Innover, c’est faire rêver dans la rigueur
À la fois adulée et crainte, l’innovation est de plus en plus vitale pour l’entreprise. Si les causes d’échec sont nombreuses, les voies du succès passent à la fois par un mode d’organisation dans lequel le marketing est appelé à jouer un rôle pivot et par des remises en cause qui sont autant de dépassements. Cette démarche, alliant créativité et rigueur, permet le » penser autrement « , source d’une innovation réussie.
REPÈRES
En ces temps de crise économique, l’innovation demeure un gage d’avantages concurrentiels durables, et parfois une planche de salut face à des marchés qui tendent à l’hypercompétition. Pourtant, aucune pratique n’est à ce point paradoxale : à la fois adulée et crainte, l’innovation incarne l’espoir des dirigeants et constitue le casse-tête des opérationnels. Adulée, car ses succès économiques ne sont plus à démontrer : du professeur Yunus et la Grameen Bank à la Wii de Nintendo, en passant bien sûr par Steve Jobs et Apple, l’imagerie médicale ou Internet, tous ces nouveaux produits ou services ont en commun d’avoir changé notre vie. Crainte, car l’innovation reste incertaine, coûteuse et nous projette dans un avenir difficile à planifier.
Le management de l’innovation est un art difficile car il doit répondre en particulier à plusieurs questions : comment innover utile ? comment innover autrement ? comment rendre ses lettres de noblesse à une certaine culture du risque ? comment allier créativité et rigueur ?
Le cas Concorde
Un exemple malheureux est donné par l’un de nos plus beaux fleurons technologiques : le Concorde. Ici, l’innovation est bien présente, reconnue et applaudie ; mais le marketing n’a pas identifié, lors de l’étude d’opportunité, les obstacles au succès commercial, comme, par exemple, la défiance, voire l’hostilité, certes politique, du marché américain. Une bonne innovation, c’est tout d’abord une innovation qui répond à un besoin réel du client, porteur d’un marché rentable.
Parmi les acteurs de l’innovation, le marketing est porteur d’une responsabilité particulière dans le management de l’innovation. Le marketing possède en effet une vision globale car au-delà de sa connaissance aiguë du marché, des clients et de la compétition, il assume les choix structurants en termes d’offres et est au centre des relations avec ses partenaires, R&D, distribution, technique et SI, services clients…
Le marketing est donc à même de porter les nouvelles idées et de les transformer en produits-services porteurs d’un véritable potentiel marché. Pour cela, il lui faut apprendre à se dépasser et à penser autrement sa propre conception produit.
Le client au cœur de l’innovation
L’innovation utile aux clients et à l’entreprise, c’est celle qui simplifie la vie des consommateurs et pousse à une adoption rapide et complète par le marché, faisant de cette innovation un succès commercial. Une entreprise n’est pas en effet un laboratoire de recherche fondamentale : l’innovation doit rechercher la rentabilité à court et à moyen terme.
Le management de l’innovation doit alors éviter trois écueils majeurs, susceptibles de dévier l’innovation de ses finalités clients et économiques : un push technologique qui ne serait pas justifié par des besoins clients réels, une focalisation excessive sur la concurrence au détriment des clients et enfin une routine piégeuse qui empêcherait de dépasser les succès acquis.
La bonne innovation remet en cause les succès acquis
Première cause de » mauvaise » innovation : la beauté de la technologie. Une innovation technologique remarquable du point de vue de l’ingénieur n’en est pas forcément une du point de vue du client ! L’analyse rigoureuse du marché potentiel, l’interaction avec les futurs clients (au travers de Proofs of concept, Focus groups, Friendly User Tests), le prototypage doivent permettre des décisions, parfois difficiles, en ce qui concerne l’utilité et la viabilité d’une innovation technologique.
Deuxième écueil conduisant à une » mauvaise » innovation : la concurrence. Une focalisation excessive sur la concurrence peut se révéler nuisible : à force d’étudier l’ennemi, on finit par devenir sa réplique. Comment en effet réussir à ne pas être suiveur, à véritablement innover out of the box ? Comment garder le client au centre de la réflexion ?
Troisième cause de mauvaise innovation : le succès. Lorsqu’une innovation constitue un véritable succès commercial, il devient difficile de la remettre en cause et de questionner les méthodes et la culture qui l’ont engendrée. Pourtant, tout ce qui naît est destiné à vivre, puis à mourir. La loi n’est pas différente pour un produit ou service… aujourd’hui incroyable nouveauté, demain banale commodité, après-demain dernière ringardise. En plein succès, il est donc urgent de sortir des sentiers battus et de dépasser les acquis.
Une bonne innovation, c’est une innovation qui anticipe et précède les besoins des clients pour mieux les révéler. Au final, l’innovation en produits et services n’a donc qu’un seul but, qu’un seul » cap » : le client, encore le client, toujours le client.
Innover impose de se dépasser
Innover, c’est avoir des idées qui bousculent l’ordinaire et les habitudes. Il est donc essentiel pour véritablement innover, de savoir dépasser les habitudes, les principes acquis, les modes de fonctionnement définis, la culture d’entreprise établie, toutes ces hypothèses » implicites » qui nous font agir. Selon notre expérience, quatre » dépassements » permettent de relever ce défi et de marquer la différence : dépasser une vision fermée de l’innovation, dépasser les fonctionnements métiers, dépasser les dogmes et enfin, dépasser une certaine culture du résultat, contraire à la culture du risque.
Confronter les idées
Premier dépassement : l’innovation ouverte, avec et malgré la concurrence. Nous constatons trop souvent que la plupart des structures d’innovation sont strictement internes, restant en vase clos pour des raisons au mieux de confidentialité.
La compétition Sony-Nintendo
Trop souvent, l’innovation ne sert qu’à prolonger la durée de vie d’un produit, parfois jusqu’à l’acharnement, comme l’illustre la compétition entre Sony et Nintendo. Sony est entré sur le marché des consoles avec la Playstation (PS), réussissant le coup de force de mettre à genoux le géant Sega. L’arrivée de la PS2 a constitué un véritable bond technologique, doublé d’un succès toujours non démenti. En revanche, la PS3, simple prolongation de la PS2, ne constitue pas une réelle innovation de rupture. Pendant ce temps, Nintendo et sa Wii ont redéfini les standards, appelant des segments clients jamais adressés, promettant des expériences nouvelles aux joueurs aguerris comme aux débutants de tous âges. Résultat sans appel : Nintendo traverse la crise en dépassant ses objectifs, tandis que Sony est obligé de vendre sa console à perte et menace d’un dépôt de bilan à terme.
Pourtant, la confrontation d’idées, le changement de perspectives, l’échange de points de vue, voilà ce qui bouscule nos idées reçues, ce qui est source de ruptures et de nouveautés. Le » Proudly found elsewhere » du programme Connect and Develop de Procter & Gamble est un exemple réussi de mise en place de coopétition : l’innovation avec et malgré la concurrence, c’est coopérer pour voir plus loin que soi. Conclure des partenariats stratégiques clés constitue ainsi la prolongation naturelle de la R & D interne, dans le cadre d’une innovation ouverte.
Des silos verticaux
Deuxième dépassement : l’innovation transverse aux silos métiers. En complément de la responsabilité qui lui est confiée, le marketing doit agir et fédérer bien au-delà de son propre rôle, en dépassant les cultures et les modes de fonctionnement des métiers (R & D, technique et SI, ventes, services clients) qui tendent à créer autant de » silos verticaux « . Il doit écouter, comprendre et faire converger les différents points de vue : chercheur avec la R & D, commercial avec la distribution, technicien avec les équipes de production, partenaire avec les fournisseurs, le marketteur doit être ouvert à toutes les influences. En toute occasion donc, le marketteur doit demeurer au centre des réflexions, mais non au-dessus : un pilote qui a conscience qu’il n’est rien sans équipage et non un monarque absolu aux décisions indiscutables. Dépasser son rôle strict et faciliter un processus transverse d’innovation, c’est sortir de soi pour voir selon des angles différents.
Ouverture d’esprit et dialogue
Didier Lombard, président de France Télécom, en affirmant de façon provocatrice » qu’un marketteur est un ingénieur qui a mal tourné « , souligne le fait que les compétences du marketteur doivent s’étendre bien au-delà de son rôle de chef de produit, pour tirer le meilleur parti des différents métiers. Cette affirmation dépasse d’ailleurs de loin le monde des services technologiques : l’ouverture d’esprit est toujours nécessaire et le dialogue enrichissant et formateur.
Troisième dépassement : l’innovation flexible et pragmatique, au-delà des dogmes. Le marketteur qui se veut innovant doit savoir dépasser les hypothèses implicites de fonctionnement et les dogmes de l’entreprise, pour encore une fois penser plus loin. Sergey Brin et Larry Page ne contrediraient certainement pas cette exigence : c’est la complémentarité de leur excellence scientifique avec leur instinct de chef d’entreprise qui a fait du moteur Google le succès que l’on connaît. Dépasser les dogmes, dépasser ses a priori, ses représentations et au final ses limites, c’est déjà penser autrement et donc innover.
Coopérer pour voir plus loin que soi
Quatrième dépassement : l’innovation responsable, au-delà de la culture du résultat. Avoir des idées aussi bonnes soient-elles ne suffit pas, a‑t-on en main » la » bonne idée ? Il faut alors savoir et pouvoir prendre des risques car lancer un nouveau produit ou service, c’est parfois échouer. Dans le cadre de l’innovation d’exploitation, qui consiste à améliorer des produits existants, ces risques sont normalement limités : l’innovation peut alors être encadrée car la base clients est connue, consultable, souvent prévisible. En revanche, l’innovation d’exploration demande un réel engagement dans l’inconnu. Souvent en rupture avec la base clients actuelle, elle nécessite de prendre le risque d’aller de l’avant, d’investir dans des savoir-faire nouveaux, d’engager des ressources dans une direction qui n’est ni balisée ni maîtrisée. Se pose alors la question essentielle de la responsabilité de l’innovation et de son management. Qui, si ce n’est le marketteur, sera tenu pour responsable final du succès ou de l’échec d’un nouveau produit ou service ?
Une vision lucide
Des dogmes à dépasser
Dogme d’une opposition systématique entre le marketing stratégique et le marketing opérationnel : en quoi les études de marché seraient-elles incompatibles avec des tests d’offres nouvelles sur un échantillon choisi de clients ? Dogme de l’opposition entre un modèle cartésien et un modèle pragmatique de conception des produits : pourquoi l’instinct serait-il incompatible avec la rigueur mathématique et statistique lorsqu’il s’agit de faire des bonds dans l’inconnu ? Dogme d’une opposition entre créativité et rentabilité.
Cette responsabilité impose de pouvoir développer un nouveau concept jusqu’à sa mise en oeuvre, mais aussi de pouvoir prendre la décision d’arrêter le développement avant la mise sur le marché. Arrêter un projet, ce n’est pas échouer, mais c’est exprimer une vision lucide du marché, qui évite à l’entreprise un revers cuisant auprès des consommateurs. Selon notre expérience, cette innovation responsable entraîne transparence, dialogue, respect au sein des équipes et débouche naturellement sur l’excellence opérationnelle dans le développement et la mise sur le marché de l’innovation. In fine, ces quatre dépassements n’ont qu’un but : établir le » penser autrement » qui allie créativité et rigueur.
Le plaisir d’innover
Dépasser des dogmes, c’est déjà innover
Ce qui vient d’être dit ici en matière de conception de nouveaux produits et services peut bien sûr être décliné et étendu : innovation dans les business modèles, innovation dans les organisations et les processus, innovation dans les modes de production. Innover utile et innover autrement constituent des états d’esprit individuels qui doivent être portés et supportés par le management et la culture d’entreprise. Le succès de l’innovation, au-delà des moyens investis qui doivent naturellement être à la hauteur des enjeux et des résultats espérés, dépend beaucoup au final du facteur humain et notamment de la motivation qui anime pour innover. Portés par un environnement acquis à l’innovation, les acteurs de l’innovation doivent rechercher dans l’innovation le progrès, le challenge, le succès, mais aussi l’épanouissement personnel. Car il ne faut au final jamais oublier pourquoi on innove : So don’t follow the money. Follow the excitement. People inventing the future are doing so just because it’s fun1
Savoir arrêter un projet
Arrêter un projet, ce n’est pas faillir, à condition d’apprendre pour progresser. Il faut alors dépasser la culture (d’objectif) de résultat pour une culture de responsabilité du résultat, ce qui suppose un support managérial fort qui admet le NO GO, et une capacité à résister aux pressions des objectifs, des dirigeants et des équipes projet.
1. Tim O’Reilly, conférence Web 2.0 novembre 2008.