Idées pour la coopération franco-africaine de demain
Pourquoi faut-il une nouvelle coopération avec l’Afrique ?
Il y a des causes françaises bien connues. Contraintes budgétaires : le souci de dépenser moins entraîne le besoin de dépenser mieux. Maîtrise de l’immigration : le désir de tarir le flux des clandestins suscite le projet de créer dans leur pays un environnement économique capable de les retenir.
Mais il y a aussi des causes africaines. Quarante ans bientôt après les indépendances, à quoi a servi la coopération française (on peut en dire autant de l’aide étrangère en général), elle a été une force de transformation certes mais aussi de conservation.
On peut attribuer à l’APD (Aide publique au développement) le mérite généralement reconnu à l’OTAN : avoir empêché le pire, dans un cas, l’extension du communisme à toute l’Europe, dans l’autre, l’effondrement du système issu de la décolonisation. L’APD a été un facteur important de la survie des États héritiers des empires coloniaux, sans guerres ouvertes entre eux, sans désintégration intérieure, et aussi du maintien en place dans ces États des structures de gouvernement léguées par le colonisateur. Même quand des coups d’État ou des prises de pouvoir par des militaires ont eu lieu, les personnels ont changé mais les méthodes sont restées les mêmes.
L’APD a également permis la mise en place d’infrastructures destinées à faciliter la croissance économique des pays bénéficiaires : dans le domaine des transports, des télécommunications, de l’énergie, de l’eau, des bâtiments publics, y compris les écoles et les hôpitaux. Face à l’insuffisance ou à l’inexistence de l’épargne locale susceptible d’être réinvestie localement, elle a été – et reste – la principale ou la seule source de financement en ce domaine.
L’APD s’est donné enfin pour tâche de faire évoluer le milieu humain dans un sens favorable à la croissance, éducation et formation professionnelle, amélioration de la santé, aide aux activités économiques : agriculture, artisanat, investissements dans des secteurs porteurs, etc. Quel a été le résultat de tout cet effort ?
Force est de constater que l’aide publique au développement fut avant tout une aide publique à la survie. Et à la survie pour le meilleur et pour le pire. C’est une aide qui appelle aujourd’hui plus d’aide encore. Ainsi un certain nombre d’infrastructures existent. Mais, faute d’entretien ou de programmes d’accompagnement, elles n’ont qu’un effet temporaire ou limité. Sauf à prévoir de nouvelles aides pour le maintien en l’état ou l’exploitation. Les fonds publics locaux disponibles pour des opérations en capital ont été encore réduits par les programmes d’assainissement financier « à la Salazar » imposés aux pays bénéficiant des facilités « renforcées » du FMI.
Quant aux populations au profit de qui a été conçue l’APD, sans doute ont-elles profité des interventions d’urgence (comme celles provoquées par la sécheresse au Sahel, des programmes de santé et d’éducation, des créations d’emploi induites par l’appui aux opérateurs économiques. Mais leurs conditions de vie ont fondamentalement très peu changé.
Il y a les dynasties au pouvoir ou dans la mouvance du pouvoir (politique, économique, religieux, etc.) et leurs fidèles : ils sont riches, occidentalisés, leurs gains (les plus gros étant occultes, tels ceux de la contrebande et de la corruption) quittent le continent (ou n’y apparaissent jamais).
Il y a les détenteurs de revenus réguliers (salariés, fonctionnaires) ou à peu près réguliers (main-d’œuvre journalière) : ceux-là font figure de caste privilégiée et s’attachent avant tout à défendre leurs prérogatives par des moyens à l’occidentale (syndicats, grèves) ; ils ne sont toujours qu’une petite minorité, chacun d’entre eux fait vivre une famille au sens large (sinon un voisinage), ils n’ont donc guère de possibilité d’accumuler une épargne (moins que jamais aujourd’hui après l’appauvrissement subi du fait de la dévaluation).
Il y a les agriculteurs bénéficiant de cultures « de rente » bien organisées comme le coton au Mali ou le café et le cacao en Côte-d’Ivoire, eux, au contraire, ont généralement vu leurs ressources s’accroître depuis la dévaluation, ils sont une catégorie choyée mais limitée en nombre.
Et puis il y a le reste, c’est-à-dire la grande majorité : la masse des paysans, la population flottante, les jeunes ayant manqué leur insertion, vivant au jour le jour, encadrés par la famille, la religion, la solidarité africaine, mais potentiellement mobilisables par des aventuriers.
On n’a pas assisté en Afrique à une évolution de type asiatique où les entrepreneurs investissent dans leurs pays et où la catégorie des salariés de l’industrie a pu progresser rapidement (les conditions de travail laissant il est vrai beaucoup à désirer du point de vue occidental) au point de représenter la majorité de la population. La crise actuelle en Asie n’enlève rien au fait de l’entrée du continent dans une phase nouvelle et dynamique de son histoire.
L’Afrique en revanche n’a que peu ou guère évolué en quarante ans et on est en droit de se demander si l’APD telle qu’elle y a été conçue (sous toutes ses formes, y compris le rôle de la zone franc) n’a pas été un des facteurs de cet immobilisme.
Alors, au moment où l’on souhaite « faire mieux », que peut-on faire et que doit-on faire ?
Pour les institutions de Bretton Woods, les mots d’ordre sont ouverture du marché et privatisation. Mais ouvrir le marché et privatiser au profit de qui ?
Faute d’entrepreneurs africains prêts à investir leurs fonds dans les opportunités ainsi offertes et capables de profiter, et de faire profiter leur pays du nouveau contexte, l’application radicale de ces principes conduirait, dans le meilleur des cas (car l’afflux rapide des investisseurs étrangers en Afrique est encore aujourd’hui une vue de l’esprit), à une recolonisation au profit de l’Europe, de l’Amérique et peut-être surtout de l’Asie : ouverture du marché local aux produits manufacturés étrangers, extraction de matières premières pour le marché mondial, accumulation de profits par des capitalistes extérieurs.
Dans une telle perspective l’APD traditionnelle verrait son rôle se réduire progressivement (trade, not aid), la Banque mondiale envisageant toutefois un effort supplémentaire temporaire mais important pour les pays prêts à mettre en œuvre ses recommandations (d’une façon générale la pratique de la Banque est beaucoup plus raisonnable que son discours).
La France évidemment, tout en reprenant à son compte l’objectif de recherche de compétitivité commun à tous les bailleurs de fonds, ne peut se réjouir de voir « son » Afrique (le possessif est d’affection et non d’appropriation) devenir un laboratoire de la mondialisation.
Il ne s’agit pas de conserver un quelconque « pré carré », puisque au contraire des investissements de pays tiers bénéficieraient en priorité aux entreprises françaises présentes sur place et que toute contribution à l’essor économique local l’aiderait à résoudre ses propres problèmes africains. Ce qui est rejeté, dans une approche assez parallèle à celle de la CNUCED par exemple, c’est une politique de la « table rase », s’inquiétant peu du devenir des activités existantes, an nom d’un libéralisme doctrinal hostile à toute forme de protection.
Le résultat final – le « décollage économique » d’un continent conduit par ses propres forces – sera atteint par une démarche volontariste certes mais partant des réalités africaines d’aujourd’hui. Entre la mondialisation et la perpétuation d’une aide conservatoire, la France doit adopter une « troisième voie » et y entraîner ses partenaires. Cette « troisième voie » devrait à mon sens suivre deux grands axes.
D’abord le dépassement du cadre national. La première des limitations au développement des économies africaines, c’est l’exiguïté des marchés. Les barrières douanières entre pays de la zone franc ont empêché celle-ci de jouer un véritable rôle moteur en matière commerciale.
En Afrique de l’Ouest au moins – l’Afrique « sage », par opposition à d’autres parties du continent – une impulsion nouvelle a été donnée en 1994, parallèlement à la dévaluation, à l’unité économique de la sous-région avec la création de l’UEMOA. Par rapport aux projets qui l’ont précédé celui de l’UEMOA a un grand atout, il allie les aspects économique et monétaire : tous les participants sont membres de la zone franc et la BCEAO (Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest) est intimement associée à sa mise en œuvre.
Les conditions de la mise en place de l’Union douanière des pays de l’UEMOA ont été précisées en novembre dernier et le processus déjà amorcé sera achevé au 1er janvier 2000. L’harmonisation des politiques économiques, globales et sectorielles, a également commencé. D’autres institutions supranationales – Organisation pour l’harmonisation du droit des affaires, Bourse régionale des valeurs mobilières – se mettent également en place.
La Coopération française – et l’ensemble des bailleurs de fonds – doivent à l’avenir faire de ces nouvelles entités multilatérales africaines un point majeur d’application de leurs interventions. Il s’agit en effet d’assurer les meilleures conditions d’entrée en scène pour ces organes neufs et indépendants : gestion par des fonctionnaires bien payés, disposant de moyens matériels adéquats, ayant leurs propres relais dans chacun des États, capables d’obtenir la confiance des investisseurs.
L’aide aux infrastructures doit également être régionalisée c’est-à-dire transnationalisée (l’Union européenne a donné l’exemple avec son Programme d’investissements régionaux, le PIR) et axée sur les besoins des futurs grands ensembles africains : ainsi la création d’un réseau routier transnational ou l’interconnexion des réseaux électriques nationaux. L’administration des infrastructures d’intérêt régional serait confiée à des Agences disposant de leurs personnels et de leurs budgets propres. Il s’agit de faire émerger une nouvelle génération d’organismes techniques africains efficaces et incontestés, se substituant à des administrations nationales souvent largement déconsidérées, et travaillant directement avec le secteur privatisé.
Mais la Coopération doit également cesser de privilégier les États pour atteindre directement les forces vives du développement africain. Cette direction a déjà été explorée de diverses manières : aide au secteur privé, coopération décentralisée, aide aux ONG. C’est un déplacement d’accent, un transfert progressif de ressources de l’échelon national à l’échelon local, qui est proposé. Il convient aussi de diversifier plus encore les modes d’approche de l’économie africaine réelle, par exemple en intervenant, avec des relais appropriés (les sociétés mutualistes en fournissent déjà un exemple), dans le secteur informel.
En même temps il faut apporter une aide directe et adaptée aux investissements des opérateurs existants du secteur formel (sans attendre les nouveaux investisseurs, qui prendront leur tour quand ils se présenteront) et tenir compte des appréhensions légitimes qui se manifestent vis-à-vis d’un endettement en franc français. Certes rien ne justifie aujourd’hui un nouveau changement de parité mais le mérite essentiel du franc CFA est d’être une monnaie commune pour sa zone et non de rester dans un rapport intangible avec le franc français ou l’euro.
Par ailleurs les remises de dettes consenties par la France et d’autres États ou institutions pourraient être subordonnées à des contreparties en francs CFA destinées au financement de travaux, projets ou entreprises convenus d’un commun accord. Des contrats-plans de longue durée pourraient être conclus entre la Coopération française et un opérateur (français ou local) en vue de la réalisation de programmes industriels ou d’infrastructures ainsi agréés.
Le secteur de l’agriculture, une des clés du « décollage » de l’Afrique, continuera de mériter une attention spéciale. C’est cependant sur le terrain, par le regroupement et l’organisation de producteurs, et non à partir des capitales, que des progrès décisifs, par exemple dans le développement des cultures d’irrigation, qui doit rester une des grandes ambitions de la Coopération française en Afrique de l’Ouest, pourront être un jour réalisés.
Dans une telle optique les États nationaux cesseront d’être les réceptacles principaux des fonds d’APD. Ils continueront d’être les partenaires de la Coopération pour les tâches relevant strictement de leur compétence telles que la défense, la police, l’action extérieure, la collecte de l’impôt, etc., et continueront d’exercer les pouvoirs que leur donne la loi dans tous les autres domaines, soumis à la pression des opérateurs pour assurer les transitions législatives et réglementaires (régime de la propriété du sol par exemple) nécessaires au passage à l’efficacité économique.
Le rôle futur de l’État africain dans l’économie sera sans doute moindre qu’ailleurs dans le monde, payant le prix de son incapacité pendant près d’un demi-siècle (les exceptions sont connues) à se faire un véritable agent de développement.
C’est paradoxalement sous cet angle que l’Afrique, si longtemps citée pour ses divisions stériles, pourrait devenir au siècle prochain, pourquoi pas ? un modèle mondial.