Ingénierie des génomes : les atouts de la France face à un enjeu mondial
En rentrant dans le périmètre des sciences de l’ingénieur depuis deux décennies les sciences du vivant aboutissent au développement d’une véritable industrie. La France bénéficie d’atouts forts et nombreux pour jouer un rôle clef dans ce secteur stratégique : brevets, centres de recherche, équipes compétentes et motivées, incitations à l’investissement dans ces domaines. L’exemple de Cellectis, créée en 2000, en est une illustration.
Le vivant connaîtra au XXIe siècle ce que la chimie connut au XXe siècle
Vers 1989, il était déjà devenu évident que le vivant allait connaître au XXIe siècle ce que la chimie avait connu au milieu du XXe. Dès que l’on avait pu assembler et combiner les molécules pratiquement à façon, la chimie avait conquis le monde des matériaux jusqu’à la pharmacie. Le vivant, en devenant un objet d’ingénieur, va inévitablement connaître la même révolution dans les années à venir, dès lors que l’on peut non seulement le décrire avec précision, mais surtout ingénierer de façon rationnelle son programme à souhait et lui faire accomplir ce qu’il est difficile ou impossible de faire autrement. Le vivant sait transformer la matière de façon élaborée, comme il a transformé notre planète. Les retombées de cette révolution impacteront, là encore, de multiples secteurs, tels la médecine ou la pharmacie, domaines de prédilection, les matériaux, l’agriculture, l’énergie, ou encore l’environnement.
Toutefois reprogrammer physiquement et précisément le génome d’une cellule ou d’un organisme vivant, comme on réécrit des lignes de code d’un programme qui s’exécute, paraissait encore un » rêve d’ingénieur » à cette époque. La transgenèse, quoique aléatoire et peu reproductible, avait depuis deux décennies montré qu’un ADN étranger introduit au hasard dans un génome pouvait être fonctionnellement utilisé par l’organisme receveur (dans au moins quelques cas à trier parmi un grand nombre). Le ciblage génique, récompensé du prix Nobel en 2007, plus précis mais très inefficace et limité à quelques espèces, avait également montré, depuis quelques années à peine alors, notamment à l’Institut Pasteur qui en détient les brevets, que des modifications précises dans le génome permettaient une approche rationnelle. Toutefois deux obstacles semblaient encore se dresser en cette fin 1989 :
- savoir où et quoi réécrire dans les génomes : l’approche supposait une connaissance précise de la séquence du génome que l’on souhaite modifier ou réparer, et des modifications souhaitées ;
- pouvoir physiquement réécrire les génomes : le » traitement de texte » permettant cette réécriture exacte in situ des séquences dans les génomes n’existait pas encore.
En outre, la complexité du vivant était souvent qualifiée d” » indépassable » et la biologie restait, pour l’essentiel, étrangère aux ingénieurs. Très descriptive et fonctionnant par paradigmes, elle se prêtait mal à la démarche d’ingénierie rationnelle, renvoyée à un horizon distant. À l’époque, les trois milliards de lettres de la séquence du génome humain nous étaient d’ailleurs promises pour 2015 environ…
L’ingénierie des génomes est devenue une réalité industrielle
Un contexte favorable
La découverte et surtout la mise au point, là encore à l’Institut Pasteur, dans les années 1990, de ciseaux à ADN naturels, les méganucléases, capables d’effectuer dans un organisme vivant les opérations de base du traitement de texte (« couper/coller ») avec une précision extrême, ont jeté les bases du développement d’une industrie du génome, le principal défi étant d’adapter ces ciseaux à n’importe quel point de n’importe quel génome choisi a priori.
L’expertise comme les principaux portefeuilles de brevets couvrant le ciblage génique, technologie « parapluie », et les méganucléases, étaient concentrés à l’Institut Pasteur. En outre, avec la mise en oeuvre des lois Allègre, de mesures incitatives et avec des acteurs du capital-risque de plus en plus actifs en France, une évolution perceptible de l’environnement a constitué et constitue toujours un cadre favorable à des initiatives telles que celle de Cellectis (cf. encadré à la fin de l’article).
Elles furent pourtant pratiquement disponibles avant 2000. La vague de la génomique et l’industrialisation de la biologie étaient passées par là, accélérant la compréhension du vivant, mais surtout ancrant une réelle systématique dans la façon de le décrire.
Le premier obstacle s’effaçait plus tôt que prévu. Il allait falloir, bien sûr, encore des années pour comprendre toute l’information que recèlent les génomes. Le comportement d’un système biologique résultant de la rencontre d’un génome (une partie des » conditions initiales » du système) et d’un environnement, le déterminisme génétique n’est pas un outil de prédiction absolu. Mais l’essentiel était là : le texte de l’ADN devenait disponible et de plus en plus aisément. Il suffit d’ailleurs aujourd’hui de quelques milliers d’euros et de quelques semaines pour connaître la séquence du génome d’un individu (quelques jours pour séquencer un génome bactérien ab initio).
C’est donc dès 2000 que l’ingénierie des génomes a démarré son parcours industriel, dans un contexte favorable (cf. encadré) pour relever les défis technologiques et devenir, aujourd’hui, un domaine stratégique irriguant les secteurs de la santé, de l’agriculture ou encore de la recherche.
Le retour de la complexité
Rétrospectivement, il est évident que le premier atout dont a bénéficié la France dans les débuts du développement d’une industrie du génome a résidé dans les femmes et les hommes sur lesquels elle a pu s’appuyer. La qualité de la recherche fondamentale et le niveau scientifique élevé des équipes ayant produit les résultats à l’origine de cette industrie ont été un actif important. Certains domaines exigent des efforts prolongés de recherche amont, parfois hors des sujets les plus à la mode. Plus difficile à médiatiser, et donc à financer, cette recherche particulière sur la façon dont le vivant entretient son ADN, le recombine et le répare avait été menée avec une fructueuse opiniâtreté par quelques équipes, notamment à Paris, avec des brevets princeps constituant un solide portefeuille aujourd’hui encore inégalé dans le domaine.
En outre, cette industrie naissante a pu trouver rapidement les compétences requises pour gérer la complexité dans la durée, en impliquant de multiples métiers.
L’élaboration des technologies du » traitement de texte » du génome a précisément été rendue possible par la mise en place de systèmes et processus industriels pour maîtriser une complexité a priori inaccessible (cf. encadré en fin d’article).
L’Europe occupe une place compétitive dans l’industrie génomique
Il n’est pas certain que la ressource intellectuelle et scientifique qui y parvint eût été aussi immédiatement disponible ailleurs qu’en Europe (plus directement en France). D’autres s’y sont d’ailleurs essayés à l’époque, notamment outre-Atlantique, sans y parvenir. Chaque jour, d’immenses quantités d’informations sont produites sur les organismes vivants et les phénomènes pathologiques ou naturels qu’ils connaissent. Le potentiel de richesse que recèle cette mine ne sera pleinement accessible qu’à travers une maîtrise de la complexité.
Le comportement d’un système biologique va pouvoir être abordé par les deux éléments qui le déterminent : sa génomique, à travers l’ingénierie rationnelle des génomes (à laquelle Cellectis s’est efforcée de contribuer), et son environnement, à travers l’épigénétique, ou plus simplement, les techniques de différenciation et d’ingénierie cellulaires.
La maîtrise stratégique des technologies d’ingénierie du vivant, d’une part, et la capacité de gérer la complexité des systèmes biologiques, d’autre part, seront déterminantes pour libérer le potentiel industriel et économique du vivant. Notre continent et plus directement notre pays ont une légitimité particulière dans cette révolution en marche. Il a, historiquement, été et est encore à l’origine de résultats et découvertes significatifs dans ce domaine. L’Europe occupe une place compétitive dans l’ingénierie génomique du vivant. Enfin, il sait mener ce modèle de projet ambitieux et gérer ce type de complexité.
Quelques mesures d’accélération
Cette opportunité arrive alors que poignent les signes positifs d’une transition favorable pour les biotechnologies en général. Trois sont particulièrement notables :
- la santé et par extension les biotechnologies ont traditionnellement été perçues plutôt comme un centre de coût, alors qu’elles ont un formidable potentiel de profit (à tous les sens du terme). L’évolution récente de cette perception saura, espérons-le, se traduire par une réelle priorité donnée à l’investissement dans ce domaine, tant financier qu’humain, comme nous avons su le faire dans d’autres (nucléaire, transports, etc.) ;
- nos peuples, en particulier en France, ont beaucoup endetté l’avenir. Ils prennent conscience de la nécessité de réinvestir dans cet avenir. L’objectif européen de Lisbonne de consacrer 3 % du PIB à la recherche n’en est qu’une illustration. Les biotechnologies figurent parmi les industries ayant les plus forts taux de R & D, et se retrouvent naturellement au coeur de cet effort ;
- ces dernières années ont vu les biotechnologies accéder à la Bourse en France, avec plus d’une dizaine d’acteurs cotés aujourd’hui. Outre le financement du développement de ces entreprises et la reconnaissance par un large public de la place des biotechnologies dans le paysage industriel, cette évolution récente ouvre (en dépit des turbulences actuelles) des perspectives de sortie pour le capital-risque qui est le financeur premier dans les biotechnologies.
L’ingénierie du vivant est une des principales opportunités qui se présentent aujourd’hui. Elle illustre la maturité des biotechnologies et surtout la nécessité d’accélérer une évolution portant sur les ressources humaines et financières en premier lieu.
Inéluctablement, nos filières d’ingénieurs généralistes incorporeront une composante significative de génomique, plus largement de biologie, science de plus en plus » dure » et surtout opérante, comme elles surent incorporer l’électromagnétisme (il y a un moins d’un siècle), la chimie organique ou quantique (il y a quelques décennies à peine) ou encore l’informatique plus récemment.
À notre sens, ce moment est venu. Comme souvent, une prime importante reviendra aux premiers qui sauront faire école. Cette évolution viendra du haut, lorsque l’entrée dans les plus prestigieuses filières, qui préparent si bien à la gestion de la complexité, requerra une forte préparation aux sciences du vivant. Peu de filières dans le monde permettent de pratiquer de façon concomitante un niveau élevé dans ces disciplines et dans les autres domaines de l’ingénieur.
Or un avantage compétitif déterminant pour notre pays viendra de ces profils. En outre, l’épargne du plus large public1 doit pouvoir s’investir plus fortement dans l’innovation et le risque2. Cela suppose que :
- les dépositaires de cette large épargne (assurance-vie et épargne entreprise notamment) soient financièrement intéressés à financer le risque, les jeunes pousses, et les sociétés cotées concédant de très gros efforts de R & D pendant des temps longs,
- la communauté du capital-risque croît (quitte, pour accélérer le processus, à faire venir des compétences de l’extérieur, notamment nos compatriotes, prisés dans ce domaine à l’étranger).
L’histoire récente des biotechnologies montre, en effet, que c’est là où s’investit le capital que convergent les talents et les projets venant parfois de loin (et non l’inverse). En s’appuyant sur des atouts différenciant notre » vieux » continent de ses principaux concurrents, en adoptant et conservant un modèle économique robuste malgré les modes successives, on peut construire des acteurs de taille mondiale depuis une base française et relever de grands défis scientifiques et industriels.
1. La France a le troisième taux d’épargne au monde.
2. On note que cette épargne française trouve son chemin vers les sociétés de biotechnologies… aux USA.
Cellectis, première société d’ingénierie génomique en France
L’expérience de la création et du développement, en France, de la première société d’ingénierie des génomes éclaire l’enjeu que représente le vivant, aujourd’hui devenu science de l’ingénieur, et l’opportunité exceptionnelle que notre pays peut saisir.
Dès 1989, avec André Choulika, nous eûmes l’idée d’une telle entreprise, mais c’est en 2000 que le contexte était devenu mûr pour créer Cellectis, première société d’ingénierie rationnelle des génomes. Ses débuts ont été consacrés au développement d’une méthode d’ingénierie inédite pour des enzymes particulières, les méganucléases, afin qu’elles reconnaissent et coupent de façon ultra-précise un » mot » (de 22 lettres) unique dans un génome de plusieurs milliards de lettres. En termes plus mathématiques, ce travail a permis de passer d’un problème de complexité 2040, totalement inaccessible expérimentalement, à approximativement 4 ensembles de 64 problèmes de complexité 203 chacun, industrialisables en parallèle.
Depuis, deux tours de table en capital-risque et une introduction en Bourse en 2007 ont permis à la société de prendre une position forte sur son domaine stratégique. À travers quelque cinquante accords et partenariats avec des grands acteurs de la pharmacie (GlaxoSmithKline, Pfizer, AstraZeneca, etc.), des biotechnologies (Genentech, Shire, Regeneron…) et de l’agrochimie (Dupont-Pioneer, Bayer CropScience, BASF, Limagrain, etc.), Cellectis a pu faire de l’ingénierie des génomes une réalité industrielle. Ses applications pour le développement de thérapeutiques (chirurgie des génomes pour les maladies génétiques ou les infections virales persistantes), d’outils pour le test ou la production de médicaments, ou son utilisation pour s’affranchir de la transgenèse aléatoire dans les végétaux, constituent la » première vague » de développements issus de ses technologies.
L’expérience de la création et du développement en France de Cellectis, la première société d’ingénierie génomique, éclaire d’un jour plutôt optimiste la perspective des prochaines années pour les biotechnologies.