Intégrales
On supporterait tellement mieux nos contemporains s’ils pouvaient de temps en temps changer de museau. Mais non, le menu ne change pas. Toujours la même fricassée.
Albert Camus, Caligula
Le goût des intégrales relève, sans doute, de cette pulsion humaine qui préside à l’art de collectionner et qui fait que nous aimons ce qui constitue un tout théoriquement cohérent plutôt qu’un ensemble de choses disparates, quelque intéressante que soit chacune d’elles, prise isolément. Et puis, en nous plongeant dans une intégrale, qui nous impose une attention soutenue et nous pousse, que nous le voulions ou non, à l’introspection, nous pouvons espérer changer, pour le mieux, bien sûr…
Beethoven – Sonates par András Schiff
Tout pianiste beethovenien se doit d’enregistrer tôt ou tard l’ensemble de ses Sonates. Il s’ensuit un nombre considérable d’intégrales, dont certaines ont marqué l’histoire de l’édition discographique, notamment Artur Schnabel (1932, réédité en CD), Yves Nat, Wilhelm Kempff, Maurizio Pollini, Alfred Brendel, Daniel Barenboïm (deux versions, voir La Jaune et la Rouge, décembre 2019, « Musique en images »). András Schiff, musicien hongrois discret et l’un des très grands d’aujourd’hui, particulièrement dans Bach et Beethoven, a enregistré son intégrale non en quelques jours de studio mais au fil du temps et parfois des concerts, entre 2004 et 2007, et c’est cette intégrale qui vient d’être éditée. Cet enregistrement étalé dans le temps – comme le font les Ébène en ce moment pour les Quatuors – confère à l’interprétation une fraîcheur qui correspond bien, au fond, à la genèse de ces Sonates, composées non d’une traite mais au fil des années, de l’opus 2 à l’opus 111.
Mais au-delà de cette caractéristique rien moins qu’anecdotique, ce qui fait l’originalité et le prix de cette intégrale, c’est le parti pris d’András Schiff de bannir tout pathos, tout excès romantique et de jouer Beethoven comme du Mendelssohn ou du Mozart ou du Bach, selon les moments, avec clarté, élégance, précision, subtilité (certains passages de l’opus 109 évoquent même… la manière de Debussy). Au total, une intégrale qui plane sur les hauteurs et qui a sa place, lumineuse, parmi les plus légendaires. Le coffret comprend un 9e disque Encores after Beethoven, constitué de bis que Schiff joue souvent après des Sonates de Beethoven, comme l’extraordinaire Petite Gigue en sol majeur KV 574 de Mozart ; et aussi un livret de plus de 250 pages (en anglais et allemand) de commentaires approfondis de l’interprète sur chacune des Sonates.
8 CD + 1 ECM
Bach – Sonates et Partitas pour violon seul
Comme Le Clavier bien tempéré pour les pianistes, les Sonates et Partitas pour violon seul de Bach sont le graal des violonistes. Parmi les nombreuses intégrales enregistrées, deux font référence : celle de Nathan Milstein de 1954–1956, profonde, élevée, et celle de Menuhin adolescent, de 1934–1935, émouvante, habitée. Il y a aussi celles, plus récentes, de Gidon Kremer et d’Hilary Hahn, très belles.
Le violoniste autrichien Thomas Zehetmair, élève de Milstein, vient d’enregistrer son intégrale trente-cinq ans après une première fois, cette fois-ci sur deux violons baroques, l’un pour les Sonates, l’autre pour les Partitas. Le son chaud du violon baroque, aux harmoniques plus riches que celles du violon moderne, la légère réverbération due à l’acoustique de l’église autrichienne où l’enregistrement a été réalisé donnent à cette intégrale un parfum unique et une dimension spirituelle, presque mystique, qui distinguent radicalement cette interprétation des autres et qui mérite l’écoute.
2 CD ECM
Au total, contrairement à l’éclectisme des récitals, ces intégrales forcent l’auditeur à s’immerger dans un monde complexe et exigeant d’où il ne ressortira pas intact. Nous aider à changer : c’est le moins que l’on puisse attendre, au fond, de la musique.