Il faut rester à l’équilibre

Dossier : Formations scientifiques : regards sur l’internationalMagazine N°666 Juin/Juillet 2011
Par Cédric VILLANI

« Tous les quatre ans, deux à quatre médailles Fields sont décer­nées à des mathé­ma­ti­ciens âgés de qua­rante ans au maxi­mum, rap­pelle Cédric Vil­la­ni. Lors de la der­nière pro­mo­tion, deux sur quatre sont reve­nues à des Français.

Ceux-ci en cumulent onze, sur les cin­quante-deux décer­nées depuis 1936, année de créa­tion de ce véri­table prix Nobel de mathé­ma­tiques (qui n’existe pas), à l’i­ni­tia­tive du mathé­ma­ti­cien cana­dien John C. Fields.


Cédric Vil­la­ni, direc­teur de l’Ins­ti­tut Hen­ri Poin­ca­ré, ancien élève de l’É­cole nor­male supé­rieure, agré­gé de mathé­ma­tiques, a reçu la médaille Fields en 2010. Ses tra­vaux de recherche portent notam­ment sur la théo­rie ciné­tique et les ques­tions fon­da­men­tales de retour à l’é­qui­libre et sur le trans­port opti­mal et ses applications.

» Ces récom­pensent témoignent de la vita­li­té des mathé­ma­tiques en France, d’au­tant que d’autres ont reçu récem­ment le prix Gauss (sans limite d’âge) et le prix Chern, variante chinoise. »

Une question de culture

Mais pour­quoi la France ? Et pour­quoi les mathé­ma­tiques ? »

Le pre­mier fac­teur est cultu­rel, estime Cédric Vil­la­ni. Un cer­tain esprit s’est trans­mis au fil des siècles, ora­le­ment, par écrit ou de maître à élève. Au XVIIe siècle s’illus­traient déjà Des­cartes, Pas­cal ou Fer­mat, le prince des ama­teurs. Au XVIIIe, c’é­taient Lagrange, Laplace, Condor­cet, Monge, etc. Les gens qui tenaient le haut du pavé aimaient les mathé­ma­tiques. Vol­taire lui-même a pré­fa­cé Prin­ci­pia d’I­saac New­ton ou vul­ga­ri­sé les lois de Kepler.

« Plus tard, Napo­léon était un amou­reux des mathé­ma­tiques. Napo­léon III était ama­teur de sciences. La culture s’est trans­mise. L’Ins­ti­tut Poin­ca­ré a été fon­dé après la Pre­mière Guerre mondiale.

« Le goût fran­çais conduit à la bonne com­bi­nai­son entre abs­trac­tions et appli­ca­tions, ce qui s’a­vère par­ti­cu­liè­re­ment efficace. »

Un entraînement qui marque pour la vie

« Les ins­ti­tu­tions ont aus­si joué un grand rôle pour for­mer des citoyens savants, par exemple par la créa­tion de l’É­cole poly­tech­nique ou de l’É­cole nor­male supérieure.

« Mais, consi­dère Cédric Vil­la­ni, le trait de génie, c’est la créa­tion des classes pré­pa­ra­toires, qui a don­né un coup d’accélérateur.

« Les classes pré­pa­ra­toires se placent à l’âge idéal où les jeunes sont prêts à s’in­ves­tir à fond. Voi­là un entraî­ne­ment qui marque pour la vie. Voi­là un socle sur lequel on peut construire.

« C’est un appau­vris­se­ment pour le contin­gent uni­ver­si­taire, mais la coexis­tence des deux sys­tèmes – classes pré­pa­ra­toires et uni­ver­si­tés – est au final un atout, per­met­tant à des élèves de trou­ver leur place quel que soit le rythme de tra­vail. Il ne fau­drait pas grand-chose pour estom­per les pro­blèmes asso­ciés à cette dua­li­té, peut-être mul­ti­plier les passerelles.

« Le modèle des écoles d’in­gé­nieurs inté­grées aux uni­ver­si­tés me semble excellent. Dans tous les cas, dans les grandes écoles, il est natu­rel d’a­voir des ensei­gnants universitaires.

La thèse est le diplôme irrem­pla­çable, véri­table façon de penser

« Les classes pré­pa­ra­toires ne conviennent pas non plus à tout le monde. La réus­site à une grande école en soi n’est pas impor­tante. Il faut la consi­dé­rer comme un tremplin.

« N’ou­blions pas, enfin, le CNRS qui four­nit aux jeunes des postes de recherche à temps plein. Ces postes jouent un rôle essen­tiel car ils per­mettent d’ac­cueillir les jeunes, juste après leur thèse, au moment où ils ont besoin de temps pour se concen­trer et tra­vailler sans pres­sion. » Bien sûr, en des­sous de ce niveau éli­tiste, tout n’est pas aus­si rose. Dans beau­coup d’é­coles d’in­gé­nieurs, on gâche le talent des jeunes en les lais­sant se repo­ser après l’ef­fort du concours.

« C’est nor­mal de se repo­ser après l’ef­fort du concours, mais cela ne doit avoir qu’un temps ; et bien trop sou­vent ces jeunes ne retrouvent pas, ensuite, des condi­tions de sti­mu­la­tion intel­lec­tuelle satis­fai­sante et le contact avec l’in­no­va­tion et la recherche.

« Beau­coup d’é­coles d’in­gé­nieurs consti­tuent un uni­vers un peu clos sans véri­table ouver­ture et là se trouve effec­ti­ve­ment un point faible. » La thèse est le diplôme irrem­pla­çable. En pré­pa, il faut aller vite et bien. La thèse, elle, per­met de prendre du temps, voire d’être impro­duc­tif. C’est une culture de l’inconnu.

« Si l’on admet qu’un des enjeux de notre socié­té est l’in­no­va­tion, alors il faut que la recherche se dif­fuse vers ceux qui sont aux com­mandes. « À l’in­ter­na­tio­nal la thèse est le vrai sésame. Il faut avoir » fait » un PhD, peu importe d’ailleurs dans quelle matière. »

Les maths dans la bonne humeur

« Des méthodes d’en­sei­gne­ment des mathé­ma­tiques, que je juge mau­vaises, ont consis­té à réduire le volume d’exer­cices ou à four­nir des recettes. Il faut faire le contraire. D’une part don­ner beau­coup d’exer­cices pour fami­lia­ri­ser les élèves, et, d’autre part, évi­ter de leur livrer le savoir clé en main car l’on com­prend en décou­vrant soi-même, pas en se fai­sant ser­vir des choses toutes faites. »

Halte aux comparaisons

« Il faut arrê­ter de se réfé­rer aux fameux « clas­se­ments » qui n’ont aucun sens. Les contextes sont dif­fé­rents. Cha­cun fait avec ce qu’il a. Ce qui était au départ une aide au choix des étu­diants se trans­forme en pal­ma­rès sans signi­fi­ca­tion. Heu­reu­se­ment, on décompte aujourd’­hui trop de clas­se­ments concur­rents. Ils vont s’au­to­dé­truire, espé­rons-le, et dis­pa­raître d’eux-mêmes. »

Un organisme vivant

Alors, que faut-il faire ?

« D’a­bord, répond Cédric Vil­la­ni, faire avec ce qu’on a, qui n’est pas si mal. Nous avons des grandes écoles et des uni­ver­si­tés, pour­quoi pas ? Il ne faut pas cas­ser ce qui marche.

« Mais il faut ouvrir l’en­sei­gne­ment supé­rieur vers la socié­té, vers le mou­ve­ment des idées. « L’en­sei­gne­ment supé­rieur est un orga­nisme vivant et comme tel, il doit res­pec­ter un équi­libre sub­til. Vou­loir faire pen­cher la balance dans un sens ou un autre, c’est s’ex­po­ser à ce que tout s’écroule. »

Les mathé­ma­tiques et l’art

« Ce qui fait avan­cer un mathé­ma­ti­cien, estime Cédric Vil­la­ni, c’est le désir de pro­duire quelque chose de beau. Quand nous pre­nons connais­sance d’un résul­tat ou d’un théo­rème, notre pre­mier sou­ci est de juger de sa beau­té. Deux notions esthé­tiques reviennent, com­munes aux autres arts : l’har­mo­nie entre les com­po­santes et la sur­prise, car ce qui est trop atten­du ne pré­sente pas d’intérêt. »

La géo­mé­trie élémentaire

« La géo­mé­trie du tri­angle per­met d’i­ni­tier à la démons­tra­tion et de sen­si­bi­li­ser les élèves aux notions d’har­mo­nie et de sur­prise. « La géo­mé­trie élé­men­taire ne sert à rien d’autre – jamais, dans ma vie pro­fes­sion­nelle je n’ai eu à m’en ser­vir – mais elle est élé­gante et très for­ma­trice. J’ai beau­coup d’af­fec­tion pour ce domaine des mathématiques. »

Propos de Cédric Villani recueillis par Jean-Marc Chabanas (58)

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