« Il faut créer une puissance économique homogène »

Dossier : L'EuropeMagazine N°692 Février 2014
Par Valéry GISGARD d'ESTAING (44)

L’EUROPE DANS LE MONDE

L’INTÉGRATION EUROPÉENNE

L’Europe, couplée à une hyperpuissance américaine dont la prédominance s’affaiblit, se voit concurrencée par l’émergence de la Chine. Dans ce contexte, comment doit-elle se positionner et agir ?

L’EUROPE DANS LE MONDE

L’INTÉGRATION EUROPÉENNE

L’Europe, couplée à une hyperpuissance américaine dont la prédominance s’affaiblit, se voit concurrencée par l’émergence de la Chine. Dans ce contexte, comment doit-elle se positionner et agir ?

L’Europe a voca­tion à comp­ter par­mi les grands. Mais il convient au préa­lable de pré­ci­ser ce que l’on entend par « Europe », qui ras­semble, en réa­li­té, deux projets.

Le pre­mier, une zone de mar­ché unique, éten­due, condam­née à se diluer et donc à perdre de son importance.

Le deuxième, com­po­sé des États membres de la zone euro, qui est l’Europe inté­grée et à laquelle il fau­dra sans doute rat­ta­cher dans les cinq ans la Pologne et pas d’autres pays. Seul ce deuxième pro­jet a un ave­nir. Ce noyau inté­gré euro­péen pour­ra deve­nir une puis­sance mondiale.

LA FORCE ARMÉE VA DE PAIR AVEC L’ÉCONOMIE

Entre l’OTAN et l’Eurocorps, quelle politique militaire l’Europe doit-elle adopter pour parvenir à faire entendre sa voix sur la scène internationale ?

Le sujet de l’Europe mili­taire sera trai­té plus tard. Se fera-t-elle à 28 ou dans une logique inté­grée ? Il est pos­sible que pro­vi­soi­re­ment, comme récem­ment en Iran sur la ques­tion du nucléaire, cela se fasse à 28, mais l’évolution à terme se fera dans la zone inté­grée : la force armée va de pair avec l’économie.

Actuel­le­ment, trois puis­sances mili­taires existent en Europe : France, Alle­magne et Grande-Bre­tagne. La Grande-Bre­tagne est plu­tôt dans une dyna­mique cen­tri­fuge. L’Allemagne, comme on l’a vu en Libye, a encore une réti­cence cultu­relle à inter­ve­nir mili­tai­re­ment. La mise en place d’une force armée (et non d’une Europe de l’armement qui, elle, avance) semble plus lointaine.

Au-delà de l’OTAN, le lien avec les États-Unis, dont nous sommes proches, n’est pas un lien de dépen­dance. Et même si le com­man­de­ment de l’OTAN est his­to­ri­que­ment amé­ri­cain, les États-Unis ne se sont pas appuyés sur cet orga­nisme pour leurs inter­ven­tions en Afgha­nis­tan, ou pour des frappes de drones. Ces nou­veaux types de conflit relèvent plus d’alliances ou d’interventions unilatérales.

Le lien avec la Chine est aux rap­ports poli­tiques cor­diaux, même s’il y a par­fois des dif­fi­cul­tés pro­ve­nant notam­ment de nos struc­tures euro­péennes : M. Van Rom­puy est incon­nu là-bas, M. Bar­ro­so est sur le départ. Le pré­sident chi­nois opte pour avan­cer dou­ce­ment, « à la chi­noise », durant son pre­mier man­dat, et choi­si­ra d’aller plus vite lors de son deuxième.

Sur le plan com­mer­cial, l’Union euro­péenne est le pre­mier par­te­naire de la Chine, qui ne l’oublie pas. Pour exis­ter mili­tai­re­ment et affir­mer sa voca­tion mon­diale, il faut que la zone euro s’organise, et il est grave qu’elle ne le fasse pas. Les réunions au som­met devraient être régu­lières, men­suelles, et faire l’objet d’une com­mu­ni­ca­tion éten­due et systématique.

LES RISQUES DE L’ÉLARGISSEMENT GÉOGRAPHIQUE

Que pensez-vous du projet d’Union pour la Méditerranée ? Une approche partenariale semble-t-elle préférable à celle de l’intégration directe de pays comme la Turquie à l’Union européenne ?

Tout élar­gis­se­ment géo­gra­phique des pro­jets euro­péens les affai­bli­rait. Les can­di­dats à l’intégration sont en effet soit d’un niveau éco­no­mique trop éloi­gné, soit d’une culture trop dif­fé­rente. L’extension à la Tur­quie ou aux pays de la Médi­ter­ra­née en géné­ral s’entendait dans l’espoir d’une ges­tion interne rai­son­nable de ces pays. Or, seul le Maroc est actuel­le­ment stable pour l’Afrique du Nord. Et la Tur­quie se tourne vers l’Orient.

L’ÉNERGIE ET L’EUROPE

LE RETOUR DU NUCLÉAIRE

La mise en commun des marchés énergétiques peut-elle être un nouveau moteur pour le processus d’intégration européenne ? Quel avenir pour le nucléaire en Europe ?

La ques­tion de l’énergie en Europe est un pro­blème dif­fi­cile, sur lequel un tra­vail tech­nique reste à faire. Il est impor­tant que des gens comme vous, par exemple, s’y penchent. L’Europe ne dis­pose pas de res­sources internes, si ce n’est le char­bon en Alle­magne et le pétrole de la mer du Nord. L’Europe de l’énergie tra­verse une crise qui menace de se dur­cir. Une cou­pure conti­nen­tale de l’approvisionnement en élec­tri­ci­té est aujourd’hui pos­sible, du fait des poli­tiques de pro­duc­tion natio­nales, connec­tées mais indépendantes.

Si, par exemple, une chute du vent inter­rompt la pro­duc­tion d’électricité des éoliennes alle­mandes en mer du Nord, l’Allemagne devra réac­ti­ver ses cen­trales à char­bon. Le temps qu’elle le fasse, elle tire­ra sur le réseau euro­péen, qui peut se frac­tu­rer. La déci­sion de l’Allemagne de sor­tir du nucléaire la prive d’un socle de pro­duc­tion continue.

La poli­tique fran­çaise, affi­chant un sou­hait de bais­ser la part du nucléaire sans pro­po­ser d’alternative, est irréaliste.

Cette irra­tio­na­li­té est à rap­pro­cher d’une baisse de l’esprit scien­ti­fique chez les diri­geants actuels, par­mi les­quels on compte peu ou pas d’ingénieurs. Ce sont les lob­bies qui dirigent désor­mais nos pays. Et ces lob­bies sont des lob­bies de finan­ciers ou de « communicants ».

En Chine, sur les sept membres du conseil suprême, on compte sept ingé­nieurs. Repla­çons au pre­mier rang la com­pé­tence scien­ti­fique dans la vie poli­tique de la France !

Par exemple, l’utilisation du gaz de schiste va faire béné­fi­cier les États-Unis d’un coût de l’énergie extrê­me­ment bas. En France, ce qui est curieux, ce n’est pas que l’on l’utilise ou non ce gaz, mais qu’on se refuse à étu­dier la ques­tion. Or, quand on voyage dans nos grandes villes de pro­vince, l’appauvrissement est frappant.

Tout au début de la chaîne de créa­tion de richesse se trouve l’énergie. L’opinion publique est for­gée par l’information et des modes « émo­tion­nelles » sont lan­cées par les médias.

Des débats empor­tant l’adhésion, comme celui ayant ame­né l’extrême gauche en France à sou­te­nir le pro­gramme nucléaire à la suite du pre­mier choc pétro­lier, ne sont plus pos­sibles dans la socié­té émo­tion­nelle et non ration­nelle d’aujourd’hui. La confu­sion est créée par le mélange des concepts du nucléaire civil et du nucléaire mili­taire. L’émotion domine lors d’accidents du type Fukushima.

Ration­nel­le­ment, le nucléaire va retrou­ver une actua­li­té. Il per­met une pro­duc­tion élec­trique sûre, propre en CO2, bon mar­ché et de gros volumes. Le parc fran­çais a été construit pour qua­rante ans, et est par des­sein pro­lon­geable encore trente ans. L’Allemagne y revien­dra. La Grande- Bre­tagne, comme vous le savez, vient de com­man­der l’installation de deux EPR.

LES INSTITUTIONS EUROPÉENNES

FIXER DES OBJECTIFS CLAIRS

L’identité européenne est encore balbutiante. Comment introduire l’Europe au sein des régions, au coeur du quotidien des citoyens ?

Le pro­blème des ins­ti­tu­tions est que la zone inté­grée est régie avec les ins­ti­tu­tions de la zone à 28.

Obte­nir l’adhésion des peuples est par consé­quent dif­fi­cile car la com­mu­ni­ca­tion de ce qu’est et où va l’Europe est inex­tri­cable. La solu­tion est de pro­po­ser à nou­veau des objec­tifs clairs et com­pré­hen­sibles : le but prin­ci­pal étant, à mon avis, d’organiser sur le ter­ri­toire de l’Europe une puis­sance éco­no­mique de niveau mondial.

Cela ne peut se faire que dans une zone homo­gène du point de vue éco­no­mique et finan­cier et qui sou­haite s’intégrer. Ce ne sera donc pas l’Europe à 28 mais celle de la zone euro. La réa­li­sa­tion de cet objec­tif serait fixée à une ving­taine d’années pour que la zone euro puisse dis­po­ser à ce terme, en plus de la mon­naie com­mune déjà en place, d’un équi­libre bud­gé­taire et aus­si d’une homo­gé­néi­té fis­cale qui n’est pas commencée.

Il fau­drait trou­ver un nom à cet ensemble et le doter de gou­ver­nants de pre­mier plan, pro­ba­ble­ment d’une nou­velle géné­ra­tion, qui sera sans doute la vôtre.

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