien que forcée, du très discret philosophe politique respectueux des us et coutumes de son pays (Discours de la méthode). Dès lors le mythe : France = bon sens-clarté-méthode, libertés, universalité = Descartes est institué.
Il trouvera au siècle suivant son chantre inspiré en Paul Valéry avec des supporters (A14) venus d’horizons les plus divers comme l’historien Georges Lefebvre, créateur en 1938 du « cercle Descartes », Maurice Thorez qui fait de Descartes en 1946 un des pionniers du socialisme et du marxisme (conduisant de son pas allègre vers les lendemains qui chantent). Enfin, à nos portes, dans un registre différent : André Glucksmann avec son livre Descartes c’est la France, titre racoleur, thèse acrobatique, présupposant la possibilité douteuse de définir l’esprit français dans sa réalité et sa permanence. Est-il besoin de rappeler que cette singulière personnalisation n’a pas manqué de susciter par réaction dans d’autres familles d’esprit et chez de nombreuses personnalités, des prises de position radicalement opposées et outrées : Descartes « déraciné », maître d’erreur, fauteur de désordre, d’athéisme, etc.
La commémoration de Descartes en 1996 a eu le bon goût et la sagesse d’une part de relativiser les « erreurs » de Descartes comme s’il ne convenait pas d’entretenir la mémoire d’égarements éphémères (comme tant d’autres), d’autre part de s’abstenir de réveiller un débat aussi polémique que mythique.
V – QUELQUES CONCLUSIONS
Si l’ironie n’est pas tout à fait absente de cette revue accélérée à travers la destinée posthume de notre philosophe, la véritable motivation réside ailleurs. Elle est dans la métamorphose de l’image de l’homme en héros prophétique, hantant désormais la mémoire collective française. Comment après cela juger en toute impartialité un homme porteur (bien malgré lui) des contradictions et ambiguïtés de notre nation. En déduire qu’il les ait incarnées relève à notre sens de la pure imagination. Bornons-nous, mais à titre simplement personnel, à avancer quelques conclusions (sujettes à contestation comme il se doit).
1) Il est incontestable que la mise de l’homme au centre de la création, l’inversion de la démarche philosophique au profit de « l’ego connaissant », est une initiative révolutionnaire, signe de la fin d’un idéal contemplatif, et de réappropriation par l’homme de ce qu’il avait jadis remis entre les mains de Dieu, en un mot l’annonce d’une ère nouvelle. Il nous apparaît cependant que Descartes est moins novateur qu’on ne l’admet généralement : il reprend de vieilles questions que se posaient les philosophes grecs sans en changer profondément les réponses sinon la forme, en opérant un transfert scénique complet : le dialogue platonicien émigré du portique au théâtre intérieur de la pensée, entre libre arbitre et raison. Ce qu’il perd en pittoresque, en vivacité voire au plan du soupçon de complicité, il le gagne au niveau constructif et contrôle du discours.
2) Le Moi personnel de Descartes n’a qu’une parenté assez lâche avec le « Moi » d’Augustin, philosophe chrétien de la conversion par excellence. Cette réserve ajoutée à d’autres touchant le cheminement suivi par Descartes-chrétien justifie à nos yeux la mise en garde prophétique d’Arnaud :
Je ne doute pas que Monsieur Descartes dont la piété nous est très connue, n’examine et ne pèse très diligemment ces choses et qu’il juge bien qu’il lui faut soigneusement prendre garde qu’en tâchant de soutenir la cause de Dieu contre l’impiété des libertins, il ne semble pas leur avoir mis des armes en mains pour combattre une foi que l’autorité de Dieu qu’il défend a fondée. Cela n’empêche nullement les Méditations d’être le chef-d’oeuvre philosophique de Descartes par son originalité, sa cohérence, sa tension dialectique. On comprend que cette oeuvre majeure (surclassant de loin les Principes) reste prisée des enseignants pour sa valeur exemplaire de « système philosophique ».
– Le « Moi cartésien », assorti à la riche personnalité du philosophe, reste exemplaire à bien des égards pour nos contemporains en proie à un malaise que notre regretté Jean-Marie Domenach qualifiait d’ordre métaphysique qui comme toute maladie qui se respecte porte un nom latin, le taedium vitae, le dégoût de la vie que les théologiens d’autrefois considéraient comme un péché très grave car si celui qui aime trop la vie peut être blâmable il est amendable parce qu’il possède cette virtus qui est puissance d’être et d’agir…
Descartes, et davantage par la suite Spinoza, a célébré comme étant au-dessus du plaisir la joie d’entente avec la nature, d’amitié et générosité envers autrui, d’accord avec nous-mêmes, joie déployée entre passion et raison, entre les oeuvres des hommes et celles de Dieu. En un mot le contraire de la sinistrose perceptible aujourd’hui chez tant de nos compatriotes.
Le regain actuel d’intérêt porté aux philosophes grecs (principale source d’inspiration de Descartes) est-il un signe d’une réaction salutaire ? Descartes, maître de sagesse et de mesure ? Notre XIXe siècle et Paul Valéry ont vu juste.
3) Citons Descartes, une dernière fois, en faisant retour aux Regulae, cet écrit de jeunesse où germe son inspiration :
Toutes les sciences ne sont rien d’autre que l’humaine sagesse qui demeure toujours une et identique à elle-même, quelque différents que soient les objets auxquels elle s’applique, et qui ne reçoit pas d’eux plus de diversité que n’en reçoit la lumière du soleil, de la variété des choses qu’elle éclaire ; il n’y a donc pas lieu de contenir l’esprit en quelques bornes que ce soit.
– Le progrès des sciences nous dit par là que Descartes doit se placer sous le signe de « l’humaine sagesse » ce qui implique une éthique des responsabilités de l’homme dans l’exercice de ses pouvoirs sur la nature.
– Descartes, l’esprit le plus universel de son temps (Leibniz dixit), avait la claire intuition de l’unité de la science dans sa diversité et des synergies que l’on pouvait en espérer, notamment au bénéfice de la médecine.
– Il concevait la science comme une aventure collective, un bien commun comparable à la lumière généreuse du soleil, terrain naturel de coopération entre ceux qui étaient animés d’un même appétit de connaissances, sans arrière-pensées dominatrices ou lucratives, trait commun à tous les pionniers de la science au XVIIe siècle.
4) Descartes nous paraît exemplaire dans son attitude vis-à-vis du bon usage d’une liberté « infinie », par l’homme doué d’une raison capable à elle seule de l’éclairer sur les conséquences de ses actes. Il ne fait en cela que relayer la modernité de saint Thomas d’Aquin affirmant l’existence d’un Droit naturel en dehors de toute Révélation, reposant dans la conduite libre et droite de la vie humaine, accessible à la raison qui lui est confiée par Dieu, car n’est-ce pas la dignité de l’homme que de pouvoir s’appuyer sur l’intelligence de sa condition et de ses fins.
Plutôt que de poursuivre cette mise en perspective forcément marquée d’incomplétude et de subjectivité, laissons au lecteur, s’il en a le goût, le soin de la compléter à sa guise. Permettons-nous de conclure sur une note plus intimiste, moins inspirée par la réflexion critique que par la spontanéité du sentiment.
Au-delà de tous les reproches fondés qu’on a envie de lui adresser : sa fière assurance (A15), sa douteuse prétention de la « table rase », son dédain envers ses devanciers et les critiques de ses pairs…, l’homme Descartes, dans sa recherche obstinée de la « vérité », son incomparable audace intellectuelle, la générosité de sa nature, son désintéressement, sa sensibilité mal dissimulée, nous demeure très sympathique et digne d’un rapport de proximité que lui assure d’ailleurs et à lui seul durablement le Discours de la méthode, son chef-d’œuvre.
Tel n’est pas le moindre paradoxe d’une destinée hors normes n’ayant pas fini de nous étonner. Incontournable Descartes, resté un des lieux privilégiés de l’exercice de la philosophie qui ne cesse d’y revenir et d’en provenir ne fut-ce que pour s’en défaire.5
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1. Rappelons pour l’anecdote que Descartes estimait que la physique n’aurait plus rien à chercher dans une génération et que dans cette perspective il se consacrait désormais à la médecine.
2. Souvenons-nous du « Je est un autre » de Rimbaud tant il est vrai que les poètes, l’art en général, n’ont cessé de chercher une connaissance différente.
3. Allusion sans doute à l’article 36 de la deuxième partie des Principes : que Dieu est la première cause du mouvement et qu’il en conserve toujours une quantité égale dans l’univers.
4. Qu’une boule en pousse une autre et voilà les hommes qui s’imaginent que la première boule est la cause du mouvement de la seconde… Ce qui pousse la seconde boule c’est l’ordre éternel des choses, lequel se manifeste à l’occasion du choc… nous pouvons l’appeler une « cause occasionnelle ».
5. Jean-Luc Marion, Questions cartésiennes II.
ANNEXES :
(A1) Rappelons le raisonnement aussi étrange que rudimentaire de Descartes : toutes les parties du cerveau étant doubles, ainsi que tous nos organes sensoriels ou moteurs extérieurs il faut donc nécessairement qu’il y ait quelque lieu où les deux images qui viennent par les deux yeux se puissent assembler en une, avant qu’elles parviennent à l’âme, afin qu’elles ne lui représentent pas deux objets au lieu d’un. Et on peut aisément concevoir que ces images et autres impressions se réunissent en cette glande.
Courte notice bibliographique
On ne compte plus les ouvrages sur Descartes publiés au XXe siècle, ne fût-ce que ceux écrits ou traduits en langue française. S’y sont (notamment) illustrés : Milhaud, Adam, Tannery (X 1861), Hyppolite, Hamelin, Brunschvicg, Bréhier, Jaspers, Husserl, Koyré, Gouhier, Mesnard, Petit, Guéroult, Gilson Laporte, J.-P. Sartre, Alquié, Beyssade, Balibar, Armogathe, Kostabel, Grimaldi, Henry, Rody-Levis, Guenancia, etc.
Parmi la cinquantaine d’ouvrages publiés en ce dernier quart de siècle se détache le travail considérable de J.-L. Marion, surtout connu par sa “trilogie” :
L’ontologie grise de Descartes (Vrin, 75) centrée sur les Regulae, son œuvre fondatrice ;
La théologie blanche de Descartes (PUF, 81), centrée sur la thèse cartésienne de la création des vérités éternelles ;
Le prisme cartésien (PUF, 86), traitant de la spécificité de la métaphysique cartésienne, déplaçant la primauté de “l’étant” au “connaissant”.
Ces trois ouvrages sont d’une lecture difficile pour les “non-philosophes”.
En réalité, nous nous sommes surtout inspirés d’études ou articles, outre ceux déjà cités.
“Corps, Âme, Esprit” (Introduction à l’anthropologie ternaire) par Michel Fromaget.
N° 87 de Question de (éd. Albin Michel, 91).
“Réflexions critiques sur les Méditations de Descartes” par Henri Manteau-Bonamy O. P. (article, 45 pages, de la Revue thomiste, 1963).
Autour de Descartes : le dualisme de l’âme et du corps, J. Vrin, 1991 (250 p.).
(A2) Descartes qui avait un chien, “Monsieur Grat”, qui lui était très attaché, admettra plus tard que certains animaux sont capables “d’affectus”.
Curieusement, la thèse des animaux-machines ne suscita pas de protestations comparables en France, (La Fontaine, Madame de Sévigné… étaient alors trop jeunes pour s’en indigner). Faudrait-il admettre que la tradition multiséculaire d’amitié entre l’Église du Christ et l’animal s’était sérieusement émoussée au xviie siècle français. Ce siècle est en effet (sauf rares exceptions, saint Vincent de Paul entre autres) dur et peu sensible à la souffrance humaine, la justice ignore la pitié, pourvoit sans état d’âme aux besoins des galères du roi, pourquoi l’animal serait-il mieux traité ?
(A3) Il ne s’agit pas ici de dire le bon et le mauvais usage des mots en anthropologie “chrétienne” mais de définir sans ambiguïté la césure entre la psyché et le moi spirituel, “l’être” unique et personnel, qu’on l’appelle conventionnellement âme ou esprit.
On peut alors parler de “dualisme” si corps et psyché sont considérés comme un tout psychosomatique et de “trialisme” dans le cas contraire.
Jean Guitton dans un article intitulé “Philosophie de la Résurrection” (cité par Michel Fromaget) a écrit “Soma, psyché, pneuma”. Cette division est très éclairante… J’appelle “esprit” le moi caché, superconscient quoique obscur : celui qui apparaît dans les chefs‑d’œuvre de l’art, celui qui se manifeste chez les prophètes et les mystiques, alors qu’il demeure virtuel.
Jean Guitton n’a cessé de dire de l’homme moderne qu’il devait se comprendre comme un être ayant encore une profonde mutation à accomplir après celle l’ayant fait passer de l’anima à l’homme psychique. Cette deuxième mutation, “ naissance à l’esprit ”, étant naturellement bien plus problématique.
On rapporte que J. Guitton exposant récemment dans un symposium international son Anthropologie de la Résurrection s’était heurté à l’incompréhension de nombreux théologiens catholiques et protestants.
(A4) Le 15 juillet 1054 l’irréparable est commis : la bulle d’excommunication du patriarche byzantin Michel Cérulaire est solennellement déposée sur l’autel de Sainte-Sophie de Constantinople par l’envoyé pontifical.
On sait que l’introduction du filioque faisait litige entre les deux Églises, mais on s’était sagement abstenu des deux côtés jusqu’en 1054, d’en tirer les conséquences. Survint un pape peu accommodant et… peu conséquent. (Ce différend d’ordre théologique a pris fin de nos jours.)
(A5) Il est bien exact que les chimistes en faisaient un usage immodéré notamment pour désigner la substance s’échappant de corps soumis à distillation dont la subtilité faisait penser au “souffle” : “l’esprit-de-vin”, “l’esprit ardent” (alcool très rectifié), “l’esprit-de-sel” (solution d’acide chlorhydrique), “l’esprit alcalin”, etc.
(A6) Dans le langage néotestamentaire, plus spécialement le langage paulinien (Romains, Galates), la “chair” désigne ce qui est promis à la mort, c’est-à-dire non seulement le corps biologique mais aussi le psychique qui lui est inséparablement lié. L’Esprit n’est pas la capacité de raisonnement mais l’ouverture à Dieu dont la présence en l’homme rend aussi le corps capable de spiritualisation, ce qui lui est promis de devenir totalement dans la résurrection. C’est grâce à l’Esprit que la vie l’emporte jusque dans le corps mortel.
(A7) Cette attitude vis-à-vis du mystère divin est transposée dans l’architecture des églises romanes faite de sobriété et de pureté des lignes, invitant au silence et à l’intériorisation une fois franchi le seuil.
Les tympans des portes montrent le christ en gloire transfiguré dans sa mandorle de lumière, entouré des “quatre vivants” symbolisant ses attributs, le cheminement de l’homme appelé à une deuxième naissance, la naissance à l’Esprit.
(A8) En réalité, il faut attendre la fin du xixe siècle (avec Cantor et Peano) pour commencer à bien comprendre pourquoi les mathématiques devaient être considérées comme une construction arbitraire de l’esprit humain. Une avancée est accomplie en 1931 avec le célèbre théorème d’incomplétude de Gödel. Il spécifie qu’aucun système d’axiomes mathématiques, contenant les entiers ordinaires, n’est utilisable sans comporter des propositions censées “indécidables”. Pour progresser, il faut alors ajouter un nouvel axiome ne manquant pas de conduire à de nouvelles propositions indécidables.
En règle générale, toute théorie scientifique comporte une part irréductible d’arbitraire que l’on doit décider en s’appuyant sur des raisons d’ordre philosophique (voire religieux). Par exemple dans le modèle standard de la théorie du “big bang” le principe dit cosmologique (isotropie de l’univers à grande échelle, la même histoire partout) et celui de l’universalité partout et toujours des lois de la physique.
Une remarque, apparemment anodine, de Von Neumann est en outre lourde d’implications : tout processus de mesure quantique implique, par nature, l’adjonction du programme supplémentaire “stop” résultant de l’intrusion de l’observateur qui décide. D’où la question : comment les événements quantiques, qui supposent ce stop, peuvent-ils survenir dans l’univers, pourquoi se passe-t-il quelque chose ?
Partout le déterminisme absolu a dû battre en retraite, la science moderne sait qu’elle ne pourra parvenir à tout expliquer.
Tout ceci et bien d’autres mystères… laissent sans réponse le paradoxe de la liberté humaine.
(A9) Cette mise à l’index n’était nullement imputable à la croyance en l’héliocentrisme mais à l’incompatibilité de nature entre les deux “substances” : spirituelle et géométrique (res extensa) rendant inconcevable la transsubstantiation dans le dogme de l’eucharistie, défini au concile de Trente.
L’interdiction de l’oraison funèbre prévue lors de la cérémonie de transfert du cercueil de Descartes dans le caveau de Sainte-Geneviève en 1667 n’en serait-elle pas la conséquence ?
(A10) Ouvrage diffusé à Paris et Amsterdam fin 49 alors que Descartes est déjà en Suède. En réalité les deux premières parties auraient été écrites durant l’hiver 45–46 et leur manuscrit adressé à la princesse Élisabeth dans l’espoir que sa lecture l’aiderait à combattre sa tendance aux “afflictions” (traduisons “dépression”). Il s’était en effet engagé dans une lettre en date du 21 juillet 45 à lui faire parvenir l’esquisse d’un petit Traité des passions sur le thème : des moyens que la philosophie nous enseigne pour acquérir cette souveraine félicité, que les âmes vulgaires attendent en vain de la fortune, et que nous ne saurions avoir que de nous-mêmes.
La troisième partie “Des passions particulières” (art. 149 à 212) fut ajoutée trois ans plus tard lors de l’impression des Passions de l’âme.
(A11) En particulier dans la brève démonstration de l’erreur mémorable de Descartes en 1686 (le véritable principe rendant compte des lois du choc est celui de la conservation de l’énergie).
(A12) L’existence n’est pas un attribut ou prédicat s’ajoutant à d’autres (comme le poids…) ni une détermination, elle est ce qui fait que l’ensemble de la notion correspond ou non à la réalité.
On sait que l’école de Vienne approfondira l’analyse kantienne du raisonnement.
(A13) Nul écrivain en son temps plus que Descartes n’a été conscient de l’enjeu (aux niveaux individuel, social, économique) du développement de l’instruction.
Pédagogue né, il reprenait personnellement l’instruction des membres de sa maison ou de ses proches pour peu qu’ils montrent des dispositions. C’est ainsi qu’un de ses valets le quittera pour devenir “mathématicien du roi de Portugal”, il fera d’un jeune savetier de son lieu de résidence un excellent astronome…
Descartes, féministe, entendait que les filles reçoivent elles aussi une bonne instruction, nourrissant des ambitions pour sa petite Francine. Les suggestions de Descartes touchant l’éducation s’appuient parfois sur des considérations assez inattendues. “Quand un chien voit une perdrix, il est naturellement porté à courir vers elle et lorsqu’il voit un fusil ce bruit l’incite à s’enfuir, mais néanmoins on dresse des chiens couchants en telle sorte que la vue d’une perdrix fait qu’ils s’arrêtent et que le bruit qu’ils oient quand on tire sur elle fait qu’ils accourent.
Or ces choses sont utiles à savoir pour donner le pouvoir à chacun d’étudier à regarder ses passions, car puisqu’on peut avec un peu d’industries changer les mouvements du cerveau dans les animaux dépourvus de raison, il est évident qu’on le peut encore mieux dans les hommes, et que ceux-mêmes qui ont les plus faibles âmes peuvent acquérir un empire absolu sur toutes leurs passions si on employait assez d’industrie à les dresser et à les conduire.”
(A14) Citons entre autres Boutroux, Alain, Bergson. Ce dernier opposera en 1918 Descartes, le champion de la mesure française, aux monstrueuses dispositions d’intelligence et d’âme que nous manifeste à l’heure actuelle l’Allemagne. Les mythes ont cette force que l’Allemagne nazie exécrera Descartes, symbole de la France.
(A15) Il n’est pas sûr que la belle assurance de Descartes l’ait entièrement vacciné contre les assauts du doute personnel. Il était trop intelligent pour cela. Plusieurs de ses lettres laissent percer ses craintes. Exemple : en 1639 il répond à Mersenne très dubitatif que, si ce qu’il a écrit sur le sang et les réfractions est faux, tout le reste de sa philosophie ne vaut rien. Il s’agit en l’occurrence de sa critique des conceptions de Harvey et de son refus de se rendre aux objections faites par Fermat, sur sa propre théorie de la réfraction.