Ingénierie des infrastructures : une évolution continue
L’ingénierie joue un rôle clef dans le déploiement et l’exploitation des infrastructures nécessaires à la grande vitesse. Au fil des années, elle a dû s’adapter non seulement aux progrès techniques mais aussi aux contraintes nées de l’ouverture à la concurrence et à un appel croissant au secteur privé. Il est essentiel qu’elle maintienne un savoir-faire d’ingénieurs capables d’assurer la synthèse de nombreux métiers.
REPÈRES
Dès la construction de la première ligne à grande vitesse entre Paris et Lyon, les activités de l’ingénierie ont été au cœur du développement du réseau. Concevoir, superviser la construction, vérifier, essayer, mettre en service puis exploiter, maintenir, régénérer et enfin moderniser : chaque ligne nouvelle a nécessité une organisation des services d’ingénierie adaptée au programme fixé.
Paris-Lyon : l’époque des pionniers
En dehors de quelques tronçons courts de lignes de desserte de l’Île-de-France, la SNCF n’avait pas construit de ligne nouvelle depuis longtemps et n’avait plus toutes les compétences nécessaires à la conception d’une ligne nouvelle, surtout à grande vitesse.
Retour d’expérience
Au terme de trente années d’exploitation, on ne peut que constater la maîtrise des référentiels et des innovations sur la première ligne à grande vitesse. Les ouvrages d’art et les terrassements remplissent toujours leur rôle, les équipements ferroviaires ont permis une exploitation avec un nombre de trains toujours croissant, l’exploitation et la maintenance sont maîtrisées, la signalisation en cabine (et non plus latérale lumineuse) a un niveau de sécurité très élevé.
L’enjeu majeur de l’ingénierie a donc été de recruter et de former une nouvelle génération d’ingénieurs qui ont assuré la conception de la ligne en se servant des modèles existants, dans le domaine autoroutier notamment, en « durcissant » certains paramètres (les tassements résiduels des remblais), en les adaptant aux contraintes ferroviaires (paramètres de tracé et de profil en long), mais aussi en innovant sur de nombreux aspects (systèmes, signalisation).
Quelques points ont été améliorés ou corrigés sur les lignes à grande vitesse ultérieures (comportement dynamique de quelques ouvrages, dureté du ballast, caténaires plus adaptées à la grande vitesse, etc.), mais pour l’essentiel le modèle originel est une réussite reconnue par la communauté ferroviaire mondiale. L’ingénierie publique intégrée a parfaitement rempli sa mission, avec une bonne maîtrise des coûts de construction et d’exploitation.
De l’Atlantique à la Méditerranée : un modèle intégré
L’enjeu majeur a été de recruter et de former une nouvelle génération d’ingénieurs
Après la réussite de Paris-Lyon, les organisations, de la ligne Atlantique à la ligne Méditerranée, se suivent et se ressemblent. Le modèle se perfectionne, les référentiels s’affinent, les innovations se poursuivent : alimentation électrique de la caténaire en deux fois 25 kV, évolution de sa technologie et du captage par le pantographe, évolution de la signalisation d’une technique analogique à une technique numérique, ouvrages d’art exceptionnels.
L’ingénierie est intégrée à l’entreprise publique SNCF, ne dissociant presque pas les missions de maîtrise d’ouvrage et de maîtrise d’œuvre. La coopération des ingénieries du matériel et de l’infrastructure se traduit par un événement marquant : le 18 mai 1990, un TGV atteint la vitesse de 515,3 km/h.
Séparation des rôles
La création de Réseau ferré de France en 1997 conduit à la séparation « organique » de la maîtrise d’ouvrage (MOA) et de la maîtrise d’œuvre (MOE) et à la mise en concurrence partielle de cette dernière.
La qualité de l’ouvrage reste garantie par une mission issue de l’ingénierie SNCF
Conséquence, pour la ligne Est, une entité spécialisée de RFF s’organise et assure directement la maîtrise d’ouvrage. Seuls les raccordements au réseau ferré national seront confiés en maîtrise d’ouvrage déléguée à la SNCF. Pour la première fois, l’ingénierie SNCF est mise en concurrence, du moins pour le génie civil. Elle en remporte environ 50 %, mais d’autres sociétés apportent leur émulation. La qualité de l’ouvrage reste garantie par une mission cohérence-optimisation-pilotage, issue de l’ingénierie SNCF, que le MOA RFF place auprès de lui. RFF juge en revanche que la maîtrise d’œuvre des équipements ferroviaires doit encore être attribuée à la direction de l’ingénierie SNCF, les compétences dans ce domaine restant quasi absentes du marché. C’est Inexia, filiale de la SNCF créée début 2007 pour opérer dans le secteur concurrentiel, qui assurera la mise en service de cette ligne à grande vitesse.
Premiers marchés en conception-construction
Une première
La ligne est-européenne a été la première pour laquelle les fonctions de maîtrise d’ouvrage et de maîtrise d’oeuvre ont été dissociées. Précédemment, en 2001, lors de la phase finale de construction de la ligne Méditerranée, RFF, qui se mettait en place, avait confié la maîtrise d’ouvrage déléguée à la SNCF.
Les premiers marchés en conception-construction apparaissent sur la ligne Est : en génie civil avec le viaduc de Jaulny (Lorraine); mais c’est dans l’alimentation des caténaires que RFF innove en lançant un appel d’offres de conception-construction sur cahier des charges avec objectifs de performance. C’est un groupement associant un industriel (SPIE Enertrans) et l’ingénierie SNCF qui remporte le contrat dit IAC sur une solution optimisée qui permet de réduire les lignes à haute tension de RTE (Réseau de transport d’EDF) à construire.
Rhin-Rhône : concurrence totale
Cotraitance
Inexia, exclue de la MOE, a pu prendre une part importante dans les groupements en charge de la ligne Rhin-Rhône et être présente comme cotraitante dans trois marchés importants.
Pour la ligne Rhin-Rhône, RFF considérera les compétences des ingénieries extérieures au groupe SNCF comme suffisantes pour mettre en concurrence l’ensemble des missions d’ingénierie. Ainsi, la maîtrise d’oeuvre générale (génie civil et équipements ferroviaires) pour trois tronçons est dévolue à des ingénieries privées. L’ingénierie SNCF (Inexia à partir de 2007) est seulement responsable d’une mission d’assistance à maîtrise d’ouvrage technique (gagnée après mise en concurrence).
Tours-Bordeaux en PPP
Maintenir un savoir-faire d’ingénieurs capables d’assurer la synthèse entre les différents métiers
La réalisation de la future ligne à grande vitesse SEA (Sud-Europe-Atlantique) fait l’objet d’une délégation de service public (DSP) relative à la conception, la construction clé en main, la maintenance, le renouvellement, l’exploitation et le financement de la ligne.
Le groupement emmené par la société Vinci est concessionnaire et gestionnaire de l’infrastructure : il a pour cela constitué la société Lisea, qui perçoit des redevances en contrepartie de l’octroi et de l’utilisation des capacités d’infrastructures et de prestations complémentaires sur la ligne. Lisea confie la conception et l’exécution clé en main des travaux à un groupement conception-construction dénommé Cosea, constitué d’entreprises de travaux et de sociétés d’ingénierie.
On ne peut pas parler de la ligne Est à grande vitesse sans évoquer le dernier record du monde de vitesse sur rail établi le 3 avril 2007 à 574,8 km/h. Ce record a été le fruit d’une collaboration sans faille entre les ingénieries SNCF-Inexia et RFF pour l’infrastructure, et les ingénieurs d’Alstom pour le matériel roulant.
Une refonte des rôles
Le caractère novateur de ce montage contractuel dans le système ferroviaire français a nécessité une refonte du rôle des intervenants dans les groupements candidats et a naturellement imposé l’ingénierie dans les sous-groupements métiers comme garant de la réussite de l’opération, ainsi que dans la société qui sera chargée de l’exploitation et de la maintenance.
Au long du processus de conception, les ingénieristes sont réunis pour assurer la conception du génie civil et des équipements ferroviaires, hors systèmes. Une parfaite intégration est obtenue en menant en parallèle et de façon interactive l’ensemble de ces études et en associant les responsables de la construction afin d’intégrer au plus tôt les processus de réalisation. L’ingénierie est enfin mise à contribution pour établir les dossiers nécessaires aux démarches administratives et de concertation et surtout assurer le lien avec l’intégration des particularités de l’exploitation et de la maintenance.
Un acteur central de l’intégration
La conception terminée, l’ingénierie demeurera un acteur central du suivi de la réalisation puis de la conduite des essais et de l’intégration système de la ligne. On peut avancer que l’ingénierie a trouvé sa place dans de tels groupements d’investisseurs, d’entrepreneurs et d’industriels : il sera certainement important d’en suivre la progression afin d’envisager une éventuelle évolution de certains métiers, notamment pour maintenir un savoir-faire d’ingénieurs capables d’assurer la synthèse entre les différents métiers du génie civil, des équipements ferroviaires, de leur exploitation et de leur maintenance.
Choses vuesExtrait d’un témoignage paru dans La Jaune et la Rouge de novembre 2007Tout portait à conclure que le record serait battu, le 3 avril 2007 à 13 heures, vers Sainte-Menehould, dans l’Argonne, sous réserve que la météo le permette. La marchande de journaux de Sainte-Menehould savait tout sur le lieu que nous cherchions, ce Graal des ferrovipathes du jour. Le summum de la clarté lumineuse de ses indications, ce fut sa dernière phrase : « Vous verrez bien, c’est déjà noir de monde. » C’était une prophétie. Quelques kilomètres plus loin sur le trajet qu’elle nous avait conseillé, nous aperçûmes la LGV et le pont qui la franchissait par-dessus. Ce pont était littéralement velu des innombrables têtes des spectateurs. Une manche à air de fortune flottait pour donner une idée de la vitesse du vent : pas plus de soixante à l’heure. C’est une véritable colonie de retraités de la SNCF qui occupait le pont. Les conversations étaient ponctuées de jargon ferroviaire : PK (point kilométrique), PN (passage à niveau), sectionnement, shunt, série, etc. Le pont dominait les voies qui étaient d’une courbure très légère, ce qui permettrait une vue plus étalée de la rame et surtout la perception de sa vitesse qui ne serait pas que radiale. Vers l’est, d’où viendrait le bolide, la longueur de la partie visible des voies était jalonnée par une trentaine de pylônes, soit 1 000 à 1 200 mètres que la rame « V150 » parcourrait jusqu’à nous en 6 à 8 secondes. Calcul approximatif. L’un des spectateurs avait un poste de radio, ce qui lui permit d’annoncer le départ de l’engin : on le verrait dans un petit quart d’heure. Puis il égrena ses vitesses successives. À « 515 », on applaudit : le précédent record était battu. Et quand il annonça : « 574 », le train surgit. Avec ses deux phares allumés et les grosses gerbes d’étincelles qui jaillissaient du pantographe, je vis comme un triangle menaçant et clignotant qui avalait l’espace. Le reste du convoi sembla onduler ou déferler. Une surprise de taille nous attendait : quand la rame passa sous le pont, nous sursautâmes tous. Poussée par le bolide, la colonne d’air avait en effet soulevé le tablier du pont qui reprit juste ensuite sa position normale. Après le spasme visuel, un coup de pied sous les voûtes plantaires. On n’oublia quand même pas d’applaudir tout en se retournant. Mais l’effet de fantasmagorie avait disparu, et la rame était déjà très loin. Le record fut porté à 574,8 km/h. Je ne saurai jamais si c’était à l’instant où nous avons vu passer le bolide, mais l’avoir vu donnait lieu d’être déjà très satisfaits. Un grand sentiment de fierté nous envahit. L’Europe des trains à grande vitesse continuait à se construire. Jean-Claude Godard (56) |