Instruments
La musique est immatérielle, mais elle ne peut exister que par les mains, les doigts, la bouche, le souffle des musiciens, et par les instruments qu’ils actionnent.
De même que nous ne pouvons dissocier, comme aimeraient le croire certains, notre âme de notre corps, nous ne pouvons séparer la musique des gestes humains et des instruments qui la produisent ; tout comme la jouissance que nous éprouvons à la dégustation d’un mets est inséparable du cuisinier qui l’a apprêté, des produits qu’il a travaillés et même des ustensiles qu’il a utilisés.
Aussi, contrairement à ce qu’écrit Pascal Quignard, les instruments de musique ne sont pas des accessoires mais des acteurs essentiels, comme en témoignent les trois enregistrements qui suivent.
Trois pianos
Pierre Bouyer avait déjà, on s’en souvient, enregistré de Schumann les Kreisleriana et la Fantaisie opus 17 sur trois pianos de trois époques : un Érard de 1837, un Streicher de 1856, enfin un Fazioli de 1995.
Il avait ainsi mis en évidence les diversités fondamentales de timbres et de possibilités de jeu entre les trois instruments, ainsi que les légères différences d’interprétation auxquelles ils conduisent volens nolens.
Il récidive avec les Études symphoniques opus 13, enregistrées successivement sur les trois mêmes pianos, en trois disques réunis, comme précédemment, dans un coffret métallique et accompagnés d’un épais livret de réflexions où l’interprète explique pièce par pièce – ce qui est rarissime – les problèmes d’interprétation et les choix qu’il a faits et, in fine, commente une abondante discographie de cette œuvre, de Cortot à Kissin1.
Nous ne redirons pas ce qui caractérise les trois instruments, et l’évolution des techniques au cours du temps dont ils témoignent. Dans ce nouvel enregistrement, Pierre Bouyer a, en outre, fait appel dans chacun des trois disques à des éditions successives des Études symphoniques, qui sont en réalité des variations sur un thème, et dont Schumann a, au fil du temps, écarté ou repris certaines.
Les pianos-forte anciens sont, nous l’avions noté, plus riches en harmoniques que le Fazioli moderne dans le medium et les aigus. Mais ce qui apparaît comme une évidence à l’écoute de ce nouvel enregistrement, c’est que le piano d’aujourd’hui, au timbre duquel nous sommes habitués – et l’extraordinaire Fazioli est le plus abouti des pianos modernes – est plus clair que les deux autres, sans doute parce que la richesse des harmoniques du Streicher, en particulier, laisse à notre oreille une impression de confusion : le son, en quelque sorte, est trop riche.
Comme avec le passage du microsillon au CD et, pire encore, du CD au MP3, qui élaguent des harmoniques, le monde de la musique semble évoluer inexorablement de la complexité vers la simplicité, de l’opulence de la chair vers la sécheresse du squelette.
Au fond, l’exercice des trois pianos va bien au-delà de la comparaison des instruments : n’est-ce pas l’évolution de l’art et même celle de la société qui sont en jeu ?
Deux flûtes, deux époques
Le grand flûtiste marseillais Jean-Pierre Rampal devait, disait-on, le son chaud et velouté de ses interprétations à sa flûte réputée être en or massif.
On ne sait pas ce qu’il en est de la flûte d’Emmanuel Pahud, premier flûtiste du Philharmonique de Berlin (entre autres), mais les quatre concertos que rassemble son dernier album sous le titre Révolution2 révèlent une couleur visible et un son charnel, presque palpable, qui ne le cèdent en rien à ceux du légendaire Rampal.
Il s’agit de concertos écrits par des compositeurs français – ou établis en France – à l’époque de la Révolution française, et dont l’enregistrement est une révélation : le 7e Concerto de François Devienne, brillant, virtuose, riche de mélodies, très mozartien ; le 1er Concerto de Luigi Gianella, tour à tour vif et nostalgique ; le Concerto en sol majeur de Gluck, classique et lumineux ; enfin, le Concerto en ut majeur d’Ignaz Pleyel – le futur facteur de pianos –, lyrique, éblouissant.
Emmanuel Pahud, accompagné par l’Orchestre de chambre de Bâle dirigé par Giovanni Antonini, joue ces pièces de styles très différents avec une chaleur, une élégance et aussi un brio virtuose qui semblent couler de source, comme on parle. Un grand disque.
Un siècle sépare ces concertos des pièces qu’un autre grand flûtiste français, Gabriel Fumet, vient d’enregistrer en compagnie du pianiste Erik Berchot : œuvres de Debussy, Fauré, Enesco, Roussel, Poulenc, et de compositeurs moins connus, Georges Hüe, Philippe Gaubert, Raphaël Fumet, qui marquent un autre âge d’or de la musique française3.
Il s’agit de musiques exquises et subtiles, pratiquement inconnues pour la plupart (à l’exception de la Sonate de Poulenc et du Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy), et qui évoquent irrésistiblement Proust.
Écoutez le Cantabile d’Enesco et fermez les yeux : vous êtes dans le salon d’Oriane, duchesse de Guermantes.