Il faut privilégier les mutuelles
Dois-je me considérer comme convenablement représenté par une entité que je n’ai pas choisie ? s’interroge en substance Claude Bébéar dans le numéro de décembre dernier (« Comment créer une nouvelle assurance-maladie » n°630). Il répond en proposant la mise en place d’une pluralité de caisses. Il existe une variante à cette réponse, sociopolitiquement moins bouleversante à mettre en place : les mutuelles. Légitimes du point de vue » qui paie commande « , elles présentent l’avantage par rapport aux caisses d’assurance-maladie que l’adhésion y est volontaire, et qu’on peut en changer.
L’article de Claude Bébéar pose de façon claire et intéressante un certain nombre de principes concernant ce qu’il conviendrait de mettre en place quant à l’organisation de l’assurance-maladie. Je m’attarderai, en vue d’y proposer un amendement, sur une idée qui semble a priori un peu plus problématique à mettre en œuvre : celle de mettre les institutions d’assurance santé en concurrence (des » Sécurités sociales privées »).
» Qui paie commande »
Dans les autres secteurs d’activité le consommateur, adulte et responsable (notamment de son porte-monnaie), étudie l’offre du marché (parfois il la suscite au moyen d’une consultation, d’un appel d’offres), telle qu’elle est proposée par des producteurs qui de leur côté cherchent à en tirer profit ; il y sélectionne ce qui lui convient le mieux, et formule sa commande en conséquence ; c’est lui le » donneur d’ordre « . Le plus souvent, l’offre telle que proposée au consommateur est élaborée à partir de biens intermédiaires que les producteurs trouvent également sur le marché. Et dans le fonctionnement de tous ces mécanismes, les maîtres mots sont d’une part le régime de concurrence, certes, mais encore plus fondamentalement : » qui paie commande ! « .
Dans le domaine des soins médicaux, le concept fondamental de donneur d’ordre se trouve radicalement biaisé
Dans le domaine des soins médicaux, tous ces repères conceptuels ou presque se trouvent quelque peu brouillés. Le seul élément qui y subsiste est la présence de fournisseurs de biens intermédiaires soumis à la loi du marché (encore qu’on voit de » bons » esprits qui voudraient changer ça). Bref, le concept fondamental de donneur d’ordre se trouve radicalement biaisé. En effet, le malade ne sait guère dire autre chose que : j’ai mal. Son ignorance en matière médicale et la situation d’urgence dans laquelle il se trouve souvent le mettent dans un état de faiblesse contractuelle radicale. En outre, on ne peut même plus dire vraiment que c’est lui qui paie, ce qui achève sa déresponsabilisation. Finalement, le seul véritable prescripteur est généralement le médecin, qui se trouve ainsi placé structurellement en position de conflit d’intérêts (il est intéressé à ses propres décisions). Dans ces conditions, pensent beaucoup, on ne peut plus guère compter sur le malade pour jouer le rôle régulateur habituel assuré par le consommateur. Et cette absence de régulateur contribue sérieusement au dérèglement économique du secteur. Peut-on trouver une façon convaincante de le remplacer par un acteur autre jouant le rôle de substitut ?
Non, il faut tout gérer comme un service public
>Certains répondent non. Ou plus exactement agissent comme s’ils répondaient non. Ils prennent d’abord en considération le fait qu’il s’agit de biens tutélaires. Ils y ajoutent le constat selon lequel l’argent des cotisations sociales est déjà un peu de l’argent public, et surtout que le budget de l’État ainsi que celui des collectivités territoriales amènent au pot une quantité grandissante d’argent public. Donc, ce que considérant, et notamment que » qui paie commande « , on propose de décider qu’il convient de gérer tout ça comme un service public pur (comme les cartes grises, par exemple). Ce qui comporterait deux conséquences majeures. La première est que le patient ne serait alors plus du tout le client qu’on sert et qu’on respecte, mais deviendrait un assujetti, à qui on administre le traitement que les » sachants » estiment adapté à son cas (c’est un peu la situation du NHS anglais). La seconde est que la régulation économique du système est assurée avec la seule technique que connaissent les fonctionnaires financiers : je ferme progressivement et systématiquement le robinet à finance, et je n’arrête que lorsque ça crie trop fort. Le seul constat de l’incapacité congénitale de l’État à oeuvrer en gestionnaire performant devrait déjà suffire à dissuader de suivre cette voie.
Oui, les caisses sont faites pour ça
D’autres répondent oui ; ils déclarent que les caisses d’assurance-maladie sont toutes désignées pour endosser ce rôle. Ce serait plutôt dans cette ligne que se situe Claude Bébéar. Je vois pour ma part deux arguments qui plaident en ce sens. Le premier est que ce sont elles qui paient ; on rétablirait donc ainsi le principe : » qui paie commande « . Le second est que, comme on l’a déjà relevé ci-dessus, le malade est sans doute hors d’état d’assurer directement le rôle habituel du consommateur ; mais ce n’est pas pour autant qu’il faut se résigner à le voir sortir complètement du mécanisme régulateur à mettre en place ; il serait bon que ce soit en son nom, et en ayant vocation à le représenter et défendre ses intérêts, qu’agisse l’entité à identifier. Or, les caisses d’assurance-maladie sont administrées par des représentants des salariés et des employeurs. Donc, pourquoi pas ? Mais puis-je me considérer comme convenablement représenté par une entité que je n’ai pas choisie ? C’est cette même question que soulève Claude Bébéar, et à laquelle il répond en mettant en place une pluralité de caisses d’assurance-maladie qu’il met en concurrence.
Une variante plus acceptable
Décharger les mutuelles de l’activité d’assureur
Les mutuelles sont légitimes du point de vue « qui paie commande ». Elles ont le gros avantage par rapport aux caisses d’assurance-maladie que l’adhésion y est volontaire, et qu’on peut en changer en leur suggérant pour plus de clarté de se décharger de leur activité d’assureur, à charge pour elles, non pas d’abandonner complètement tout lien avec cette fonction, mais de rester dans la nouvelle logique de leur rôle et de traiter en bloc et sous forme mutualisée leur portefeuille par contrat avec les plus performantes des compagnies d’assurances qu’elles trouveront sur le marché.
Mais il existe à l’évidence une variante à cette réponse qui serait sociopolitiquement beaucoup moins bouleversante à mettre en place, et donc à ce titre peut-être plus adaptée. En effet, le point de départ de la réflexion est de trouver le moyen de rendre une voix audible – donc forte – et pertinente aux pauvres et faibles malades. On peut alors se souvenir que c’est sur la base du même raisonnement que se sont constitués les syndicats : les salariés s’étaient groupés pour parler au patron d’une seule voix et donc avec plus de force. Eh bien ! Malades, unissez-vous pour défendre vos intérêts ! Et apparaît alors qu’on est ainsi en train de dessiner quelque chose qui ressemble beaucoup à une autre famille d’institutions : les mutuelles. Elles sont presque aussi légitimes du point de vue » qui paie commande « . Elles ont le gros avantage par rapport aux caisses d’assurance-maladie que l’adhésion y est volontaire, et qu’on peut en changer ; il y a des élections internes, etc. ; je peux considérer qu’il y a effectivement (au moins un peu de) concurrence entre elles, ce qui n’est pas le cas des caisses d’assurance-maladie ; je peux donc à ce titre estimer légitimement que ma mutuelle me représente (sous réserve bien sûr de préciser où et quand). En outre, les raisons qui nous ont fait penser à elles mettent tout de suite en lumière les rôles qu’elles pourraient-devraient développer : conseiller et défendre le » malade-consommateur-trop-faible » : c’est-à-dire avant tout procéder à des analyses critiques de l’offre de soins et conseiller les mutualistes en conséquence ; y compris établir avec les professionnels de santé des accords contractuels incluant le respect de protocoles thérapeutiques et susceptibles de déboucher sur une accréditation de ceux-ci ; y compris aller jusqu’à demander d’éviter certains offreurs de soins manifestant une performance qualité-prix insatisfaisante ; y compris aller jusqu’à avoir le droit d’exclure des mutualistes s’obstinant à recourir à des prestations excessivement insatisfaisantes. Ce scénario dessine une orientation qui répond au moins partiellement aux objectifs. Il se situe beaucoup plus en continuité avec la situation actuelle, et serait sans doute bien plus acceptable politiquement.