HORS DES SENTIERS BATTUS
Lorsqu’une époque se termine après avoir atteint son apogée – comme le Romantisme avec Brahms – deux voies s’offrent aux créateurs, en musique comme dans les autres domaines : rompre avec le passé et chercher à inventer un langage nouveau, comme l’a fait l’École de Vienne, ou tenter la synthèse de tout ce qui précède en faisant mieux, comme l’a entrepris Bach. La seconde est évidemment la plus difficile, et il n’y a eu qu’un Bach.
Trois contemporains des années 1900
André Caplet, Jean Cras et Vaughan Williams, nés dans les années 1870, ont en commun d’avoir cherché de nouvelles voies non en réaction contre les musiques classique et romantique mais en capitalisant sur leurs acquis, par des harmonies toujours tonales mais plus complexes et subtiles que leurs prédécesseurs, par des associations de timbres nouvelles. Et, ce faisant, ils se distinguent nettement des néoromantiques comme Richard Strauss et Rachmaninov, au profit de qui la postérité les a quelque peu oubliés, injustement.
Les Mélodies avec orchestre de Jean Cras que vient de publier Timpani avec Ingrid Perruche, soprano, Philippe Do, ténor, Lionel Peintre, baryton, et l’Orchestre de Bretagne dirigé par Claude Schnitzler1, sont un petit trésor de raffinement. Élégies avec orchestre sur des poèmes d’Albert Samain, Trois mélodies avec quatuor à cordes sur des textes du décadent Rodenbach, L’Offrande lyrique, sur des textes de Tagore traduits par Gide et quelques autres pièces constituent bien plus que le témoignage d’une époque : la preuve que l’on peut, sans refaire les lieder de Schubert, Schumann, Brahms, Wolf, sans plagier les mélodies de Duparc, Chausson, Debussy, Fauré, mais dans la continuité de ces grands prédécesseurs, écrire une œuvre originale et jubilatoire.
Le Miroir de Jésus d’André Caplet, cantate pour soprano, chœur de femmes, chœur d’enfants, harpe et quintette à cordes, est une œuvre austère, proche à la fois du chant grégorien et de Messiaen, que viennent d’enregistrer Béatrice Gaucet, le Choeur Britten, la Maîtrise de ND de Paris et un ensemble de chambre, dirigés par Nicole Corti2. Ici encore, pas de novation majeure dans le langage mais des recherches de timbres et une inspiration mystique évidente qui appelle à la sérénité. Vaughan Williams est, avec Elgar, l’un de ceux qui font mentir l’adage selon lequel il n’y aurait eu que trois compositeurs britanniques : Haendel, Purcell et Britten. Un enregistrement récent présente un florilège de sa musique, par divers solistes et orchestres : Fantaisie sur Greensleeves, The Lark Ascending (avec Sarah Chang), Flos Campi, Norfolk Rhapsody n° 1, Silent Noon, Songs of Travel, Serenade to Music, On Wenlock Edge que Ravel, paraît-il, admirait, etc.3 Les thèmes et les harmonies ne sont pas d’une excessive originalité, mais les orchestrations sont très travaillées : au total, une musique très agréable, tout à fait en situation dans les Promenade Concerts d’été à l’Albert Hall.
Bach, Rameau, Marais
L’enregistrement des Nouvelles Suites de pièces de clavecin (1728) de Rameau par Joël Pontet4 se distingue tout d’abord par une prise de son exceptionnelle qui, au contraire de certains enregistrements anciens qui conféraient au clavecin un son grêle et fade, restitue sans déformation l’extraordinaire complexité des harmoniques. On connaît certaines pièces de ce recueil, comme La Poule, ou Les Sauvages, repris des Indes galantes. On connaît moins les sept variations de la Gavotte, et L’Enharmonique, aux modulations chromatiques d’une audace stupéfiante. Mais aucune innovation gratuite de forme : Rameau se conforme strictement aux canons édictés par ses aînés, dont François Couperin. Mais il bâtit sur ces acquis une musique d’une totale modernité.
Les Pièces en trio pour les flûtes, violon et dessus de viole de Marin Marais sont antérieures de près de trente ans aux Suites de pièces de Rameau. Elles ont été enregistrées en 2009 par l’ensemble Aux Pieds du Roy, dirigé par Dirk Börner et Michael Form5, résultat d’une recherche musicologique approfondie portant sur les tempi, l’ornementation, l’instrumentation, l’usage de l’archet, la pratique de la basse continue, et l’influence de la danse (plusieurs de ces pièces étaient destinées à être dansées). Une musique jaillissante, d’une grande richesse polyphonique, qui donne une bonne idée de ce que fut le Grand Siècle français.
Et, pour terminer, un enregistrement de trois œuvres de Bach qui est une merveille absolue, à écouter toutes affaires cessantes : Missa Brevis en fa majeur et en sol majeur, bien moins connues que la Messe en si et les cantates, et, sur le même disque, le motet O Jesu Christ, mein lebens Licht, par Eugénie Warnier, soprano, Terry Wey, alto, Emiliano Gonzalez- Toro, ténor, Chistian Immler, basse, et l’ensemble Pygmalion dirigé par Raphaël Pichon6. On ne commente pas cette musique ineffable, faite pour Dieu – ou pour les dieux, selon l’auditeur – mais en tout état de cause très loin au-dessus de nos « misérables petits tas de secrets », et pourtant si humaine.
1. 1 CD Timpani
2. 1 CD Saphir
3. 2 CD EMI
4. 1 CD SAPHIR
5. 1 CD AMBRONAY
6. 1 CD ALPHA.