Impressions d’un Français dans l’industrie allemande
Après trente ans passés au sein de trois prestigieuses entreprises bien françaises, je me trouvais en 1987 à la tête de la filiale française de Siemens, choc culturel s’il en est un, qui m’a plongé au cœur de l’industrie allemande.
La Jaune et la Rouge m’a demandé de m’aventurer à relater quelques impressions sur cette expérience, maintenant que j’ai pris un peu de recul.
Munich © OFFICE NATIONAL ALLEMAND DE TOURISME
Ce qui frappe le plus, de prime abord, est la capacité des entreprises allemandes à se concentrer sur leurs objectifs et plans d’action et à respecter les décisions prises pour leur mise en œuvre. Ceci permet une décentralisation naturelle des responsabilités sachant que les lignes fixées seront respectées par chacun tout au long de la hiérarchie de l’entreprise et conduit à une mobilisation très rapide des forces vives.
D’ailleurs pour un dirigeant allemand, la solution d’un problème ou la réalisation d’une stratégie a franchi un grand pas lorsque la ligne d’action correspondante a été fixée, chiffrée et planifiée. L’adhésion du personnel à une telle méthode de travail est entière au point que faute d’y avoir recours on suscite une grande incompréhension.
Au risque d’enfoncer des portes déjà ouvertes, je dirais que les grandes réussites industrielles allemandes découlent pour beaucoup de cette méthode générale de travail qui, il faut bien le dire, recevrait chez nous Français pas mal de critiques : manque de souplesse et de créativité, longueur et lourdeur des processus de décision, syndrome du rouleau compresseur. Il faut reconnaître que nos entreprises (en tout cas celles que j’ai bien connues) n’ont pas à rougir de leurs performances obtenues par des méthodes qui associent à la rigueur nécessaire à toute entreprise industrielle, un mélange d’anticonformisme et d’agilité frisant quelquefois l’improvisation !
Après dix ans passés dans le moule d’une des plus grandes entreprises d’outre-Rhin, je pense mieux comprendre le système. Pour l’expliquer et surtout en expliquer sans complexe la réussite il faut analyser plusieurs facettes de l’entreprise : les méthodes de management, le climat social, la culture professionnelle allemande, le rapport aux actionnaires.
Contrairement à ce qu’on peut entendre quelquefois, l’actionnaire joue en Allemagne comme ailleurs un rôle fondamental, mais il est surtout vu comme le propriétaire de l’entreprise ; il est d’ailleurs souvent encore l’émanation de son fondateur. Il aime sa maison, lui est évidemment attaché et fidèle, se soucie toujours plus de son avenir que de sa rentabilité instantanée. On est loin de l’esprit spéculatif qui règne sur les marchés.
L’actionnariat est représenté à égalité avec le personnel, en général au sein d’un conseil de surveillance où pour les grandes entreprises 50 % des sièges sont occupés par des représentants du personnel ou des syndicats (le président étant nommé par les actionnaires). La règle est le consensus dans les grandes décisions, la « cogestion » (le fameux Mitbestimmung).
Cet attachement des actionnaires fait que lorsqu’ils ne sont pas contents, ils ne vendent pas leurs titres comme on le voit sur les marchés, mais ils disent pourquoi dans les interminables Assemblées générales qui durent parfois tard dans la nuit !
À ma grande satisfaction, le premier « non germanique » à être élu membre du Conseil de surveillance de Siemens fut un Français, monsieur Roger Fauroux ; il a été frappé, je crois, par ces AG et Conseils qui n’en finissent pas, à la recherche du consensus.
La certitude bien ancrée dans les esprits que les actionnaires et les employés partagent le même objectif, à savoir le bien de l’entreprise et sa compétitivité, est un fondement essentiel de l’action industrielle. Elle empêche évidemment les excès à beaucoup d’égards : restructurations intempestives faites dans le seul intérêt des actionnaires, interventions extérieures diverses, rémunérations exagérées des dirigeants… De même, les combinaisons à plusieurs bandes ne peuvent être envisagées ; il y a de nombreuses années, par exemple, Siemens souhaitait acquérir une entreprise française d’appareillage électrique ; le ministère de l’Industrie dont il fallait encore l’aval vint au dernier moment suggérer « en échange » le rachat par une entreprise française d’un fabricant de téléphone filiale de Siemens. Ce fut un total malentendu et rien n’aboutit.
Cette fidélité à l’entreprise entraîne évidemment en interne un attachement aux hommes et tout un climat social dont on peut citer quelques traits :
- on fait carrière dans une maison, souvent d’ailleurs de père en fils. Les jubilés (le premier étant fêté pour quarante ans d’ancienneté) sont des événements importants. Chez Siemens, il n’y a pas tellement longtemps, le supérieur hiérarchique se déplaçait à domicile pour remettre la distinction et le chèque qui l’accompagnait, occasion pour le récipiendaire de présenter sa famille et de faire une petite fête ;
- on attache une très grande importance à la hiérarchie. Il existe souvent un système de « rangs » (indépendants des fonctions occupées), véritables grades franchis au fur et à mesure de l’évolution de carrière dont découlent une part importante des éléments directs et indirects de rémunération de base ;
- on respecte les spécialistes à tous les niveaux de l’échelle et on exige de l’être ; pour occuper une fonction donnée, la connaissance réelle du métier s’impose. J’avais, un jour, une vacance importante à combler à la tête d’une de nos divisions françaises pour laquelle s’était présenté un camarade candidat à la pantoufle qui me convenait très bien sauf qu’il n’avait jamais réellement dirigé une activité privée identique. J’étais prêt à faire l’impasse compte tenu du bon pedigree du candidat. Je me suis heurté à une totale hostilité des amis allemands avec lesquels il était bon que je partage la décision et j’ai renoncé (à tort, vu a posteriori !).
- on a l’esprit maison envers et contre tout, il est inné et pas acquis. Un employé ne peut pas imaginer de critiquer sa maison.
On débouche ainsi sur une culture professionnelle très tournée vers l’intérieur de l’entreprise. En caricaturant, je dirais qu’on s’intéresse plus au produit qu’au marché. L’importance des efforts tournés vers le produit existant, ses performances, son évolution en douceur, sa qualité, son prix de revient, nuit à la recherche de solutions totalement nouvelles, ou qui ne sont pas en ligne avec la tradition technique de la maison.
On voue un culte prépondérant au « volume » pour améliorer la compétitivité au détriment de l’inventivité. Mais il faut reconnaître qu’on ne recule jamais devant les gros investissements de production ; je dirais même qu’on préfère les métiers dans lesquels il faut des gros investissements. La taille et le rang mondial sont une obsession.
C’est un souci permanent dans une entreprise allemande de respecter les méthodes et les procédures instituées dans tous les domaines : technique, commercial, administratif. On en imagine les grands avantages mais aussi les lourdeurs.
Un bel exemple est le vier Augen Prinzip (traduction littérale : principe des quatre yeux – en fait extension extrême de celui de la double signature). Tout dirigeant d’une activité un peu significative, on peut en compter au moins 4 000 chez Siemens, est associé à un collègue (le Kaufmann) qui assure la gestion administrative et financière de l’activité, avec lequel il doit partager toutes les décisions et en particulier celles de caractère administratif et financier. Ce Kaufmann constitue avec ses nombreux homologues à tous les niveaux de l’entreprise une structure parallèle qui aboutit finalement au membre du directoire en charge des finances.
Le système marche très bien pour assurer l’homogénéité et la sécurité de la gestion dans tous les secteurs de l’entreprise mais les économies qu’il apporte ainsi compensent-elles son grand coût ?
Cette culture introvertie est contrebalancée par le culte voué au client ; non pas tant pour son rôle de spécificateur de produits que pour son rôle d’acheteur. On souhaite vendre au client ce qu’on a conçu pour lui et on essaie de faire passer les différences de vision par un soin assidu à son service ; ça marche bien dans la plupart des pays, c’est un peu plus compliqué dans d’autres, par exemple en France.
J’ai renoncé il y a quelques années à organiser des rencontres entre certains experts allemands et un très gros client potentiel français dans des domaines de haute technologie, car inéluctablement elles tournaient en longues discussions techniques, chacun essayant de démontrer que ses solutions étaient les meilleures ; désastreux pour faire des affaires.
Actionnaires, personnel, fermement unis autour d’objectifs clairs, disposant durablement des moyens et de l’organisation nécessaires pour aboutir, voilà pour une entreprise une solide base pour réussir. Mais les rapides évolutions du marché survenues au cours des deux dernières décennies : mondialisation, ouverture à la concurrence des marchés nationaux très rémunérateurs, évolutions technologiques extrêmement rapides ont posé des problèmes nouveaux.
Pour y faire face, le monochronisme allemand aurait pu être un important obstacle. J’avoue avoir été surpris pourtant par la capacité à réagir d’une entreprise comme Siemens, exemple parmi beaucoup d’autres ayant appliqué également des réformes fondamentales.
En effet, si ce monochronisme empêche les agitations mal préparées et les multiples réflexions sans suite réelle, il autorise au contraire les grandes manœuvres ou les grandes réformes qui sont aussi grandement facilitées par l’esprit de collégialité qui règne dans les organes de direction.
Au sein d’un directoire allemand, tous les membres sont à égalité (d’ailleurs ils sont égaux devant la loi, ce qui évite beaucoup de dérapages), le président primus inter pares étant le porteur de l’image de l’entreprise. Il n’est pas coutumier de voir apparaître en son sein d’élite surdouée un peu égocentrique mettant sur la table dix nouvelles idées tous les matins ! Chacun cependant a le droit et le devoir d’exprimer son point de vue, fût-il en contradiction avec la tradition.
C’est donc à la fin des années 80 qu’apparut clairement à certains la nécessité d’une réforme profonde ; elle n’obtint pas du premier coup le consensus de tout le directoire mais il fut décidé de donner à l’un de ses membres, le docteur Hermann Franz, la mission d’étudier un projet.
Dans le contexte allemand, on déboucha quelques années plus tard sur une véritable révolution basée sur quelques principes simples :
- séparation de l’entreprise (près de 400 000 personnes !) en 16 filiales ou divisions « autonomes » ;
- réduction massive de la taille du directoire (de 30 à 9 membres) et de nombreux services centraux ;
- rajeunissement des cadres dirigeants à tous les étages et suppression de nombreux niveaux hiérarchiques.
La mise en place de la nouvelle structure faite « au rouleau compresseur » n’alla pas sans quelques difficultés et notamment un début de divergence des stratégies de groupe et une certaine tendance à l’explosion des coûts, engendrées par la création des seize nouveaux groupes. Le nouveau et jeune président, Heinrich von Pierer et son équipe, notamment le tout puissant Karl Herman Baumann, chef des finances du groupe (et accessoirement tuteur des affaires françaises) surent l’éviter en employant des méthodes où l’habituelle fermeté attendue était liée à une incontestable et nouvelle volonté de convaincre et de faire preuve de flexibilité.
Voilà maintenant sept années que le signal de départ a été donné pour le nouveau Siemens. En termes de compétitivité, de dynamisme, de croissance dans le classement mondial des différentes composantes du groupe, le succès est là, même si, au dire de certains commentateurs externes, les résultats financiers sont encore peu satisfaisants.
Il y aurait évidemment beaucoup plus à dire que ces quelques traits rapidement évoqués. Aujourd’hui l’Europe industrielle est bien en marche, je suis totalement convaincu que l’association des qualités fondamentales allemandes que j’ai appréciées chez Siemens et de celles non moins importantes mais assez radicalement différentes dans lesquelles j’ai « grandi » en France peut constituer un cocktail détonnant pour notre plus grand bien à tous.
Je regrette seulement d’avoir passé l’âge d’y être impliqué ; place à nos jeunes camarades, en espérant qu’ils ne négligeront pas la culture et l’expérience allemandes dans leur cursus.