Il faut rester à l’équilibre
« Tous les quatre ans, deux à quatre médailles Fields sont décernées à des mathématiciens âgés de quarante ans au maximum, rappelle Cédric Villani. Lors de la dernière promotion, deux sur quatre sont revenues à des Français.
Ceux-ci en cumulent onze, sur les cinquante-deux décernées depuis 1936, année de création de ce véritable prix Nobel de mathématiques (qui n’existe pas), à l’initiative du mathématicien canadien John C. Fields.
Cédric Villani, directeur de l’Institut Henri Poincaré, ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de mathématiques, a reçu la médaille Fields en 2010. Ses travaux de recherche portent notamment sur la théorie cinétique et les questions fondamentales de retour à l’équilibre et sur le transport optimal et ses applications. |
» Ces récompensent témoignent de la vitalité des mathématiques en France, d’autant que d’autres ont reçu récemment le prix Gauss (sans limite d’âge) et le prix Chern, variante chinoise. »
Une question de culture
Mais pourquoi la France ? Et pourquoi les mathématiques ? »
Le premier facteur est culturel, estime Cédric Villani. Un certain esprit s’est transmis au fil des siècles, oralement, par écrit ou de maître à élève. Au XVIIe siècle s’illustraient déjà Descartes, Pascal ou Fermat, le prince des amateurs. Au XVIIIe, c’étaient Lagrange, Laplace, Condorcet, Monge, etc. Les gens qui tenaient le haut du pavé aimaient les mathématiques. Voltaire lui-même a préfacé Principia d’Isaac Newton ou vulgarisé les lois de Kepler.
« Plus tard, Napoléon était un amoureux des mathématiques. Napoléon III était amateur de sciences. La culture s’est transmise. L’Institut Poincaré a été fondé après la Première Guerre mondiale.
« Le goût français conduit à la bonne combinaison entre abstractions et applications, ce qui s’avère particulièrement efficace. »
Un entraînement qui marque pour la vie
« Les institutions ont aussi joué un grand rôle pour former des citoyens savants, par exemple par la création de l’École polytechnique ou de l’École normale supérieure.
« Mais, considère Cédric Villani, le trait de génie, c’est la création des classes préparatoires, qui a donné un coup d’accélérateur.
« Les classes préparatoires se placent à l’âge idéal où les jeunes sont prêts à s’investir à fond. Voilà un entraînement qui marque pour la vie. Voilà un socle sur lequel on peut construire.
« C’est un appauvrissement pour le contingent universitaire, mais la coexistence des deux systèmes – classes préparatoires et universités – est au final un atout, permettant à des élèves de trouver leur place quel que soit le rythme de travail. Il ne faudrait pas grand-chose pour estomper les problèmes associés à cette dualité, peut-être multiplier les passerelles.
« Le modèle des écoles d’ingénieurs intégrées aux universités me semble excellent. Dans tous les cas, dans les grandes écoles, il est naturel d’avoir des enseignants universitaires.
La thèse est le diplôme irremplaçable, véritable façon de penser
« Les classes préparatoires ne conviennent pas non plus à tout le monde. La réussite à une grande école en soi n’est pas importante. Il faut la considérer comme un tremplin.
« N’oublions pas, enfin, le CNRS qui fournit aux jeunes des postes de recherche à temps plein. Ces postes jouent un rôle essentiel car ils permettent d’accueillir les jeunes, juste après leur thèse, au moment où ils ont besoin de temps pour se concentrer et travailler sans pression. » Bien sûr, en dessous de ce niveau élitiste, tout n’est pas aussi rose. Dans beaucoup d’écoles d’ingénieurs, on gâche le talent des jeunes en les laissant se reposer après l’effort du concours.
« C’est normal de se reposer après l’effort du concours, mais cela ne doit avoir qu’un temps ; et bien trop souvent ces jeunes ne retrouvent pas, ensuite, des conditions de stimulation intellectuelle satisfaisante et le contact avec l’innovation et la recherche.
« Beaucoup d’écoles d’ingénieurs constituent un univers un peu clos sans véritable ouverture et là se trouve effectivement un point faible. » La thèse est le diplôme irremplaçable. En prépa, il faut aller vite et bien. La thèse, elle, permet de prendre du temps, voire d’être improductif. C’est une culture de l’inconnu.
« Si l’on admet qu’un des enjeux de notre société est l’innovation, alors il faut que la recherche se diffuse vers ceux qui sont aux commandes. « À l’international la thèse est le vrai sésame. Il faut avoir » fait » un PhD, peu importe d’ailleurs dans quelle matière. »
Un organisme vivant
Alors, que faut-il faire ?
« D’abord, répond Cédric Villani, faire avec ce qu’on a, qui n’est pas si mal. Nous avons des grandes écoles et des universités, pourquoi pas ? Il ne faut pas casser ce qui marche.
« Mais il faut ouvrir l’enseignement supérieur vers la société, vers le mouvement des idées. « L’enseignement supérieur est un organisme vivant et comme tel, il doit respecter un équilibre subtil. Vouloir faire pencher la balance dans un sens ou un autre, c’est s’exposer à ce que tout s’écroule. »