Innover pour financer l’économie de l’hydrogène
Le financement de l’économie de l’hydrogène est l’étape de bouclage du changement de modèle énergétique auquel nous sommes confrontés, avec plus d’électricité et un réseau de gaz décarboné à reconstruire, pour compléter et progressivement remplacer les énergies liquides fossiles existantes. Son déploiement, massif, sera long et passera par des étapes intermédiaires structurantes dans la décennie, mais il sera l’un des meilleurs indicateurs d’une bascule irréversible vers un modèle productif durable, qui renforcera nos outils de souveraineté.
Les bascules à opérer pour atteindre l’Accord de Paris sont d’une ampleur inédite et nécessitent une coopération sans précédent des systèmes politique, économique et financier, ainsi qu’une acceptation sociétale de la transition énergétique. La dernière étude chiffrée de la transition publiée par Bloomberg indique que les investissements mondiaux dans la transition énergétique ont atteint 1 800 milliards de dollars en 2023, soit une hausse de 17 % par rapport à 2022, établissant ainsi un nouveau record malgré le contexte de multicrises, d’inflation et de taux d’intérêt élevés. Selon l’étude, les investissements dans la transition énergétique devraient s’élever en moyenne à 4 800 milliards de dollars par an entre 2024 et 2030. Ce qui représente près de trois fois l’investissement total observé en 2023.
Des besoins financiers majeurs
Dans ce contexte, l’hydrogène décarboné s’impose comme un vecteur énergétique majeur, aux côtés de l’électron, pour atteindre des objectifs qui sont désormais rehaussés à la hauteur des enjeux et des menaces que représente le changement climatique. Nous constatons d’une part la prise en compte désormais consensuelle de la place que devra occuper l’économie de l’hydrogène dans un modèle productif décarboné. Celle-ci oscille entre 10 et 15 %, avec des segments prioritaires identifiés, comme la décarbonation des industries lourdes et les applications de mobilité (terrestre, maritime, aviation).
D’autre part, nous observons les progrès de l’ensemble des acteurs de la filière pour déployer des technologies plus fiables, plus efficaces et plus compétitives permettant de produire, stocker, distribuer et utiliser de l’hydrogène ou ses dérivés (de l’ammoniac aux SAF, carburants durables d’aviation, en passant par le méthanol ou encore le gaz de synthèse).
Plus de 1 400 projets sont ainsi annoncés, représentant plus de 500 milliards de dollars d’investissement. L’ensemble des besoins d’investissement pour établir une économie de l’hydrogène au service de la transition, depuis les bases d’énergie bas carbone (renouvelable ou nucléaire), ou encore en y incluant les investissements dans les technologies et projets de capture et stockage de carbone (CCS ou carbon capture and storage) pour lesquels la France est motrice, représentent un besoin de plusieurs dizaines de trillions de dollars sur les décennies à venir.
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Accélérer les décisions finales
Tout cela semble très prometteur, mais seuls 7 % des plus de 1 400 projets hydrogène annoncés dans le monde sont actuellement en phase de construction ou d’opération. 7 % c’est peu. Ce chiffre est à mettre en rapport avec la dynamique de soutien qui s’instaure dans les différentes géographies.
En parallèle, les programmes de soutien au déploiement de cette industrie, qui couvrent tous les segments industriels en usage et de nombreux secteurs manufacturiers en production, se sont multipliés en Europe, aux États-Unis, au Japon, en Corée, en Chine, en Australie et dans les pays d’Amérique latine et du Moyen-Orient, avec des modalités variant selon les cultures, les politiques de soutien aux investissements, les programmes pluriannuels de soutien à la demande ou à l’offre, ainsi que par les crédits d’impôt chers au législateur américain dans le cadre de l’Inflation Reduction Act.
Las, ces programmes, qui pourraient débloquer eux-mêmes plusieurs centaines de milliards de projets potentiels, sont longs à mettre en œuvre, d’autant que la plupart sont encore en gestation et ne parviennent pas à débloquer le taux de FID (décision finale d’investissement) par projet pour l’amener autour des 30 % requis.
Quels sont les freins ?
Ils sont assez peu technologiques, quoi qu’en disent ceux qui souhaitent ralentir ou décrédibiliser la filière. Le passage à l’échelle des grands projets de production d’hydrogène vert dans le monde se confrontera au risque de dérives sur les investissements, les performances et la fiabilité des premiers projets. Cela ne diffère en rien de ce que toutes les grandes filières énergétiques de ces dernières décennies ont vécu, du GNL à la batterie en passant par le nucléaire et l’ensemble des technologies renouvelables.
“Les freins sont assez peu technologiques.”
Pour autant, il n’y a pas de fatalité : bien au contraire, l’expérience a montré que les technologies résolvaient ces risques à mesure de leur maturation et de leur passage à l’échelle. En ce qui concerne les usages est exceptionnelle la rapidité avec laquelle les performances des piles à combustible – en poids, en volume, en fiabilité d’usage dans les véhicules qui sont en circulation, en durabilité – ont rejoint ce qui se fait de mieux dans l’électrique à batterie. Ces performances se rapprochent déjà des références des motorisations thermiques et montrent le potentiel encore considérable de progrès de cette technologie.
Question de sécurité ?
La sécurité et plus généralement l’acceptation sociétale de l’hydrogène constituent-ils un frein ? Nul ne peut se prémunir absolument contre les risques que posent toutes les formes d’énergie sauf à ne pas les utiliser du tout, surtout quand ces énergies sont nouvelles et amenées à circuler et à être manipulées d’une manière ou d’une autre par le plus grand nombre, des sites industriels à nos rues et nos habitations. À ce titre, les risques en termes de sécurité de l’hydrogène ne sont pas en soi plus considérables que ceux que posèrent en son temps le développement des usages du gaz, puis des moteurs à explosion, et enfin les motorisations électriques actuelles.
Question de coût
Le coût est le principal frein à l’usage massif de cette technologie. L’hydrogène est une énergie secondaire qui nécessite donc un coût d’extraction, lequel rend son prix au mégawattheure, quelles que soient les méthodes, supérieur au prix du gaz naturel ou du vecteur énergétique primaire dont il est issu.
Il peut se trouver des moments rares pendant lesquels l’hydrogène fabriqué à base d’électrolyse de l’eau, pourtant de manière moins efficace, se retrouve moins cher que l’hydrogène gris de base fossile, mais cela se produit sous l’effet davantage des approches de valeur d’usage ou d’échange (donc du rôle du marché), que des règles de la thermodynamique. C’est bien aussi cela qui notifie les changements de paradigme et de valeur qui sont attendus par la société et le régulateur, et qui doit déboucher sur une évolution du marché : le prix du CO2, son coût, qui vient introduire un biais de valeur rendant demain l’hydrogène « propre » plus compétitif que « l’hydrogène carboné ».
Ainsi aujourd’hui l’hydrogène vert, produit à partir d’énergie renouvelable ou encore d’énergie nucléaire, sort entre deux et trois fois plus cher que le gris. Pourquoi donc le produire s’il n’est pas possible de le monétiser en aval ? Comment convaincre les consommateurs, industriels et constructeurs d’automobiles, pour ce qui est de la mobilité, de faire évoluer les usages vers l’hydrogène vert ?
« Verdir » les règles du jeu
Le problème du financement est d’abord un problème de règles du jeu et donc aussi de réglementation. Tant que l’usage de procédés bas carbone n’est pas favorisé par les réglementations (ou son non-usage pénalisé), nul acteur, aussi mobilisé soit-il pour le bien commun, n’a d’intérêt à se procurer de l’hydrogène propre ou vert pour remplacer son hydrogène carboné ou pour remplacer d’autres carburants moins chers.
Le premier outil de financement des projets hydrogène est donc la réglementation et son déploiement. L’année 2024 verra en principe de nombreux projets démarrer leur phase de construction grâce à l’achèvement du paquet réglementaire européen, certes complexe mais structurant, qui impose progressivement aux secteurs industriels lourds, à celui des transports et de l’énergie, de décarboner leurs processus, avec des quotas d’usage d’hydrogène décarboné fixés et des déploiements de carburants de substitution pour des segments tels que la marine ou l’aviation. Cependant cet outil ne suffit pas, notamment pour protéger les industries en compétition mondiale d’une réglementation trop coûteuse.
Dans ce contexte, l’Europe a mis en place des outils tels que le CBAM (Carbon Border Adjustment Mechanism ou mécanisme d’ajustement carbone aux frontières) pour protéger les secteurs intensifs en énergie de l’import de produits carbonés compétitifs, ou encore elle a déployé un certain nombre d’outils de financement des équipementiers et des projets d’infrastructure pour accompagner les progrès de la filière ; mais cela comporte plusieurs limites.
L’acceptation du temps long
Les attentes qui pèsent sur la filière sont lourdes : on attend de l’hydrogène qu’il accomplisse en dix ans (20 exajoules, EJ, de contribution énergétique dans une première étape), ce que le GNL a accompli en 40 ans, quand en 50 ans le nucléaire a réussi à en accomplir la moitié !
Il ne faut donc pas attendre des révolutions énergétiques à venir qu’elles soient forcément plus rapides. Le renouvelable lui-même a atteint 6 EJ en trente ans et croît maintenant au rythme de plus de 2 EJ par an, avec l’ambition d’atteindre les 4,5 EJ par an. Cette dynamique ne se poursuivra que si les déploiements sont massifs et rapides. Cela nécessite des déploiements notamment dans des espaces vierges de conflits d’usage de sol avec les bons gisements de potentiels solaires et éoliens combinés, si les taux d’intérêt dans ces zones sont suffisamment faibles (ou bonifiés par l’intervention des banques multilatérales de développement) pour permettre des déploiements compétitifs.
Il est donc ici question de mettre en œuvre, par une mécanique financière publique, une diplomatie ciblée et par des programmes financiers dédiés des plans de déploiements massifs sur les secteurs clés stratégiques. Pour l’Europe particulièrement, qui restera en partie dépendante pour son énergie, cela nécessite de rapidement fixer les grands partenariats énergétiques de demain, en son Sud notamment avec les outils de financement multilatéraux qui conviennent. Cela vaudra aussi pour l’Asie du Nord-Est.
Les fonds souverains et autres agences multilatérales de développement doivent voir dans ce contexte leurs missions réorientées clairement vers les financements de ces programmes d’infrastructure centraux, pour l’approvisionnement des énergies propres sur les continents en déficit, et la construction des nouvelles infrastructures de production, transport et distribution qui permettront cet essor. Cela, évidemment, ne prendra pas deux ans.
Une situation macroéconomique et géopolitique très adverse
On ne peut pas demander à un investisseur, aussi motivé soit-il, d’avancer sur une industrie nouvelle plus coûteuse dans un contexte d’incertitude géopolitique qui pèse sur les prix de l’énergie et en pleine hausse des taux d’intérêt, quand ces industries du futur sont essentiellement des industries ultra-intensives en capitaux. C’est le cas du renouvelable et de l’hydrogène, et d’autres dérivés à base de renouvelable.
“Favoriser le déploiement de crédits vers les actifs visés par la taxonomie du climat.”
Il convient donc de développer des mécanismes de financement qui actent la dualité de l’économie du présent et du futur en favorisant le déploiement de crédits vers les actifs visés par la taxonomie du climat. Cette politique de taux accommodante peut être favorisée par les banques centrales ou les États, avec des stratégies de refinancement des banques centrales ou d’abondement des États sur les taux d’intérêt des crédits mis en œuvre pour la transition énergétique. Cela favoriserait aussi les programmes nucléaires.
La discipline du marché
Il reste à achever la convergence des coûts, ce qui suppose de « bridger » les opex (operational expenditure ou dépenses d’exploitation). La hausse des taux directeurs et l’inflation n’ont pas servi la discipline du marché et ont au contraire alimenté une dérive des coûts à contretemps. Cette dérive résulte aussi en partie d’une politique d’aide trop ciblée sur les capex (capital expenditure ou dépenses d’investissement de capital) et pas assez sur des logiques de différentiels de coûts pluriannuels entre les prix de l’hydrogène fossile et les solutions décarbonées.
Il est essentiel que les plans de soutien soient conditionnés à l’atteinte de coûts et de prix cibles sur les éléments de la chaîne de valeur, et qu’ils donnent une prime aux premiers entrants à l’échelle. Dans ce contexte, les mécanismes mis en place par H2Global en Allemagne ou la Banque européenne de l’hydrogène, et considérés sous forme de CFD (contracts for difference) en France, répondent assez clairement à l’objectif. Pas forcément au quantum, puisque la Banque de l’hydrogène devrait probablement à terme faire une taille 10 à 20 fois supérieure à son enveloppe actuelle et voir éventuellement son scope de soutien aller bien au-delà de l’hydrogène.
Un objectif pour la COP
Les approches ne fonctionnent que si la communauté internationale prend quelques initiatives claires pour signaler au marché que l’avenir est propre ou qu’il ne l’est pas, en ce qui concerne l’hydrogène. Actuellement la croissance de la demande en hydrogène, qui a crû de plusieurs millions de tonnes par an sur les dernières années (on estime que la demande est passée depuis 2020 de 90 à 95 Mt, essentiellement pour les besoins usuels du marché), continue d’être assurée par des actifs fonctionnant aux énergies fossiles, ce qui n’a pas de sens climatique.
À défaut de vite décarboner l’existant, il est nécessaire de s’accorder sur une exigence pour les besoins futurs ; ces déploiements d’actifs viennent en marge sur des sites existants, ne sont pas ou peu sujets à des questions de délocalisation, sont essentiellement intensifs en capitaux et donc leur répartition ne sera pas forcément affectée lourdement par un accord international sur le développement d’une offre bas carbone. Cela devrait être un des objectifs de la prochaine COP.
Le déploiement coordonné des infrastructures
Enfin, du côté des déploiements d’infrastructure, nous sommes dans le domaine de la distribution et du transport, jusqu’au réseau de stations, terminaux d’imports et réseau de connections, notamment en Europe, dans une dynamique de concession ou de régulation qui doit garantir aux opérateurs des soutiens de type capacitaire permettant aux investisseurs et opérateurs de s’engager sur la mise en œuvre des projets.
Les contrats de PPP (partenariat public-privé) sur le déploiement des réseaux minimums européens de stations seront le seul moyen de sortir du dilemme de la poule et de l’œuf, sous réserve que des engagements des équipementiers soient aussi obtenus pour financer ou contribuer à charger rapidement les infrastructures ainsi déployées. L’accès à l’énergie et la souveraineté énergétique constituent ainsi des notions à revisiter sous l’angle de la gestion des actifs d’accès à nos frontières (dont des tiers hostiles peuvent se saisir) et de limitation de nos dépendances sur un vecteur. Il s’agit ainsi d’avoir un marché mondial ouvert et liquide de l’énergie décarbonée, bien plus que de produire en autarcie notre énergie (ce qui de toute façon n’est pas possible, ou alors à un coût très suboptimal). L’hydrogène est la clé pour cela, notamment en raison de sa versatilité d’usage.