Il faut sauver les entreprises de taille intermédiaire
REPÈRES
REPÈRES
Le présent article est tiré du compte rendu d’une conférence donnée récemment par Pierre Gattaz, président du directoire de Radiall (depuis lors élu président du Medef) à l’invitation de l’École de Paris du management, compte rendu établi par Pascal Lefebvre. Après avoir retracé l’histoire de Radiall, Pierre Gattaz a répondu aux questions des participants. Ses réponses apportent un éclairage sur le rôle des entreprises de taille intermédiaire (ETI) et des entreprises patrimoniales.
Les affaires de famille sont, en général, beaucoup plus brillantes que les autres, que ce soit en France, aux États-Unis ou ailleurs.
Est-ce le secret de la famille Gattaz ?
Pierre Gattaz : On compte en France quatre mille cinq cents entreprises de taille intermédiaire (ETI), c’est-à-dire comptant plus de 250 et moins de 5 000 salariés, très secrètes, très humbles, dont un tiers sont des entreprises familiales. Il y a parmi elles des gens brillantissimes, qui s’inscrivent tous dans la durée, ce qui fait la force d’une famille, et qui tous ont, fondamentalement, l’amour de notre pays et de leurs salariés.
Les ETI
C’est une catégorie d’entreprises reconnue depuis 2008, par la loi de modernisation de l’économie : 250 à 5 000 salariés avec un CA inférieur à 1,5 milliard d’euros. Elles correspondent à 23% des emplois, 27% du CA et 61% des entreprises cotées. Elles sont les fleurons du made in France : 100 leaders mondiaux, 33% des exportations françaises.
Acteurs du long terme, elles sont peu endettées et deux tiers d’entre elles sont des entreprises personnelles ou familiales.
Pour ma part, j’essaie de faire en sorte, en particulier par le biais du lean management, d’avoir des équipes motivées. Il y a dix ans, elles étaient enfermées dans les gestes répétitifs de la production industrielle classique. Je leur ai alors dit que ce qu’ils faisaient, les Chinois allaient le faire pour vingt fois moins cher et les robots pour cent fois moins cher, et qu’il nous fallait donc agir autrement pour garder leurs emplois en France.
Au bout de deux ans, le lean management, avec la formation permanente et la mise en confiance qu’il implique, a transformé ces personnes passives en des acteurs critiques très positifs : désormais, ils pilotent cinq ordinateurs, réalisent des tests optiques ou des assemblages complexes, etc.
Non seulement ils sont beaucoup plus heureux et épanouis, mais ils pourraient sans difficulté être employés dans une autre entreprise. Ce qu’ils auront appris leur sera utile toute leur vie.
L’innovation est-elle le seul vecteur de développement ?
La différenciation par l’innovation est nécessaire mais pas suffisante
P. G. : La différenciation absolue par l’innovation est nécessaire mais pas suffisante, il faut également acquérir la maîtrise des processus. Beaucoup de PME (petites et moyennes entreprises, moins de 250 salariés) ou TPE (très petites entreprises, moins de 20 salariés) françaises sont certes très innovantes, mais, même avec la meilleure idée du monde, si vous livrez en retard un client important, faute de maîtriser vos processus, vous vous décrédibilisez durablement. C’est ce qu’ambitionne la Marque France : être les plus créatifs grâce à la recherche, mais parfaitement fiables.
Comment travaillez-vous avec la sous-traitance ?
P. G. : Nous gardons pour nous les technologies complexes et très différenciantes, tel le traitement de surface qui intègre beaucoup de recherche, utilise des matériaux très spécifiques selon des processus qui doivent être maîtrisés au micron près et nécessitent des équipements de test très coûteux.
Chasser en meute
J’ai, par exemple, deux marchés qui sont les télécoms et l’aéronautique. Sur le premier, quand tout est parti en Chine, mes meilleurs fournisseurs m’y ont suivi, les moins bons ont tenté de se reconvertir ou ont disparu.
En revanche, quand une entreprise propose des produits techniques avec une forte visibilité, ce qui est le cas avec l’aéronautique, elle a du temps pour peaufiner sa stratégie et chasser en meute avec ses fournisseurs.
Nous ne confions aux sous-traitants que des opérations moins sensibles. Comme nous sommes organisés en lean management, que nous cherchons à réduire les stocks et la durée des cycles, nous avons quelques fournisseurs stratégiques qui partagent les mêmes convictions. Nous leur demandons d’avoir toujours des réserves de capacité pour faire face aux fluctuations du marché sans que nous soyons contraints de faire des stocks tampons.
Tout cela marche évidemment d’autant mieux qu’il y a des commandes et que les marchés sont porteurs : quand j’ai des commandes, je peux embaucher. C’est la clef de tout. Je ne peux faire du social et du sociétal que si j’ai des commandes, point final. C’est là la réalité, brutale, des entreprises.
LES ENTREPRISES PATRIMONIALES, TRÉSOR EN PÉRIL ?
En France, il n’y a que 10 % de transmissions familiales d’entreprises, alors que ce pourcentage atteint 60 % en Allemagne et 80% en Italie. Comment l’expliquez-vous ?
P. G. : Je serai brutal : ce qui est en cause, c’est la fiscalité française. Depuis trente ans, on a fait de la fiscalité politique et coercitive. L’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) est un impôt stupide : non seulement les chefs d’entreprises et leur famille partent, mais les cadres supérieurs, voire moyens, commencent à être touchés. Nous sommes fatigués de tels symboles politiques, nous voulons juste créer de l’emploi.
Vendre au lieu de transmettre
Les droits de succession sont confiscatoires. Face à l’incompréhension des gouvernants, alors que vous vous battez à corps perdu pour essayer de garder des emplois en France, certains renoncent et vendent.
Désormais, quand elles créent leur entreprise, les nouvelles générations le font dans la perspective de la vendre au plus vite et non plus de la transmettre. Dès lors, si vous avez une plus-value imposée en France à 60%, elles le font ailleurs.
Jusqu’aux lois Dutreil, en 2005, qui ont réduit les droits de succession, certains actionnaires familiaux, imposés sur la part de patrimoine qu’ils détenaient, payaient au titre de l’ISF beaucoup plus que les dividendes qu’ils recevaient annuellement. Cela a amené les entreprises à pousser les dividendes qu’elles versent pour que ces personnes puissent payer. C’est insensé !
La fiscalité devrait accompagner la reprise des entreprises, non pas inciter à leur vente et à l’évasion. Qu’elle taxe à de tels taux la spéculation, la rente, le trading haute fréquence, pourquoi pas, mais pas les entreprises. On devrait au contraire donner la médaille de l’ordre national du Mérite à tous ceux qui créent des emplois aujourd’hui.
FINANCE ET AFFECTIO SOCIETATIS
Dans le patronat français, beaucoup font l’exact contraire de ce que vous faites : l’employé devient jetable au gré des courbes de résultats, et l’affectio societatis, à l’échelle mondiale, se fait de plus en plus rare. Comment un actionnaire peut-il sérieusement exiger 15 % de marge bénéficiaire ? Cela participe d’une méconnaissance totale de ce qu’est une entreprise et constitue un moyen radical de la tuer. De tout cela, l’État ne me paraît guère responsable.
La fiscalité devrait accompagner la reprise des entreprises
P. G. : Il y a douze mille cinq cents ETI en Allemagne, dont huit mille sont familiales, à comparer aux quatre mille cinq cents ETI françaises, dont un tiers seulement est de type patrimonial. Dans de telles sociétés, l’affectio societatis est généralement très forte, ce qui évite qu’à la première difficulté, la relation avec les actionnaires ne dégénère en conflit ouvert.
Dès lors qu’une telle entreprise se vend à un fonds, elle court le risque, à la première baisse de rentabilité, d’être fermée par un centre de décision déporté à l’autre bout du monde. La financiarisation de l’économie pousse à des décisions insensées.
DÉPENSES PUBLIQUES ET CHARGES PRIVÉES
Le rôle des médias
Je suis choqué de n’entendre parler dans les journaux télévisés que de Florange, Goodyear Amiens Nord ou Fralib, car l’industrie ne se résume pas à ces échecs. En Allemagne, ces sujets sont bien sûr couverts, mais on parle aussi du dernier champ d’éoliennes installé au Maroc, de la dernière réalisation de Siemens, de l’ascenseur ultrarapide installé dans un nouveau gratte-ciel, etc.
À côté de la lutte des classes chez Goodyear Amiens Nord, où la situation est dramatique pour les salariés, il faudrait aussi montrer Goodyear Amiens Sud, là où le personnel s’est adapté et a préservé son emploi.
L’État n’est certes pas directement responsable de cela mais, alors que dans nos entreprises, depuis trente ans, nous avons comprimé l’informatique, le contrôle de gestion, la finance, le back-office, etc., les structures de l’État et des collectivités publiques sont restées pléthoriques. Les 56 % de PIB que représentent les dépenses globales de cette sphère publique, face à 45 % en Allemagne, pèsent lourdement sur les entreprises. Les dépenses de santé et de protection sociale sont très lourdes et continuent d’augmenter.
C’est un problème qui n’a été réglé par aucun gouvernement depuis quarante ans. La démotivation de toutes les forces vives de la nation, professions libérales, artisans et chefs d’entreprises, est devenue très préoccupante.
Tous tiennent le même discours : coût trop élevé du travail, marché du travail trop contraint, problèmes de financement, fiscalité asphyxiante, etc. Alors que toutes ces personnes pourraient chacune créer ne serait-ce qu’un seul emploi, si elles étaient en confiance, elles n’osent plus en prendre le risque.
AIMER L’INDUSTRIE
Comment peut-on redynamiser notre industrie dans le contexte actuel de désindustrialisation ?
La démotivation de toutes les forces vives de la Nation est devenue très préoccupante
P.G. : En vingt ans, j’ai créé quatre cents emplois en France. Pour cela, il faut être capable de s’adapter aux moments de crise. J’ai aujourd’hui besoin, sur un site, de réaliser une trentaine d’embauches pour le spatial. Je vais le faire, mais avec une crainte majeure : si, à l’avenir, le spatial en vient à traverser une crise, vais-je pouvoir m’adapter et que vais-je faire de ces salariés ?
Il faut recommencer à parler correctement de l’industrie. Nous venons de passer dix années calamiteuses : nous avons perdu sept cent mille emplois dont un tiers dans la sous-traitance. Depuis les États généraux pour l’industrie, le Conseil national pour l’industrie, la Fabrique de l’industrie de Louis Gallois, la Semaine de l’industrie, nous essayons de montrer des réalisations et des projets.
L’industrie et toutes les entreprises sont aussi un lieu d’intégration pour des jeunes en difficulté, sans formation. Là où un call center ne leur offrira aucune chance de progression, ceux qui, dans l’industrie, auront appris à faire un réglage ou un décolletage, verront leur salaire progresser de 40 % en quatre ou cinq années.
Appliquer le lean management dans l’administration
Quand le président Hollande est venu visiter notre usine de Château-Renault, accompagné d’Arnaud Montebourg, je leur ai suggéré d’appliquer les principes du lean management à l’administration.
Les méthodes contraignantes, tel le non-remplacement systématique d’un fonctionnaire sur deux, ont montré leurs limites. Les services publics sont remplis de gens talentueux qui, eux aussi, sont découragés par la lourdeur de leur environnement, mais que l’on ne sollicite pas pour qu’ils contribuent à la résolution des problèmes qu’ils subissent. Appliquer les méthodes du lean management pourrait peut-être contribuer à débloquer la situation.
Encore faut-il en avoir la volonté et, à la différence des entreprises, l’État n’est en concurrence avec personne qui l’y contraigne.
Les métiers industriels sont de très beaux métiers qu’il faut faire connaître. Nous manquons de soudeurs, de tôliers, de chaudronniers, de spécialistes de la micromécanique, etc.
J’anime des classes en entreprise, grâce auxquelles les élèves sont immergés pendant trois jours dans l’usine. Ils y suivent leurs cours habituels mais, toutes les deux heures, ils rencontrent un salarié qui leur présente son métier in situ, ce dernier étant toujours très fier de faire partager sa passion à ces jeunes.
Il faut arrêter de faire de la lutte des classes quand on parle de l’industrie, sinon, on aura bientôt 15 % de chômeurs.
Pourquoi les Français ne comprennent-ils pas ce problème de compétitivité ?
P. G. : L’exemplarité des patrons est essentielle : il faut dire ce que l’on fait mais aussi faire ce que l’on dit.
Nous avons tous en tête ces parachutes dorés et ces retraites chapeaux indécentes, qui nous ont profondément choqués et qui font la une des médias.
Les métiers industriels sont de très beaux métiers qu’il faut faire connaître
Pour quelques cas de non-exemplarité, c’est l’image de tous les chefs d’entreprise qui se dégrade dans l’opinion. Il faut donc être mesuré quant aux salaires des patrons, en particulier dans les ETI, alors que l’on observe parfois des écarts de rémunération de 1 à 50 dans les grandes entreprises, voire plus, quand le salaire moyen des patrons de PME est de 5 200 euros nets mensuels, ce qui est très peu.
Il faut aussi être capable, en temps de crise, de faire des efforts. Dans une entreprise familiale, on diminue ou on supprime les dividendes pendant un temps, on réduit son salaire le temps de franchir l’obstacle. Cela se pratique sans qu’on le sache, ni qu’on en parle à la télévision.
Dans une entreprise internationale, que recevrait un patron qui ferait 25 % de résultat net en ayant supprimé tous ses emplois en France ? Ce serait un type formidable pour ses actionnaires mais, socialement, une catastrophe absolue pour le pays.
Ne mériterait-il pas plus en ne faisant peut-être que 15 % mais en gardant ses usines en France ?