Hydrogène et décarbonation du secteur aérien : les étapes de la transition
Depuis 2020 une page, qui peut paraître anecdotique, a été tournée dans l’histoire de l’aviation. Le premier avion électrique, le Velis Electro du constructeur slovène Pipistrel, a été certifié. L’avion bas carbone est donc désormais une réalité et la France est d’ores et déjà devenue le premier marché mondial des avions électriques (trente appareils en service, sur une centaine dans le monde).
Cette étape n’est que la première marche d’une transformation systémique. Si l’avion électrique semble avoir peu de potentiel de développement au-delà des plus petits appareils (jusqu’à 20 places), des solutions technologiques arrivent à maturité ou sont en développement pour l’ensemble des segments de l’aviation : hydrogène pour l’aviation régionale et les vols moyen-courriers, carburants d’aviation durable, biogéniques ou synthétiques, pour tous les vols, notamment les long-courriers. L’advanced air mobility apporte quant à elle une solution pour remplacer, à terme, les hélicoptères. Le bouleversement qui se prépare est d’ampleur et le considérer sous un angle purement technologique est insuffisant. Le défi qui se présente aux acteurs du transport aérien est avant tout économique et infrastructurel.
La question du coût de l’énergie
La première question est évidente : l’incorporation d’énergies bas carbone – dont le coût est significativement plus élevé que celui du kérosène – amènera, pour l’aviation commerciale, une augmentation du prix du billet et donc un ralentissement de la croissance du trafic. Bien sûr, la préservation de la marge des compagnies aériennes pourrait permettre d’assurer que cette nouvelle équation ne se fasse pas au détriment de l’investissement (notamment dans le renouvellement des flottes), de l’emploi et de l’offre de connectivité. Mais c’est oublier que le secteur du transport aérien est à la fois très ouvert à la concurrence internationale et non délocalisable. Une compagnie basée à Paris ne peut pas brusquement réorganiser son réseau à partir d’un autre point nodal ailleurs dans le monde. Sa part de marché dépend de l’attractivité de la destination, du prix proposé du voyage et de l’offre de correspondance qu’elle propose.
Donc un billet plus cher
L’augmentation du prix final, pour répercuter au consommateur final l’intégralité du surcoût énergétique, ne peut donc être établie qu’au regard des stratégies mises en place par les autres compagnies internationales. Cela suppose, au minimum, qu’elles prévoient un rythme à peu près similaire d’incorporation des nouvelles énergies. Mais il ne faut pas non plus négliger l’effet de prix différents de l’énergie bas carbone dans différentes régions du globe.
Là où le kérosène s’échange dans le monde entier à des tarifs globalement similaires, l’hydrogène et les carburants d’aviation durable sont dépendants du prix de production locale de l’électron vert, au moins tant que le marché n’est pas devenu parfaitement liquide. Sauf à considérer une très grande maturité et une propension à payer des consommateurs, les compagnies aériennes sont donc freinées dans leur capacité à répercuter l’impact du prix des énergies nouvelles sur les tarifs… ce qui, logiquement, amène une position prudente sur le rythme de transition.
La question des infrastructures
Le second enjeu est celui des infrastructures ou, plus largement, celui de l’amont de la chaîne. Il concerne la disponibilité de ces énergies nouvelles et de leur fourniture. Les besoins en énergie électrique décarbonée dédiée pour le transport aérien au départ de la France sont évalués, dans la feuille de route sectorielle de décarbonation rendue publique en vertu de l’article 301 de la loi Climat et Résilience, entre 57 et 110 TWh en 2050.
Ce besoin doit se comprendre dans un contexte de croissance des besoins en électricité de toute l’économie, supposant des investissements massifs dans la production d’électricité. RTE, dans son récent rapport sur les futurs énergétiques, évoque ainsi un triplement des investissements à l’horizon 2035 par rapport à la décennie 2010, pour couvrir les besoins de l’ensemble des secteurs sur le territoire national. L’électricité produite doit ensuite être transformée en hydrogène et carburant d’aviation durable, et acheminée jusqu’aux aéroports.
Un mélange de carburants possible
Ce maillon de la chaîne représente un défi à part entière et ce alors que, aujourd’hui, les acteurs du transport aérien ne sont pas producteurs d’énergie. Ils dépendent de choix d’investissement faits par d’autres, pour lesquels ils ne représentent qu’un consommateur parmi d’autres. À l’heure actuelle, le panorama des projets de production de carburants d’aviation durable en Europe permet d’espérer remplir le mandat communautaire d’incorporation de 6 % pour 2030, sans pouvoir aller au-delà, alors même qu’un taux d’emport de 10 % d’énergies bas carbone dans les réservoirs des aéronefs serait nécessaire pour s’aligner sur la trajectoire de l’Accord de Paris au même horizon.
L’adaptation des réseaux de distribution sur les aéroports eux-mêmes reste un problème plus circonscrit. Il est possible de mélanger les carburants d’aviation durable au kérosène jusqu’à un taux de 50 % au minimum, sans investissement dédié. Si l’hydrogène doit, pour la propulsion directe des aéronefs, être quant à lui liquéfié et transporté dans des canalisations séparées, cela représente encore une ressource secondaire, dont la place exacte dans le mix énergétique pour l’aviation devra être confirmée dans les prochaines années.
Une France bien placée
La réussite de la feuille de route de transition du transport aérien serait une excellente nouvelle. D’abord, par ce que le transport aérien offre en termes d’ouverture et de possibilité de voyage, ce n’est sans doute pas la peine de s’appesantir là-dessus. Mais aussi parce que cela impose le développement d’une nouvelle filière industrielle, contributrice à la souveraineté énergétique du pays.
La France est d’ores et déjà un grand pays de l’aéronautique, le seul dans le monde (avec les États-Unis) à réunir tous les acteurs. On y trouve un constructeur d’envergure mondiale, Airbus, animant un écosystème de PME innovantes aux côtés de trois autres industriels majeurs, Safran, Dassault et Thales ; des compagnies nationales dynamiques, dont la première, Air France ; et des groupes aéroportuaires de premier rang, le Groupe ADP et Vinci.
Demain, le succès de cette filière ne peut s’envisager qu’à une échelle plus large, en intégrant notamment les acteurs de l’énergie et en asseyant, avec eux, les conditions d’un nouveau leadership mondial. Trois leviers principaux sont à mobiliser.
La nécessaire sobriété
D’abord la sobriété est la principale condition de réussite. Sobriété dans les usages, évidemment, et il est clair que l’usage de l’aérien doit être raisonné à l’aune d’une prise en compte, par chaque individu, de son bilan carbone personnel. Mais sobriété aussi dans l’usage des ressources.
Des efforts majeurs sont réalisés par les constructeurs pour favoriser une plus grande efficacité énergétique des avions, permettant la mise en service de nouvelles générations d’appareils économisant entre 25 % et 30 % de carburant par rapport à la génération précédente (l’Airbus A350, à titre d’exemple, est 25 % plus efficient que les autres avions de sa catégorie).
Les compagnies aériennes, quant à elles, continuent de consentir des investissements colossaux pour renouveler leur flotte (Air France y consacre ainsi près de 1 Md€ par an). C’est bien la réduction des achats de carburant qui reste – avec peut-être l’éducation des consommateurs – le premier compromis possible entre transition écologique et performance économique.
L’intervention des pouvoirs publics
Ensuite, une nouvelle forme de partenariat entre le public et le privé doit être mise en place. Quand les indicateurs économiques poussent tout le monde au maintien des énergies fossiles (moins chères à produire, au meilleur rendement, nécessitant moins d’investissement d’amorçage), le marché ne suffit pas et la puissance publique doit prendre toute sa place. Certes cela peut passer par des mesures de restriction et d’obligation. Mais, dans une économie ouverte et exposée, cette manière de faire a ses limites, sauf à risquer des stratégies d’évitement et des fuites de carbone.
L’État doit prendre sa part dans le financement des infrastructures indispensables à la transformation, que le marché ne peut suffire à rentabiliser. Pour le transport aérien, une forme de complémentarité entre les organisations semble ainsi devoir s’imposer, même si elle reste encore largement théorique : cadre de contrainte à l’échelle internationale (pour préserver au mieux les justes conditions de concurrence) et incitations à l’échelle nationale ou régionale, indexées sur le désir de chaque État d’assurer sa propre souveraineté.
Penser différemment
Enfin, et il faut bien en venir là, les acteurs privés doivent rechercher de nouveaux modèles d’affaires. Cela a été évoqué plus haut : les acteurs du transport aérien ne sont pas, aujourd’hui, des producteurs d’énergie. Faut-il en rester là ?
Pour un aéroport, la transition suppose d’une part de développer les modes de transport autres que l’avion (et donc, essentiellement, le train à grande vitesse), pour encourager la sobriété des usages, mais aussi de proposer l’énergie bas carbone nécessaire à la décarbonation des mobilités, terrestres et aériennes. C’est le chemin qui a été pris résolument par le Groupe ADP, comme en témoignent par exemple la feuille de route partenariale avec Air France et la SNCF pour encourager l’intermodalité fer-air, ou encore le lancement d’une coentreprise avec Air Liquide pour l’adaptation des aéroports à l’hydrogène (usages sol et air).
Lire aussi : Développement industriel de l’hydrogène et passage à l’échelle
Ces choix stratégiques sont-ils rentables ? La question est loin d’être simple et suppose, pour lui apporter une réponse positive, de penser différemment : projeter le modèle économique sur le long terme, et non uniquement le court terme ; ne pas se positionner simplement comme consommateur final d’énergie, mais aussi comme producteur, investisseur ou grossiste ; faire des gares en environnement aéroportuaire le prolongement économique et de qualité de service des aérogares ; dimensionner au plus juste les infrastructures, pour libérer des marges de manœuvre.
Oui, la décarbonation du transport aérien est possible
Mais la croyance dans l’innovation et la technologie n’est que la pointe émergée de l’iceberg. Pour ce secteur comme pour d’autres, il est clair qu’in fine la bataille majeure sera celle de l’électron vert, de sa disponibilité, de son prix, et donc de priorités d’investissement relevant, pour partie, d’acteurs tiers et de politiques publiques.
Le pari de l’innovation réussie, de la croissance verte, impose donc de s’attaquer à un défi au moins aussi considérable : celui de l’alignement de l’intérêt des acteurs économiques, de la correction des incitations négatives. Cela a déjà été démontré : à l’heure actuelle, la quasi-intégralité des indicateurs économiques sont procycliques et encouragent la hausse des températures.
Réussir le pari suppose un engagement de tous : des pouvoirs publics, dont le rôle d’investisseur et de régulateur sera essentiel ; des acteurs économiques, qui doivent sortir de leur zone de confort et se projeter davantage sur le long terme ; des consommateurs, dont la responsabilité est essentielle pour que le marché, qui structure aujourd’hui notre économie, puisse absorber une partie des coûts.
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Une des problématiques non mentionnée dans l’article est la ressource en CO2 biogénique, qui est encore plus contrainte que la ressource en hydrogène, à terme. La ressource en CO2 biogénique permettrait soit de remplacer la demande actuelle de la chimie, soit celle du maritime, soit celle de l’aérien, donc pas la somme des 3 et donc encore moins avec une croissance de ces secteurs là telle qu’envisagée par le secteur aérien. Une alternative serait de capter directement du CO2 dans l’air, mais ça augmente la consommation d’électricité verte, qui comme dit dans l’article, va être aussi une ressource en tension et dans tous les cas, nous avons aussi besoin de séquestrer aussi une partie de ce CO2 (biogénique ou capté) pour réaliser des émissions négatives et atteindre le net zero. Prétendre que la décarbonation de l’aérien est possible me semble trop optimiste, ou alors en précisant l’horizon de temps associé (2100, 2200 ?) ou bien la réduction du trafic associée. A un horizon 2050, on pourrait peut-être décarboner 20% de la demande actuelle, certainement pas une demande en augmentation.
Bonjour, merci pour cette présentation. Quel serait le nombre d’hectares requis pour produire les biocarburants d’aviation permettant une décarbonation des vols (scénario médian) ? J’ai dans l’idée qu’il serait très important mais peut-être pas. Merci