Inquiétudes
À la fin de Théorème, le film de Pasolini, un des personnages principaux, après s’être dévêtu dans une gare pleine de monde, part le long des voies et marche, seul et nu, dans un désert de laves fumantes sur le flanc d’un volcan. Le thème du vide et de la solitude, qui remonte bien en deçà de Pascal, et qui est sans doute à l’origine de tout sentiment métaphysique et religieux, est récurrent dans la pensée moderne, et il imprègne tout un mouvement de la musique contemporaine.
Philip Glass, Arvo Pärt
C’est clairement dans cet esprit que s’inscrit la musique de Philip Glass, compositeur culte pour certains, maître de la musique répétitive et minimaliste. Ce parti pris peut provoquer, selon l’auditeur et les conditions dans lesquelles il se trouve, l’exaspération ou un état voisin de l’hypnose. La musique qu’il a écrite pour le film Naqoyqatsi de Godfrey Reggio – film consacré à la “ violence civilisée ”, c’est-àdire la transformation forcée des cultures des pays du Sud par le contact avec le monde industrialisé – et qui vient d’être publiée en CD1 mérite que l’on s’y arrête. Onze pièces aux titres abscons – Primauté du nombre, Religion, Nouveau Monde, Temps intensif, etc. – , tonales, mettent en jeu un ensemble instrumental tout à fait classique, sans aucune électronique, des voix, et un violoncelle solo joué par Yo-Yo Ma. On ne saurait reprocher à cette musique sa monotonie – thèmes et harmonies simplissimes, répétitions systématiques, – puisque c’est sur ce principe qu’elle est bâtie, et il y a d’intéressantes recherches de timbres. Seul un essai vous permettra de déterminer si vous êtes du côté des séduits ou des dubitatifs…
L’Estonien Arvo Pärt est un compositeur pour happy (ou plutôt sad) few, lui aussi l’objet d’un culte. Un disque récent permet de s’initier à sa musique avec sept pièces pour orchestre jouées par l’Orchestre symphonique national d’Estonie : Summa, Trigagion, Fratres, Le Chant de Silouan, Festina Lente, Cantus à la mémoire de Benjamin Britten, et la 3e Symphonie2. Tempos lents, mode mineur : il y a dans cette musique tonale et constamment sombre des réminiscences évidentes de Samuel Barber. Mais surtout, les cordes sonnent magnifiquement. Si, en musique, l’inquiétude métaphysique insistante ne vous rebute pas, et si vous ne connaissez pas Pärt, ce disque est une excellente introduction.
Claudio Arrau
Claudio Arrau aurait eu 100 ans cette année, et cet anniversaire est une excellente occasion de redécouvrir ce pianiste un peu secret, dont les interprétations vont bien au-delà de celle, légendaire, du 4e Concerto de Beethoven. Sous le titre Appassionata (celui d’un livre que lui consacre André Tubeuf) tout d’abord est publiée une anthologie qui permet de se faire une idée de son style très personnel3 : Beethoven, Debussy, Schumann, Bach, Chopin, Mozart, Schubert, Brahms, Liszt.
Arrau était de la race de ces pianistes austères, comme Richter, qui cultivent avant tout la sobriété et le respect du texte. À cet égard, l’Arietta de l’Opus 111 de Beethoven, l’Adagio de la Sonate en fa majeur de Mozart, la Gigue de la Partita n° 1 de Bach (jouée beaucoup plus lente que la tradition le veut) sont exemplaires. On regrettera simplement ces mouvements isolés, mais c’est la loi du genre pour un disque d’anthologie.
C’est dans Liszt qu’Arrau reste inégalé. Un coffret de six CD présente un ensemble de pièces qui parcourent toute l’œuvre de Liszt : les deux Concertos (avec le London Symphony, dir. Colin Davis), deux versions de la Sonate en si mineur (1970 et 1985), les douze Études d’exécution transcendante, huit Paraphrases sur des opéras de Verdi, des Études de concert, Funérailles, six extraits des Années de pèlerinage, et des pièces moins connues, comme Six chants polonais de Frédéric Chopin et Bénédiction de Dieu dans la solitude4. La technique est parfaite (ce qui est une condition nécessaire pour jouer Liszt), mais elle se fait oublier ; c’est-à-dire que ce n’est jamais clinquant, contrairement à d’autres pianistes célèbres. On découvre ainsi un Liszt non virtuose mais créateur d’avant-garde, qui annonce Bartok et Prokofiev, et dont le propos, rien moins que mondain, est empreint de cette inquiétude douloureuse sans laquelle, en définitive, il n’est pas de véritable œuvre d’art.
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1. 1 CD SONY SK 87709.
2. 1 CD VIRGIN 5 45501 2.
3. 2 CD PHILIPS 473742–2.
4. 6 CD PHILIPS 473775–2.