Innovation quantique et culture francophone : l’exemple du CNRS au Québec
En conjuguant habilement les spécificités d’écosystème et de culture dans le monde francophone, il est possible de contribuer avantageusement au futur de l’industrie quantique, tout en réaffirmant et en ancrant dans la durée des modèles collaboratifs unis par la culture francophone.
Le domaine des sciences quantiques et de ses applications technologiques est en pleine effervescence. En effet, ce secteur traditionnellement développé dans les laboratoires de recherche se trouve mis sur le devant de la scène depuis quelques années, avec une croissance majeure des investissements à l’échelle mondiale. Bien que les perspectives liées à ce domaine soient majeures, les démonstrations actuelles se situent principalement à l’échelle des laboratoires et ne sont pas encore industrialisées.
Cependant le domaine des capteurs quantiques est propice quant à lui à des applications concrètes dans un avenir proche. Cette situation particulière, dans laquelle un domaine de recherche fondamentale doit rapidement évoluer vers des produits et applications alors que les utilisateurs finaux ne connaissent pas la technologie en question mais sont toujours intéressés par une bien meilleure performance ou un coût de revient réduit, est particulièrement propice à l’entrepreneuriat et à la création de nouvelles start-up qui vont « connecter » les deux mondes.
Une compétition mondiale
Dans ce contexte de croissance majeure, on voit dès à présent des problèmes de pénurie de personnes expertes dans les différents domaines associés. La compétition mondiale s’illustre autant sur le plan financier que sur le plan de l’attraction et de la formation de personnes hautement qualifiées qui répondront aux besoins variés de cette industrie.
À l’échelle mondiale, on peut distinguer plusieurs stratégies de développement associées à des investissements majeurs. Un rapport récent du Boston Consulting Group estime ces investissements à une valeur de 450 à 850 G$ au cours des 15–30 prochaines années et on doit s’attendre à ce que les différents écosystèmes mondiaux se retrouvent d’une manière ou d’une autre en compétition active.
En Europe par exemple, le volume d’investissements est conséquent mais la coordination intégrée entre les différents membres n’est pas encore établie. Les USA et la Chine sont dans le peloton de tête au niveau des investissements et on doit se poser la question de l’approche à suivre pour rester dans cette course à l’innovation.
Similitudes entre la France et le Québec
La France tout comme le Canada et le Québec en particulier ont mis en place des stratégies nationales quantiques. Le Québec de ce point de vue est intéressant car, de par sa taille modeste (8,5 millions d’habitants), il est clair que le succès de la province dans le domaine des sciences quantiques et des applications technologiques devra passer par des approches innovantes pour ne pas être « noyé dans la masse ». D’un certain point de vue, la France pourrait se retrouver dans une situation comparable à l’échelle mondiale.
On l’aura compris, la différence et le succès des stratégies à développer au cours des prochaines décennies ne pourront pas être gagnants en se fondant uniquement sur les volumes d’investissements financiers dans un contexte mondial aussi compétitif. Une approche pour répondre à ces questions repose sur l’analyse des écosystèmes au sein desquels évoluent notamment la France et le Québec, soit l’Europe et la proximité avec l’Afrique d’une part et l’Amérique du Nord d’autre part ; mais aussi sur un élément essentiel qui peut faire la différence, la « culture francophone » – à ne pas confondre avec la francophonie.
Le système français
Par exemple, en France le système de la recherche notamment avec le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) repose sur un ensemble majoritaire de laboratoires mixtes, avec des universités partenaires sur le territoire national où travaillent un ensemble de personnes talentueuses majoritairement francophones mais où aussi de nombreuses personnes ne parlant pas français de manière régulière.
La structure administrative globale de ces écosystèmes est certes complexe et associée à un lot de contraintes que l’on aimerait pouvoir réduire, mais de nombreux avantages associés à cette structuration ont permis de créer des « places fortes » de la science dans un ensemble de domaines de pointe.
Soulignons à cet effet l’annonce du prix Nobel de physique 2022 à trois chercheurs dont Alain Aspect, directeur de recherche émérite du CNRS, professeur à l’Institut d’optique Graduate School – Université Paris-Saclay, professeur affilié avec distinctions à l’ENS Paris-Saclay et professeur associé à l’École polytechnique, travaillant au Laboratoire Charles Fabry (Institut d’optique Graduate School-CNRS, Université Paris-Saclay), pour ses travaux sur l’intrication quantique.
En effet, par les différents processus de concours nationaux privilégiant l’excellence mais aussi par l’ouverture à toutes les personnes talentueuses quelle que soit leur origine ou leur culture, la France a su développer une force en recherche sur un large ensemble de domaines scientifiques, de niveau mondial.
“La France a su développer une force en recherche sur un large ensemble de domaines scientifiques, de niveau mondial.”
Les différents laboratoires sont pilotés par des équipes de direction en collaboration étroite avec les autorités universitaires et le CNRS en visant le renforcement des domaines d’expertise, ce qui se traduit après plusieurs décennies par une connaissance profonde et partagée entre les différents membres des laboratoires sur différents sujets de pointe. Les financements octroyés sont très rarement ciblés directement vers des chercheurs individuels et sont par conséquent liés directement à la stratégie scientifique du laboratoire. Cela maximise les interactions entre collègues et la mutualisation de ressources matérielles et humaines. En ce qui concerne l’entrepreneuriat, des structures comme CNRS Innovation permettent, grâce au programme d’accompagnement RISE, de faire émerger des start-up notamment dans le domaine quantique.
Le premier fonds d’investissement dédié entièrement au domaine quantique Quantonation est né en France sous l’impulsion d’un groupe d’experts reconnus du monde scientifique et financier, une initiative avant-gardiste qui mérite d’être soulignée surtout dans ce contexte mondial ultra-compétitif.
Le système québécois
En Amérique du Nord, le financement est très ciblé sur les chercheurs individuels, ce qui crée des environnements très compétitifs et pas forcément inscrits sur de longues périodes. Cela se traduit par une grande agilité, mais aussi par des compétitions intenses à l’intérieur même des universités. Le Québec se situe à l’interface des systèmes français et nord-américain. Les programmes de financement ciblent les chercheurs individuellement sans pilotage par un laboratoire en particulier. Le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie (CRSNG) au niveau fédéral a même un programme de subvention à la découverte individuelle, pour des subventions d’une durée de cinq ans renouvelables a priori tout au long de la carrière des chercheurs, à condition de remporter un concours.
Fait marquant, une fois les fonds octroyés, les chercheurs ont la possibilité de faire évoluer leur projet de recherche au-delà du projet présenté, à condition de convaincre le jury d’évaluation tous les cinq ans que leur stratégie scientifique a été un succès. Cette liberté académique est particulièrement appréciée et permet aux chercheurs concernés de piloter librement leur carrière scientifique. De plus, les fonds de recherche du Québec jouent un rôle rassembleur sur différentes thématiques fortes dans la province par la création de « regroupements stratégiques » où les chercheurs provenant des différentes universités collaborent et partagent leurs infrastructures. Cependant le financement des universités et les stratégies institutionnelles sont nettement plus autonomes par rapport au système français et cela mène à la création de différents écosystèmes propres à l’ADN des différentes institutions.
Des labos du CNRS dans les universités québécoises
Dans le domaine de l’entrepreneuriat, l’université de Sherbrooke (UdeS), située à 150 km à l’est de Montréal, à proximité des États ruraux du nord des États-Unis, a lancé il y a une dizaine d’années une stratégie entrepreneuriale dans les domaines des deep tech. Centré sur les étudiants, plutôt que sur les professeurs-chercheurs, ce modèle a été repris avec succès à Montréal et à Québec.
Ce modèle s’est développé en mettant en place également des fonds d’investissement pour appuyer les jeunes pousses dans les premières étapes de leur croissance, sans avoir à les exposer trop tôt sur les marchés. La situation particulière de l’UdeS explique en partie cette stratégie car, en tant que 4e université au Québec après l’université de Montréal, l’université McGill et l’université Laval, l’UdeS était la seule en dehors des grands centres urbains et elle a dû se distinguer par son approche pédagogique. Elle se distingue également par sa stratégie de concentration des investissements dans des laboratoires partagés entre les différents chercheurs et en collaboration avec l’industrie.
“Réussir pour la société avant de réussir en société.”
Cette stratégie a notamment permis à l’UdeS de mettre sur place une chaîne d’innovation intégrée (CII) allant des sciences quantiques à la microélectronique et couvrant des applications de l’échelle du laboratoire jusqu’à des lignes de production industrielle cogérées avec l’industrie. La CII a bénéficié de plus de 1 G$ d’investissements au cours des dix dernières années, dont 60 % en provenance du secteur privé. Cette approche hybride favorisant les regroupements de chercheurs en interne fait de l’UdeS un modèle particulièrement compatible avec le système français. Cela s’illustre par la présence à l’UdeS depuis dix ans du Laboratoire CNRS international en nanotechnologies et nanosystèmes (International Research Laboratory, IRL-LN2) et du nouveau Laboratoire CNRS international frontières quantiques (IRL-FRQ) inauguré en 2022.
Trois autres laboratoires CNRS de ce type sont également présents au Québec (université Laval, université de Montréal et université MacGill-École de technologie supérieure ou ÉTS), ce qui représente la plus forte concentration de laboratoires CNRS internationaux au niveau mondial.
Une culture commune
On notera comme illustration d’une culture commune les motivations des étudiants entrepreneurs à la tête des différentes start-up en hautes technologies. La vaste majorité des équipes entrepreneuriales déclarent prioriser l’impact de leurs produits par rapport au succès commercial pur. Une sorte d’attachement à « réussir pour la société » dans leur domaine d’expertise, avant de « réussir en société »… De ce point de vue, la culture francophone est à nouveau un élément distinctif par rapport aux modèles à succès issus du monde anglo-saxon, qui privilégient les succès financiers et le réinvestissement dans différentes aventures entrepreneuriales pas forcément interconnectées entre elles.
Mutualiser les moyens et associer le privé
Face à ce constat quelles peuvent être les stratégies concrètes en lien avec la « gestion de l’innovation quantique » ? Bien que les sommes investies dans les autres écosystèmes soient très importantes, en France et au Québec l’accès au financement pour les jeunes entreprises aux premières étapes de leur développement est de bonne qualité et cela permet de stimuler le passage du laboratoire aux premières étapes d’un produit.
Cependant, dans le domaine des deep tech, les investissements en capital requis par les entreprises pour passer du laboratoire au monde privé sont majeurs et cette étape constitue souvent un point de rupture pour les entrepreneurs, qui doivent alors accepter une majorité de fonds étrangers et souvent quitter leur écosystème pour continuer à se développer. En privilégiant le recours aux différentes plateformes technologiques établies pour ces entreprises, on peut repousser les besoins en investissement en capital propre tout en maximisant les taux d’utilisation de ces plateformes et leur financement par des frais d’accès.
“Dans le domaine quantique en particulier, la pénurie de personnes expertes à tous les niveaux d’études est un problème fondamental.”
En collaboration avec les gouvernements, il est aussi possible de cibler des investissements dans des « masses critiques » d’équipements scientifiques gérés non seulement via des plateformes universitaires, mais aussi par des organismes à but non lucratif cogérés par des acteurs du monde académique et du monde privé. Ainsi en février 2022, le gouvernement du Québec annonçait la création de la zone d’innovation quantique à Sherbrooke avec un investissement initial des partenaires dépassant 400 M$.
Cette approche associant l’écosystème académique à la sphère privée est particulièrement critique pour favoriser l’attraction de personnel hautement qualifié au sein des laboratoires de recherche tout en démystifiant le passage entre le secteur public et le secteur privé au sein de l’écosystème. Dans le domaine quantique en particulier, la pénurie de personnes expertes à tous les niveaux d’études est un problème fondamental et la gestion de ces ressources sera un facteur de succès aussi critique que celui des disponibilités de capitaux.
Des studios quantiques
Avec une telle approche compatible avec les écosystèmes français et québécois, on peut stimuler les technologies quantiques, que ce soit sur le plan du hardware ou sur celui du software, pour enrichir les écosystèmes et les rendre encore plus attrayants et difficiles à quitter. Cette approche consiste à créer des « studios quantiques » construits sur les forces des écosystèmes régionaux bénéficiant de cette culture collaborative et de l’accès à ces ressources partagées. Ainsi configurés, les studios pourront solliciter directement les différentes équipes académiques pour lancer des travaux de recherche ciblés correspondant à des besoins industriels dans le secteur quantique.
Cette approche permet de cibler dès le début les innovations liées aux besoins de marché, tout en augmentant le nombre de start-up qui seront naturellement ancrées dans ces écosystèmes. Sur la base de cette analyse, au-delà du lancement de plusieurs Quantum Studios qui seraient idéalement interconnectés, notamment en mutualisant les forces de leurs écosystèmes respectifs entre la France et le Québec, il est très important de stimuler la formation de personnes expertes dans les vastes domaines couverts par les sciences quantiques en français.
Cela permettra à la fois d’alimenter nos laboratoires et entreprises, mais aussi de profiter du formidable bassin de talents disponibles dans le réseau francophone notamment en Afrique, sachant qu’une bonne partie des études initiales dans ces domaines ne nécessitent que peu d’infrastructures matérielles complexes. Les échanges entre ces différents écosystèmes de formations sont à privilégier, notamment l’appui aux thèses de doctorat en cotutelle favorisant une ouverture scientifique et culturelle maximisée.