Innover pour réussir le mariage entre agriculture et environnement
Nourrir neuf milliards d’habitants tout en respectant la planète constitue un formidable défi. La recherche agronomique doit proposer des systèmes agricoles divers, à hautes performances environnementale et économique. Les perspectives offertes par l’agroécologie et la biologie sont parmi les plus prometteuses.
REPÈRES
À partir des données actuelles de population et des dynamiques connues sur la natalité, les démographes estiment que la population mondiale à l’horizon 2050 pourrait atteindre entre 7 et 11 milliards d’habitants. Une telle augmentation démographique est inédite : nous avons mis des dizaines de siècles pour être 3 milliards, quarante ans pour être 6 milliards et nous mettrons probablement moins de temps pour atteindre 9 milliards d’habitants. Cette évolution s’accompagne d’un mouvement d’urbanisation sans précédent dans l’histoire de l’humanité : pour la première fois en 2008, le nombre d’habitants dans les villes a dépassé le nombre d’habitants dans les zones rurales. Elle se conjugue également avec une transition alimentaire : dans les sociétés où le pouvoir d’achat augmente, les régimes alimentaires évoluent avec notamment une consommation de produits d’origine animale qui s’accroît pour se tasser ensuite.
Neuf milliards d’habitants en 2050 ? Alors que nous étions 3 milliards sur la planète en 1960 et 6 milliards en 2000. Jamais la pression n’aura été aussi forte dans l’histoire humaine. Jamais la planète n’aura été autant sollicitée. Rappelons-en quelques traits marquants.
Le premier est une croissance démographique, qui se ralentit avec le développement mais est accompagnée alors d’une évolution profonde des modes de vie et de consommation.
Une demande alimentaire et non alimentaire croissante
À cela s’ajoute l’augmentation d’une demande non alimentaire adressée à la production de plantes considérées alors comme une source en carbone renouvelable. Différents facteurs y contribuent : une augmentation de la demande en mobilité dans les sociétés qui deviennent plus riches, la raréfaction ou le renchérissement des ressources fossiles, la demande de substitution de produits issus des ressources fossiles par des produits renouvelables et moins polluants.
Jamais la planète n’aura été autant sollicitée
Ainsi, au-delà des carburants d’origine agricole, les plastiques végétaux, les produits chimiques biosourcés se développeront progressivement. Il faut rester attentif à leur bilan écologique global. Le deuxième trait est le changement climatique : si les travaux de recherche continuent pour mieux comprendre et prévoir ce changement global, il semble désormais acquis que des actions même drastiques dans les années à venir ne suffiront pas à empêcher un réchauffement moyen de 2 °C ou plus d’ici la fin du siècle. L’enjeu est désormais de contenir et de s’adapter au changement climatique. L’agriculture est tout particulièrement concernée, contribuant directement pour 14% des émissions mondiales de gaz à effet de serre et globalement pour 33% si l’on tient compte des changements d’affectation des sols, et subissant au premier chef les effets de ce changement global.
Des effets climatiques visibles
Des signes du changement
En France, depuis les années soixante-dix, les vendanges ont été avancées bon an mal an de trois semaines et la maturation des grains s’est traduite par une augmentation de la teneur en alcool dans les vins (+2 °C environ pour les vins d’Alsace par exemple). Le changement climatique est également à l’origine d’une extension de l’aire de répartition de certains ravageurs comme la chenille processionnaire du pin, d’une augmentation du nombre ou de la diversité au sein de certaines populations d’insectes, ou encore d’un accroissement de 30 à 40% de la productivité forestière.
Ces effets sont d’ores et déjà observables : par exemple, dans l’hémisphère nord, les scientifiques ont mis en évidence une avancée généralisée du printemps et un allongement de la saison de végétation, depuis une cinquantaine d’années. Ce réchauffement climatique n’aura pas des effets négatifs partout, dans les zones septentrionales en particulier il améliorera les conditions de production mais il suppose dans tous les cas de s’y adapter, par exemple à travers une sélection des variétés végétales plus résistantes à la sécheresse ou aux pluies abondantes, tout en poursuivant les efforts d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre.
Ressources dégradées
Menaces sur la biodiversité
Au niveau national, les connaissances scientifiques disponibles, analysées dans le cadre de l’expertise scientifique collective sur Agriculture et biodiversité, montrent qu’il y a eu une diminution de la biodiversité dans les espaces agricoles en France depuis une cinquantaine d’années. À l’échelle de la planète, la biodiversité décroît à un rythme 1000 fois plus rapide que le rythme naturel observé depuis cent millions d’années, même si l’agriculture est également source potentielle de biodiversité ou facteur d’épuration de l’eau qui s’infiltre.
Troisième facteur, une dégradation des ressources naturelles : les ressources naturelles, pour la plupart essentielles à l’activité agricole, se dégradent à l’échelle de la planète, perte de biodiversité, baisse de fertilité des sols, dégradation quantitative ou qualitative des ressources en eau. Enfin, une mondialisation des échanges et des risques : la circulation de personnes et de biens a crû considérablement depuis 1950. Elle entraîne une circulation plus rapide des pathogènes et une augmentation exponentielle des invasions biologiques. Cette mondialisation concerne également les flux financiers et les flux d’information, qui rendent les économies de chaque pays plus sensibles aux événements qui ont lieu dans d’autres parties du monde.
L’enjeu est désormais de contenir et de s’adapter au changement climatique
Ce panorama des tendances lourdes au niveau mondial montre un appel fort à la production agricole à l’horizon 2050 dans un contexte de changement et d’incertitude, qui peut être source de tension mais également de réconciliation entre agriculture et environnement. Conservation ou gestion de l’environnement ? Cette question a été explorée dans le cadre de la prospective Agrimonde sur l’avenir du système agricole et alimentaire mondial à l’horizon 2050, menée conjointement par l’INRA et le CIRAD. Celle-là a comparé un scénario d’évolution tendancielle à un scénario construit en fonction d’un objectif de durabilité en 2050.
Invasions biologiques
L’analyse de 1300 publications conduite par des scientifiques de l’INRA a montré que les invasions biologiques de vertébrés ont augmenté très récemment : de moins d’une invasion par siècle sur 25 siècles observés, à 132 au cours des soixante dernières années.
Atténuer les tensions futures entre ressources et besoins
Cette réflexion prospective met tout d’abord en évidence l’enjeu d’une évolution des modes de consommation alimentaire, pour atténuer les tensions futures entre ressources et besoins, et pour favoriser une répartition plus équitable des disponibilités alimentaires.
Aujourd’hui la faim touche un milliard de personnes alors même que la production agricole de la planète est en quantité globale suffisante pour alimenter correctement tous ses habitants.
Agrimonde éclaire les enjeux d’une évolution des modes de consommation au sens large (diminution des pertes et gaspillages, infléchissement de la tendance à augmenter la part de produits animaux lorsque le pouvoir d’achat s’améliore) : alors que le scénario de prolongation des tendances actuelles de consommation appelle à un quasi-doublement de la production agricole au niveau mondial entre 2000 et 2050, le scénario construit sur une hypothèse de convergence des disponibilités alimentaires à 3000 kcal/jour/hab (dont 500 kcal issues de produits animaux) suppose une augmentation de la production agricole d’environ un tiers.
Ces scénarios ne visent ni à prédire ni à prescrire des modes de consommation, mais ils nous aident à réfléchir sur leurs effets. Ils nous invitent à inscrire les relations agriculture-environnement dans un modèle durable.
Produire plus et mieux
Gaspillages alimentaires
Les disponibilités alimentaires sont très mal réparties (de 2400 kcal/jour/hab en Afrique subsaharienne à 4000 kcal/jour/hab dans les pays de l’OCDE) ; elles sont obérées par des pertes et gaspillages, qui représentent 30 à 50% de la production (essentiellement dans les champs et au niveau du stockage dans les pays pauvres, et au niveau de la distribution et chez le consommateur dans les pays riches); et elles sont parfois mal utilisées si l’on considère le nombre de personnes obèses ou en surpoids, qui pourrait atteindre 2,3milliards de personnes en 2015 d’après l’OMS.
De fait, l’agriculture devra produire plus pour répondre à une demande croissante et diversifiée, et mieux à travers des pratiques agricoles économes en intrants et respectueuses des ressources naturelles, tout en faisant face à un environnement incertain. Pour répondre à ce défi, le premier facteur sera l’augmentation du rendement par unité de surface.
L’accessibilité aux terres fertiles est le deuxième facteur potentiel d’augmentation de la production. Des » réserves foncières » existent mais sont inégalement réparties. Quasi inexistantes en Chine, en Asie du Sud, au Proche et au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, elles sont nettement plus importantes en Amérique latine, dans certaines parties de l’Europe (Ukraine, Russie) et en Afrique subsaharienne mais, dans ce dernier cas, leur mise en culture se heurte à de nombreux obstacles techniques, économiques et politiques.
Frontières agraires
Rendements croissants
De 1961 à 2003, la surface utilisée pour nourrir un homme a pu être divisée par deux, passant de 0,45 à 0,25 hectare. Cette intensification de la production agricole a concerné toutes les zones du monde. Mais les écarts de productivité à l’hectare entre les extrêmes (en bas de l’échelle l’Afrique subsaharienne ; en haut, les pays asiatiques et les pays développés) se sont accrus : de 1 à 2 en 1961, ils sont passés de 1 à 3,4 en 2003.
La réflexion prospective Agrimonde, explorant des évolutions possibles pour les surfaces et les rendements agricoles, remet à l’ordre du jour, de façon renouvelée, la question de la frontière agraire et son implication pour les relations entre agriculture et environnement : cette frontière n’est plus seulement celle de la défriche et de la mise en culture de » terres vierges « , mais également celle du développement urbain et des infrastructures, et celle qui se dessine au sein même du monde agricole, entre des conceptions très différentes des pratiques de culture et de l’élevage.
La production agricole est à ce jour suffisante pour alimenter tous les habitants de la planète
Schématiquement, on peut distinguer un modèle « ségrégationniste », séparant ce qui peut être cultivé, de ce qui ne doit pas l’être du point de vue de la protection de l’environnement, et un modèle « intégrationniste » combinant les fonctions écologiques et productives des agroécosystèmes sur un même territoire. Le modèle ségrégationniste conduirait soit à protéger soit à défricher et mettre en culture les espaces occupés par les forêts en Amérique latine, alors que le modèle intégrationniste inviterait à développer différents modèles de production agroforestiers.
Éclairer les choix
La recherche agronomique n’a pas vocation à préconiser l’un ou l’autre de ces modèles, qui relèvent in fine de choix de société et qui probablement se combineront à différentes échelles spatiales et en fonction de contextes socioéconomiques et culturels variés. Elle doit apporter les connaissances et les outils nécessaires à l’innovation, essentielle pour produire plus et mieux, qu’elle soit progressive ou de rupture, technologique ou organisationnelle. Dans cette perspective, agroécologie et biologie intégrative sont mobilisées.
L’agroécologie est un champ de recherche émergent, au croisement de l’écologie et de l’agronomie. Les scientifiques de ces deux disciplines ont longtemps travaillé séparément, les écologues se penchant sur une nature sauvage considérée en état d’équilibre et les agronomes s’intéressant à la diversité des ressources génétiques pour les espèces domestiquées, ou aux flux de matière et d’énergie au sein des espaces cultivés.
Des » réserves foncières » existent mais sont inégalement réparties
Cette dynamique ouvre de nouvelles et passionnantes perspectives. Elle met en évidence la complexité des processus : relations entre essences forestières et communauté microbienne du sol, coévolution des pathogènes, insectes et plantes, relations entre pratiques culturales et mauvaises herbes, etc.
Elle montre l’intérêt d’élargir les échelles d’observation et de compréhension de ce fonctionnement : les échelles de temps, en inscrivant l’état d’un écosystème et les effets des perturbations dans une perspective historique, et les échelles d’espace en allant, au-delà de l’échelle de la parcelle, à celle du bassin versant ou de la région, voire aux grands cycles de la planète.
Révolution en biologie
Rapprocher écologie et agronomie
Aujourd’hui la biodiversité est largement reconnue comme un processus dynamique influencé par les activités humaines, notamment par l’agriculture qui modèle une large partie de notre territoire. Réciproquement, l’agriculture et la sylviculture sont désormais traitées comme parties intégrantes d’un écosystème dont il est nécessaire de mieux connaître la biodiversité et la dynamique à différentes échelles, afin de mieux gérer le système de production. C’est ainsi que les écologues et les agronomes sont amenés à travailler ensemble.
Les outils actuels de la biologie offrent une capacité nouvelle à décrire et comprendre le fonctionnement des écosystèmes : c’est ainsi grâce à l’outil de la métagénomique (génomique à l’échelle d’une population et non d’un individu) que l’effet des essences forestières sur la communauté microbienne du sol a été mis en évidence.
La conjonction de trois évolutions majeures -
• l’accroissement des capacités d’investigation depuis le niveau moléculaire jusqu’à celui de l’organisme vivant, voire à celui des populations ;
• l’augmentation formidable du débit d’acquisition des données sur les génomes ;
• les capacités offertes par l’essor des sciences et technologies numériques
– induit en effet des bouleversements considérables en biologie. Elle permet d’envisager la compréhension et la modélisation de systèmes complexes en prenant en compte simultanément différentes échelles : gènes, physiologie des individus, interactions trophiques, flux de matière à l’échelle d’un territoire. Elle déplace les enjeux cognitifs, méthodologiques ou organisationnels, et accroît fortement le besoin de compétences formelles pour la gestion et l’analyse des données, comme pour la modélisation.
L’agroécologie est un champ de recherche émergent
Ces évolutions concernent l’INRA, mais également toute la communauté scientifique : elles ouvrent la perspective d’une meilleure compréhension des phénomènes dans les systèmes vivants mais aussi dans leurs interactions avec les milieux.
L’agriculture, plus que jamais, est un atout à cultiver
Ainsi des inventions ou des innovations récentes illustrent des voies d’avenir possibles : des facteurs qui permettent une meilleure absorption de l’azote de l’air par les plantes, diminuant d’autant les besoins d’apports externes d’engrais, des méthodes d’identification des gènes des animaux qui évitent de tester les performances de leur descendance sur plusieurs années, des pratiques forestières mieux adaptées au climat plus irrégulier à venir, des modalités économiques favorisant une meilleure utilisation de l’eau. L’agriculture, plus que jamais, est un atout à cultiver.
Prospective Agrimonde (INRA-CIRAD)
Expertise scientifique collective » Agriculture et biodiversité, valoriser les synergies » (INRA)
Programme » Écologie pour la gestion des écosystèmes et de leurs ressources » (INRA-CNRS)
La mise en débat des futures priorités scientifiques de l’INRA