Renaud Capuçon – Cinéma

Illusions trompeuses de la musique

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°739 Novembre 2018Rédacteur : Jean Salmona (56)
Les mots qu’emploient parfois les amoureux sont chargés d’émotions fausses
Lawrence Durrell, Justine

Vous avez dix-sept ans. Ce sont les der­nières grandes vacances après l’hypotaupe, avant l’année redou­tée des concours. Le ciné­ma du vil­lage pro­gramme de vieux films, ce soir Les Temps modernes de Cha­plin, que vous faites décou­vrir à Marianne. Sur les der­nières images éclate le thème inou­bliable 1 de Cha­plin ; sub­mer­gé par l’émotion, qui est mon­tée tout au long du film, vous embras­sez pour la pre­mière fois Marianne, elle aus­si très émue. Et dès lors vous allez en être amou­reux ; du moins vous le croyez jusqu’au jour où vous allez prendre conscience, dégri­sé par un pro­blème de maths ardu, que ce n’était pas Marianne mais Cha­plin que vous aimiez. 

Renaud Capuçon – Cinéma

C’est cette émo­tion au pre­mier degré que Renaud Capu­çon fait renaître dans les arran­ge­ments pour vio­lon et orchestre d’une ving­taine de musiques de films, accom­pa­gné par le Phil­har­mo­nique de Bruxelles diri­gé par Sté­phane Denève. On revoit, en fer­mant les yeux, les images de Cine­ma Para­di­so, La Liste de Schind­ler, Le Mépris, La Vie est belle, Le Par­rain, Un Été 42, Le Cercle des poètes dis­pa­rus, entre autres, en écou­tant les thèmes d’Ennio Mor­ri­cone, John Williams, Georges Dele­rue, Nino Rota, Michel Legrand, Vla­di­mir Cos­ma, etc., dans des arran­ge­ments ultra-lyriques. On aime­rait que le pro­chain album soit consa­cré aux com­po­si­teurs des clas­siques du ciné­ma fran­çais : Joseph Kos­ma, Georges Van Parys, Louis Aubert, Jean Gré­millon (qui fut aus­si com­po­si­teur), Mau­rice Jau­bert, et aus­si, pour­quoi pas, à Chaplin… 

1 CD ERATO

Vienna, fin de siècle

Vienna Fin de siècleOn a sou­vent cité dans ces colonnes le pou­voir pro­fon­dé­ment évo­ca­teur de la musique fran­çaise du tour­nant des xixe-xxe siècles. Mais c’est à Vienne que se pré­pa­rait la révo­lu­tion musi­cale majeure, l’adieu au roman­tisme avec la pres­cience de la fin de l’Empire aus­tro-hon­grois. La sopra­no Bar­ba­ra Han­ni­gan et le pia­niste Rein­bert de Leeuw ont enre­gis­tré un flo­ri­lège des lie­der des prin­ci­paux acteurs de cette révo­lu­tion : Schoen­berg, Webern, Berg (avant leur fuite vers le dodé­ca­pho­nisme), Zem­lins­ky, Hugo Wolf et, last but not least, Alma Mah­ler. Sur des poèmes de Deh­mel, Heine, Goethe, Rilke, Mor­gens­tern, notam­ment, se déroulent des chants d’un extrême raf­fi­ne­ment, quin­tes­sence et apo­gée de la musique tonale, aux har­mo­nies sub­tiles incluses de dis­so­nances, qui annoncent la fin d’un monde, comme les tableaux de Klimt, Schiele, Koko­sch­ka. Par­mi ces lie­der empreints d’angoisse dont aucun n’est mineur on iso­le­ra une gemme : Laue Som­mer­nacht (Douce nuit d’été) d’Alma Mah­ler, sur un texte de Gus­tav Falke, à écou­ter toutes affaires ces­santes, et qui évoque avec une grâce non­cha­lante et mélan­co­lique l’inquiétude sous-jacente au bon­heur même le plus pur. 

1 CD ALPHA

Évocations de Bach

Évocations de BachOn espé­rait un suc­ces­seur à Andrés Sego­via : il existe, c’est le jeune gui­ta­riste fran­çais Thi­baut Gar­cia, dont la vir­tuo­si­té et le tou­cher ne le cèdent en rien à son aîné légen­daire. Il ras­semble sur son tout récent album des pièces com­po­sées en hom­mage à Bach, par des com­po­si­teurs lati­no-amé­ri­cains : Bar­rios (La Cate­dral), Vil­la-Lobos (Bachia­nas bra­si­lei­ras n° 5, Pré­lude n° 3) et euro­péens : Tans­man (Inven­tions), Bog­da­no­vic (Suite brève).

Ce ne sont en rien des pas­tiches mais des mor­ceaux d’inspiration libre. Uni­ver­sa­lisme de Bach : par une sorte de magie, la seule évo­ca­tion de son nom éloigne médio­cri­té et bana­li­té et excite chez chaque com­po­si­teur une créa­ti­vi­té maî­tri­sée et intel­li­gente. Un point com­mun à toutes ces pièces : une cer­taine mélan­co­lie, comme si cha­cun avait vou­lu dire : déso­lé, je ne suis pas Bach mais voi­ci ce que Bach m’a ins­pi­ré, en toute humi­li­té. Deux cho­rals de Bach et une trans­crip­tion lumi­neuse et vir­tuose pour la gui­tare de la célèbre Cha­conne pour vio­lon seul com­plètent le disque en apothéose. 

Au fond, si la musique peut sou­vent se prê­ter à une mani­pu­la­tion plus ou moins consciente de vos émo­tions, Bach, lui, ne ment jamais. 

1 CD ERATO

1. Thème sur lequel s’est gref­fée, dans les années 50, la chan­son au titre déri­soire Smile.

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