Intégration verticale – Panacée stratégique ou miroir aux alouettes ?
Il est naturel pour un acteur d’une chaîne sectorielle de rêver d’une intégration :
- en amont, pour capter les marges « éhontées » dont bénéficient ses fournisseurs,
– ou en aval, pour remplacer des clients ou partenaires, capricieux et volages, par des filiales disciplinées.
Afin de convaincre les sceptiques, les grands prêtres de l’intégration verticale vous assèneront qu’elle permet d’ailleurs de « cumuler les marges… » en omettant de mentionner le cumul, pourtant tout aussi évident, des capitaux engagés.
Afin de convaincre les sceptiques, les grands prêtres de l’intégration verticale vous assèneront qu’elle permet d’ailleurs de « cumuler les marges… » en omettant de mentionner le cumul, pourtant tout aussi évident, des capitaux engagés.
De nombreuses « success stories » d’intégration verticale permettent d’étayer la pertinence de cette ambition stratégique :
- Louis Vuitton et Hermès en produits de luxe,
- Lapeyre, Kalon et Sherwin Williams en conception, production et distribution de produits pour le bâtiment,
- Marks and Spencer, Ikea et tant d’autres en développement de marque, conception et distribution de produits grand public,
- BSN passant du contenant verre, au contenu alimentaire,
- Stone Container en papier kraft et transformation (caisse carton et sac)…
Les détracteurs de l’intégration verticale pourront inversement citer des exemples de « désintégration » volontaire ayant créé de la valeur : séparation de l’amont chimique et des spécialités aval par ICI, plus récemment de l’amont papetier et de la transformation/distribution par KNP…
Telesis est largement protégé de la tentation de l’intégration verticale par la modestie de ses moyens financiers, qui ne lui permettent de s’intégrer :
- ni en amont, par une prise de contrôle de ses principaux fournisseurs, Microsoft, Apple et Air France,
- ni en aval, en lançant une OPA, même amicale, sur ses grands clients, Saint-Gobain, Pinault-Printemps Redoute, LVMH…
Nous pouvons donc, sans mérite, porter un jugement dépassionné sur ce thème éternel.
Les arguments traditionnels en faveur de l’intégration aval sont bien connus ; ils n’ont pas valeur d’évangile et des contre-exemples peuvent leur être opposés.
- L’intégration en distribution doit permettre de mieux connaître le comportement des consommateurs finaux, souvent opaque pour les producteurs. Toutefois, ces derniers peuvent mettre en place des enquêtes clientèles régulières, voire échanger des données avec les points de vente (c’est par exemple le cas de Estée Lauder qui a mis en place avec les grands magasins américains des relevés de performance détaillés de ses actions promotionnelles).
-
CA/CAPITAUX ENGAGÉS
- Walmart 2,5
- Procter & Gamble 2,0
VALEUR AJOUTÉE/CAPITAUX ENGAGÉS
- Walmart 0,5
- Procter & Gamble 1,0 (e)
Les métiers aval sont généralement supposés moins intensifs en capital que l’amont. Cette conviction repose souvent sur une analyse discutable du ratio chiffre d’affaires/capitaux engagés. Un indicateur plus pertinent (valeur ajoutée/capitaux engagés) démontrerait, au contraire, que les métiers aval sont souvent plus consommateurs en capitaux, par exemple pour Walmart et Procter & Gamble en 1996 :
- L’intégration permettrait de mieux lisser les performances financières en amortissant les effets de cycles, conférant de meilleurs multiples boursiers. L’actionnaire avisé restera de marbre face à cette « fine » analyse stratégique : il pourra lui-même constituer un portefeuille sectoriel regroupant des acteurs amont et aval.
- Autre argument fréquent : le poids croissant et la concentration de la distribution incitent naturellement les marques à développer leurs propres points de vente pour ne pas laisser absorber leurs marges par les « mastodontes » de la distribution. Pourtant depuis 1993 tandis que le retour sur fonds propres de Walmart se détériore, celui de Procter & Gamble progresse pour atteindre désormais un niveau deux fois supérieur à celui du grand distributeur américain !
Les arguments en faveur de l’intégration amont sont similaires et reposent en général sur la volonté de récupérer la marge de ses fournisseurs et de s’assurer un approvisionnement privilégié. Mais pour défendre sa position de coût et son dynamisme créatif, l’activité intégrée voudra servir des clients externes afin d’atteindre la taille critique, et sera ainsi exposée à une saine émulation concurrentielle. La nécessité alors d’aligner les prix de transferts au marché justifiera de conserver la plus grande autonomie « stratégique ». Où est alors la « création de valeur » de l’intégration ?
Faut-il conclure que toutes les stratégies d’intégration verticale sont condamnées à ne pas créer de valeur pour les actionnaires ? Un regard sur les performances financières de Louis Vuitton, Sherwin Williams, Marks and Spencer ou de Lapeyre nous retiendra d’un jugement aussi extrême.
Quelles sont donc les recettes infaillibles, le vade-mecum du « parfait intégrateur vertical » ?
Il serait trop ambitieux de prétendre résoudre en quelques phrases un sujet aussi vaste et complexe. Notre expérience nous suggère toutefois quelques remarques :
- Les succès reposent fréquemment sur une réduction sensible des coûts et des capitaux engagés dans l’interface entre amont et aval : l’intégration créera de la valeur si elle permet une économie sensible des différentes fonctions (conception produit, logistique, vente…) et de réduire les capitaux engagés (stocks…). Ce principe, certes simple, implique toutefois une modification profonde des modes de gestion d’une filière intégrée. En particulier, une gestion autonome des différentes étapes (conception, fabrication, distribution…) ne permettra probablement pas de matérialiser les économies potentielles.
- Les exemples des grands distributeurs modernes (GAP, Marks and Spencer, Ikea…) suggèrent que si l’intégration de la compétence de conception produit est créatrice de valeur, elle ne nécessite pas d’intégrer capitalistiquement la fabrication. Une telle approche nécessite bien sûr l’existence de façonniers à coûts bas dont la vocation ne soit pas de promouvoir des produits à leur marque, mais de fournir exclusivement en marques propres la distribution. L’intégration des distributeurs est alors réelle pour la conception et le marketing du produit, mais « virtuelle » vis-à-vis de la fabrication : ils spécifient et contrôlent étroitement toute la chaîne de fabrication, sans toutefois engager de capitaux.
- Les grandes réussites en matière d’intégration verticale sont en général construites dans le concept de départ. Ikea, Marks and Spencer, GAP, Lapeyre, Kalon, Zara n’ont pas modifié sensiblement leur approche en se développant : les ingrédients du succès étaient présents dès l’origine. Les stratégies visant à accroître l’intégration verticale sont sensiblement plus difficiles à mettre en oeuvre quand l’entreprise a atteint une phase de développement avancée. Elles conduisent à une modification des règles du jeu avec l’environnement (clients, distributeurs, fournisseurs…) qui peut fragiliser durablement l’entreprise.
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Les acteurs d’une même industrie peuvent atteindre des performances exceptionnellement élevées avec des stratégies d’intégration opposées. Dans la mode, Armani et Versace, qui ont choisi des modèles de développement largement différents, (le premier est nettement plus intégré en amont et en aval que le second) atteignent l’un et l’autre des niveaux de croissance et de rentabilité enviables.
Face à la variété des situations, pour les succès promus au rang de vérités universelles, comme pour les échecs qui font plus rarement l’objet d’exégèse, le doute s’impose comme seule attitude raisonnable.
Toutefois avant de s’écrier, avec G. Flaubert « Nous allons tomber dans l’abîme effrayant du scepticisme » (in Bouvard et Pécuchet), nous proposons la démarche suivante, pour considérer une intégration verticale :
1 - isoler les tâches élémentaires depuis l’amont jusqu’à l’aval : production des différentes matières premières et intermédiaires, conception, fabrication, marketing, jusqu’à la distribution, la vente et le SAV au destructeur final du produit ;
2 - pour chaque tâche élémentaire définir les règles du jeu et la taille critique nécessaire. Mes volumes actuels et mon expertise me permettront-ils d’être compétitif sur cette tâche ? Si ce n’est pas le cas, il doit être possible d’identifier un partenaire plus compétent disposant de coûts plus bas ;
3 – comment la répartition de la valeur ajoutée peut-elle évoluer entre les différents acteurs de la chaîne sectorielle (vers un renforcement de l’amont, vers une concentration de la distribution) ?
4 – à partir de ces éléments, quelles tâches dois-je intégrer pour ne pas être marginalisé par les évolutions de la filière, et comment atteindre la taille critique sur chacune de ces tâches (partenariats, acquisitions…) ?
5 – quelles économies (en coûts et capitaux engagés) résulteraient de l’intégration ?
6 – enfin, comment structurer et diriger cette organisation nouvelle pour que l’intégration crée de la valeur, sans nuire à la compétitivité de chaque tâche, et pour marier les cultures en général très différentes entre les maillons de la chaîne.
Cette réflexion doit être menée périodiquement puisque l’environnement évolue, que les technologies facilitent l’intégration de tâches physiquement éloignées et que certaines compétences, enfin, peuvent être déléguées à des acteurs focalisés.
Il sera toujours préférable de remettre en cause soi-même son périmètre d’activité et son rôle dans la filière quand « tout semble bien aller », plutôt que d’attendre qu’un concurrent ne se charge de bouleverser l’ordre établi…