Hommage à Jean Morlet (X52), inventeur de la théorie des ondelettes
Jean Morlet, décédé il y a quelques mois, était ingénieur de recherche chez Elf Aquitaine. Après une expérience de vingt ans dans le secteur de la vibrosismique, il découvrit la théorie des ondelettes, nouvel outil mathématique qui peut être plus efficace que la transformée de Fourier, et qui est à la base du nouvel algorithme de compression d’images JPEG2000.
Autrefois, pour chercher du pétrole, on faisait exploser des charges, et les échos recueillis permettaient d’estimer la position, la profondeur et la forme de la cavité contenant l’or noir. Les experts engagés par les compagnies pétrolières, les » sourciers « , étaient alors des physiciens. Analyser les bruits répercutés par le sous-sol, c’était imiter le savoir-faire du médecin qui, à l’aide du stéthoscope, ausculte le malade en écoutant sa respiration ou les battements de son coeur.
L’invention de la vibrosismique
Pierre Goupillaud, collègue et ami de Morlet, était lui aussi un ingénieur français, ancien élève de l’École des mines. Il s’expatria aux États-Unis et travailla pour la compagnie pétrolière Conoco (aujourd’hui ConocoPhillips), dans le secteur de la géophysique. Goupillaud suggéra d’envoyer dans le sous-sol une vibration, courte et modulée en fréquence, au lieu de faire exploser des charges. L’énergie dépensée et les dégâts occasionnés sont alors réduits. Ce même principe est utilisé par le sonar de la chauve-souris. La vibrosismique était née. Mais les échos recueillis sont bien plus complexes à analyser que dans le cas des explosions de charges. Les physiciens durent s’effacer devant les spécialistes du traitement du signal. Ces derniers élaborèrent des logiciels informatiques qui, en un sens, imitent le fonctionnement du cerveau de la chauve-souris.
Des logiciels qui imitent le fonctionnement du cerveau de la chauve-souris
Grâce à la vibrosismique, Elf Aquitaine a pu mener une campagne pétrolière à Paris même ! Les camions-vibrateurs ont sillonné les artères parisiennes pendant une quinzaine de jours, au milieu de nuits d’hiver de l’année 1986. L’exploitation des résultats a demandé une année entière : cela donne une idée des difficultés rencontrées dans la vibrosismique.
Une nouvelle façon de représenter les signaux
Jean Morlet analysait donc ces signaux, courbes graphiques assez irrégulières qui présentent de fortes parties transitoires. Morlet étudiait ces courbes à l’aide d’une technique éprouvée, l’analyse de Fourier à fenêtre. Lassé des artefacts, c’est-à-dire des erreurs systématiques, dus à cette technique, il mit en évidence une nouvelle façon de représenter ce type de signaux, l’analyse par ondelettes. Cette découverte lui permit de surmonter certaines difficultés rencontrées dans l’analyse des signaux acquis lors des campagnes pétrolières. Nous savons aujourd’hui que les ondelettes constituent la façon optimale d’enregistrer ou d’analyser les signaux présentant de très fortes parties transitoires, changements brutaux et inattendus qui interrompent des intervalles où le signal se déroule de façon plus régulière. Au contraire, l’analyse de Fourier convient mieux à l’analyse des signaux stationnaires, dont les propriétés statistiques ne changent pas au cours du temps. Bien entendu peu de signaux réels sont stationnaires et, avant la découverte des ondelettes, la transformée de Fourier était utilisée de façon trop extensive. Mais cela ne signifie pas pour autant que les ondelettes de Morlet conviennent à tous les signaux qui ne sont pas stationnaires. Le chantier ainsi ouvert par la découverte des ondelettes est aujourd’hui en pleine activité.
Une retraite anticipée
Les avions renifleurs
Comment Elf a‑t-elle pu croire aux « avions renifleurs » et, exactement à la même époque, ne pas accorder la moindre confiance en Morlet ? Rappelons qu’entre 1975 et 1979 un malfaiteur belge, Alain de Villegas, était arrivé à persuader les « têtes pensantes » d’Elf que l’on pouvait « flairer le pétrole » à l’aide des trop célèbres « avions renifleurs ». Embarqué à bord d’un avion, un appareil miracle, construit par Alain de Villegas, devait localiser à coup sûr les gisements après un simple survol. Pour tromper les têtes pensantes et les décideurs d’Elf, cet aigrefin effectuait une expérience à terre où il présentait, dans un certain ordre, des objets dans une pièce. Ces objets étaient « reniflés » par un miraculeux « gadget », situé dans une autre pièce. Ce gadget reconstruisait, en temps réel, les images des objets sur un écran d’ordinateur. Les décideurs d’Elf étaient médusés. L’escroquerie fut révélée par Jules Horowitz (41), éminent physicien au CEA, qui eut l’idée d’inverser l’ordre de passage de deux des objets présentés au « nez » du gadget. Comme tout était préenregistré, les images défilèrent évidemment dans l’ordre précédent ! Mais c’était trop tard et l’argent d’Elf avait disparu.
Jean Morlet, en 2001 lors de la remise du prix Chéreau-Lavet de l’Académie des technologies |
Tout comme Benoît Mandelbrot (44), Morlet avait une extraordinaire intuition et une vision scientifique prophétique. Il a tout de suite compris la portée de sa découverte et a essayé d’alerter Elf. Comme le dit Pierre Goupillaud, Elf répondit en lui octroyant une retraite anticipée ! En fait, Morlet fit partie d’une » charrette » de seniors qui ont tous bénéficié d’une mise à la retraite anticipée. Morlet était désespéré, car il était congédié au moment même où son travail de chercheur débouchait sur une découverte révolutionnaire. Plus de dix ans après cette mise à la retraite, Morlet obtint en 1997 le prix Reginald Fessenden de la Société américaine de géophysique. Lors de la cérémonie, Pierre Goupillaud présenta l’oeuvre de Morlet et lui rendit hommage comme suit : » Ancien élève de la célèbre École polytechnique, Morlet accomplit la prouesse extraordinaire de découvrir un nouvel outil mathématique qui rendit caduque la transformée de Fourier, cela après deux cents ans d’utilisation excessive, en particulier dans sa version Fast Fourier Transform… Jusqu’à aujourd’hui la seule récompense que lui ont value sa persévérance et sa créativité dans la mise au point de cet outil extraordinaire fut une mise à la retraite anticipée d’Elf. »
Si c’était vrai, ça se saurait
Le Club des ondelettistes
Ce club se composait alors de Grossmann (né en 1930, il fut chercheur à l’université d’Aix-Marseille II), de Morlet et de quelques jeunes qui deviendront célèbres : parmi eux citons la mathématicienne belge Ingrid Daubechies (née en 1954), qui travaillait avec Grossmann, et est aujourd’hui professeur à Princeton.
Parallèlement donc, quand Morlet présenta ses travaux à Elf, il lui fut répondu : » Si c’était vrai, ça se saurait. » On peut dire aujourd’hui que les ondelettes ont paradoxalement bénéficié de cette sentence. Morlet dut alors prendre contact avec la communauté scientifique pour présenter et publier ses découvertes. Le physicien Roger Balian (52), qui était un des camarades de promotion de Morlet, l’orienta vers Alexander Grossmann, directeur de recherches au CNRS, qui travaillait à Marseille-Luminy au Centre de physique théorique. Grossmann fut patient, subtil et comprit ce que Morlet avait en tête. Écouter Morlet n’était certainement pas une tâche aisée, tant ses idées étaient originales, allusives, approximatives et souvent exagérément optimistes. Mais discuter avec lui était, en fait, très agréable, tant il était doux, sensible, courtois et tant ses vues étaient pénétrantes. Morlet pensait que l’analyse par ondelettes allait immédiatement révolutionner la vibrosismique et la prospection pétrolière. C’est autre chose qui s’est produit : les ondelettes ont servi à comprimer et à transmettre les données recueillies dans les campagnes pétrolières. Grâce à la clairvoyance de Grossmann, les résultats de Morlet ont pu être publiés en 1984 dans une revue scientifique ayant une diffusion internationale. Jean Lascoux, directeur du centre de physique mathématique de l’École polytechnique me montra, à l’automne 1984, ce premier texte sur les ondelettes. La photocopieuse que mathématiciens et physiciens partageaient étant située dans une petite pièce, j’attendais que Lascoux terminât ses photocopies en discutant avec lui : c’est suite à ces conversations autour de la photocopieuse que débutèrent mes recherches sur les ondelettes. Je pris le train pour Marseille et rejoignis ainsi le » Club des ondelettistes « .
Le théorème de Calderon
En arrivant à Marseille, je compris que Grossmann et Morlet avaient redécouvert un théorème qu’un mathématicien argentin, travaillant à l’université de Chicago, Alberto Calderon (1920−1998), avait établi vingt ans auparavant. Ironiquement cela justifie la réponse dédaigneuse reçue par Morlet : » Si c’était vrai, ça se saurait « … La preuve qu’en donnaient Grossmann et Morlet en limitait l’application aux signaux en excluant les images. Mais ce que Calderon ne pensait pas – et il ne l’a jamais cru – est que son résultat puisse jouer un rôle important dans le traitement du signal. Cela est d’autant plus surprenant que Calderon avait au départ une formation d’ingénieur. Morlet relia le théorème de Calderon (qu’il ne connaissait pas) au traitement du signal : c’est la découverte de cette connexion qui est révolutionnaire.
Comprimer pour transmettre
Aujourd’hui le Web, la toile, envahit notre vie et modifie même l’économie. Mais il faut transmettre les images sur le réseau, en utilisant les capacités limitées des lignes téléphoniques. Transmettre une image de 9 mégapixels nécessite autant de bits que transmettre mille pages de texte. C’est cependant possible, car l’information contenue dans une image est très redondante : les algorithmes de compression exploitent cette redondance. Le plus célèbre de ces algorithmes est JPEG (Joint Photographic Expert Group). Il utilise la transformation de Fourier pour comprimer ; l’image numérique est divisée en carrés 8 x 8 et l’on applique à chaque carré une transformée de Fourier rapide. On obtient 64 coefficients de Fourier pour chaque bloc : la plupart sont nuls, ce qui induit une compression.
L’utilisation de JPEG avec des facteurs de compression dépassant 10 fait cependant apparaître des problèmes de blocs. Le format JPEG2000 utilise, lui, l’analyse par ondelettes, sans découpage préalable de l’image : il n’y a plus d’effets de blocs
La victoire des ondelettes
Les enjeux scientifiques et industriels de la compression des images fixes sont énormes.Comme Jacques Blamont le rappelait à l’Académie des sciences (séance du 25 septembre 2000), l’exploration de l’espace passe par la compression des images, celles-ci, très volumineuses, devant être transmises tout en réduisant au maximum la charge embarquée dans le satellite. Il faut donc comprimer les images pour les transmettre et c’est là que les ondelettes sont utilisées. Un long chemin restait à parcourir et c’est grâce aux travaux d’Ingrid Daubechies et de Stéphane Mallat (81) que JPEG2000, basé sur l’analyse par ondelettes, a pu s’imposer face à JPEG. Cette victoire avait été entrevue par Jean Morlet. Mais les applications de l’analyse par ondelettes dépassent largement le sujet de la compression : pour ne citer qu’un exemple, c’est en utilisant l’analyse par ondelettes que Jean-Luc Starck (astrophysicien au CEA) et ses collaborateurs ont réussi à évaluer la masse de matière noire contenue dans l’Univers. Jean Morlet nous a quittés en avril 2007 : c’était un visionnaire et son oeuvre défiera le temps. Ndlr : divers hommages avaient été rendus à Jean Morlet, de son vivant en 2005 dans la Gazette de la Société mathématique de France et dans la Lettre de l’Académie des sciences, ainsi qu’au colloque de l’Orme du CEA en octobre 2007. Nous remercions Alexandre Moatti (X78, membre du comité éditorial de La Jaune et la Rouge), pour l’idée du présent article.
2 Commentaires
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de Villegas
Alain de Villegas un malfaiteur ? je ne le crois pas, il a été la victime de son collègue, je l’ai connu vers 1953,au cours d’un déjeuner au restaurant de la tour Eiffel, authentique ingénieur qui travaillait en collaboration avec le groupe de Wendel ‚ayant mis au point un béton allégé- léger presque comme du polystirène-que j’ai eu en main- économique et solide-par injéction de bulles d’air, Une authentique technique vendue aux israeliens pour construire de petites maisons des kiboutz
Il est vrai que flambeur et beau parleur il menait grand train souvent à court d’argent et trainait dans son sillage une secrétaire-maitresse une Dlle de Witt qui devait lui couter cher !
Rendons à César ce qui est à César
L’opinion de Mr Meyer est “légèrement” réductrice : Jean Morlet n’a pas re-découvert les résultats de Calderon, mais a eu une idée géniale que l’on a ensuite reliée à un certain formalisme (théorème de Calderon …). Le plus important n’est-il pas d’avoir l’idée et de l’avoir testée sur des cas réels ? A l’époque, les chercheurs en mathématique étaient souvent “limités” à la théorie et avaient du mal avec l’informatique naissante : ils étaient coupés de la recherche appliquée. Loin d’être “allusif et approximatif”, Jean Morlet a validé son intuition par des tests pratiques. Quant à son caractère “exagérément optimiste”, ne serait-ce pas le propre d’un vrai chercheur ?