Intelligence artificielle et métavers, quelle place pour l’Europe ?
L’essor de l’intelligence artificielle (IA) et des technologies immersives que sont la réalité virtuelle et la réalité augmentée ouvre la voie à des mondes virtuels qui vont transformer notre quotidien dans les années à venir. Les fonds injectés dans le métavers et l’intelligence artificielle s’accroissent d’année en année, en particulier aux États-Unis et en Chine, et de nouveaux espaces virtuels sont créés chaque jour, étendant d’autant le champ des possibles. Dans ce contexte, la France et l’Europe accusent un retard mais ont des atouts à faire valoir pour protéger leur souveraineté et faire émerger des acteurs d’envergure.
Dans quelques années, il existera sûrement autant de métavers qu’il existe de sites web aujourd’hui, et tous seront régis par des règles aux contours encore incertains. Comme ce fut le cas lors de l’avènement de l’internet, le métavers devrait s’accompagner d’un bond technologique ; le socle qui conditionnera son développement comportera des briques aussi bien matérielles que logicielles. Du côté du hardware, les appareils de réalité augmentée, qui rendent possibles les interactions en 3D, sont en voie de démocratisation. Les infrastructures informatiques et réseaux télécoms, qui sont déjà la colonne vertébrale du web, changeront certainement d’échelle afin d’absorber le gigantesque volume de données qui devrait être généré par le métavers.
Des applications déjà nombreuses
Les applications potentielles de ces univers virtuels sont innombrables : dans la mode, la réalité virtuelle permet déjà aux clients d’essayer des produits à distance ; ce concept s’est naturellement transposé dans les métavers. Dans le domaine de la santé, les technologies immersives sont déjà utilisées dans le cadre de thérapies comportementales ou de rééducation. Nous nous orientons donc vers une gamification d’une grande partie des activités du quotidien, et cette intégration de mécanismes ludiques dans d’autres domaines promet de renforcer l’engagement et l’expérience de ses utilisateurs.
Les applications pour les entreprises sont tout aussi prometteuses : dans l’automobile, la conception et les tests des prototypes ainsi que leur mise en production devraient être grandement facilités dans ces univers virtuels. Côté industrie, le métavers est le cadre idéal pour former les techniciens à la maintenance d’équipements à risque, par exemple dans le nucléaire. Enfin, le métavers pourrait transformer les modes de collaboration en entreprise : les réunions à distance, dont le nombre a explosé avec la généralisation du télétravail, promettent ainsi d’être plus immersives.
Réguler le métavers
Avec les technologies immersives, nos données personnelles et même nos constantes vitales seront exploitées par le marketing ciblé. Certains casques de réalité virtuelle ont déjà la capacité de mesurer le mouvement de l’œil, le rythme cardiaque et même la sudation de leurs porteurs. Les opérateurs de métavers vont collecter une quantité massive de données sur les utilisateurs, qui seront en droit de savoir comment elles seront utilisées, par qui et à quelles fins. Créer une législation adaptée au métavers ne se résumera pas à transposer les lois régulant l’internet 2.0 : il faudra sans doute en créer de nouvelles, mais la probable interopérabilité entre les mondes virtuels pourrait complexifier le travail des législateurs.
Ces lois seront-elles universellement appliquées à tous les espaces composant le métavers, malgré leurs différences ? Si une harmonisation semble nécessaire, elle pourrait favoriser une centralisation excessive de ce monde 3.0 qui profiterait aux Gafam et BATX, ces derniers ayant alors tout le loisir d’imposer leur vision du monde virtuel. Pour ne pas être mis devant le fait accompli par ces géants du numérique, les Européens devront imaginer de nouveaux cadres réglementaires, à l’image du Digital Services Act (DSA), voté par le Parlement européen en janvier de cette année, qui vise à encadrer les plateformes et réseaux sociaux afin de lutter efficacement contre la haine en ligne et la désinformation.
Une IA responsable ?
Cette omniprésence annoncée du métavers dans nos vies soulève également de nombreuses interrogations sur le plan éthique. Déjà constatés sur les réseaux sociaux, les biais de l’intelligence artificielle et des algorithmes pourraient être encore pires, car le métavers reposera sur l’apprentissage machine. L’un des objectifs fondamentaux pour les développeurs sera donc de veiller à ce que l’IA ne reproduise par leurs biais cognitifs et soit alimentée par une quantité de données suffisamment importante et diversifiée pour ne pas causer de discriminations envers certaines catégories de population ou entretenir des discours haineux.
Le défi majeur des technologies immersives de demain sera donc de construire une société numérique éthique by design, en s’engageant pour une IA responsable. Les interrogations liées à la sécurité et à la santé mentale des individus seront tout aussi légitimes, car dans ce monde virtuel l’espace, le temps et la distance perdront de leur substance, et le réalisme des avatars devrait générer des connexions émotionnelles particulièrement fortes. Il est donc capital de prendre des mesures en amont afin de protéger les individus, notamment les plus jeunes, pour éviter que les travers entrevus sur les réseaux sociaux ne soient amplifiés dans le métavers.
Quel impact environnemental ?
Enfin, l’impact environnemental de ces technologies est un enjeu majeur. D’un côté, les superserveurs nécessaires pour héberger ces mondes virtuels vont tourner à plein régime mais, de l’autre, la réduction des déplacements physiques (professionnels et privés) devrait permettre d’économiser des quantités non négligeables d’énergie. Autre sujet critique : celui des matériaux. On compte ainsi dix-sept éléments métalliques rares indispensables aux nouvelles technologies, source de tensions géopolitiques car ils se trouvent en quantité seulement dans certaines régions du globe. À l’heure où les conséquences du dérèglement climatique sont plus fortes que jamais, les entreprises et les États ont le devoir de proposer des solutions contre l’impact environnemental d’un univers virtuel aux conséquences bien réelles pour la planète.
La question de la souveraineté européenne
Face à ces multiples enjeux, la question de la souveraineté européenne se pose une nouvelle fois. Malgré de véritables savoir-faire, nous avons perdu la bataille des composants des PC face aux américains AMD et Nvidia, puis celle des smartphones face à Apple et Samsung, avant d’assister à l’ascension inexorable des géants du commerce en ligne que sont Amazon et Alibaba. Avec un marché qui pourrait être très concentré autour des Gafam, les enjeux économiques du métavers sont immenses : le cabinet Bloomberg estime ainsi que sa valeur pourrait dépasser les 800 milliards de dollars en 2024.
« Les États-Unis et la Chine se partagent 80 % du marché de l’intelligence artificielle, de la réalité augmentée et des métavers. »
Aujourd’hui, les États-Unis et la Chine se partagent 80 % du marché de l’intelligence artificielle, de la réalité augmentée et des métavers, et l’Europe est à la traîne : nous n’avons à l’heure actuelle ni la technologie ni les moyens de concurrencer les Gafam et les équipementiers chinois. Ce constat sans appel rend d’autant plus nécessaire la participation de l’Europe à la structuration du métavers, mais les enjeux économiques vont bien au-delà de cette dimension : les entreprises européennes vont également devoir se saisir des nombreuses applications commerciales qui vont en découler.
Dans les années qui viennent, nous allons voir émerger des Digital Native Vertical Brand (DNVB) : des marques ancrées dans le monde virtuel, avec un potentiel prolongement dans le réel. L’enjeu considérable pour les marques historiques consistera à réinventer leur expérience utilisateur pour exploiter cette continuité aux frontières du réel. La banque Morgan Stanley estime à ce titre que le marché des NFT, ces titres de propriété numériques reposant sur la blockchain, atteindra 300 milliards de dollars en 2030. Dans ce contexte, l’ascension fulgurante de la start-up française Sorare, qui émet des NFT de cartes à l’effigie de joueurs de football et a levé 580 millions d’euros en fin d’année dernière pour financer son développement, est un signal encourageant pour la France.
Un nécessaire appui des pouvoirs publics
Conscients de ce potentiel, les pouvoirs publics français ont lancé le plan France 2030, dont l’objectif n° 8 vise à replacer l’Hexagone en tête de la production de contenus culturels et créatifs, ce qui inclut les technologies immersives. Pour y parvenir, le ministère de la Culture va investir 200 millions d’euros d’ici 2030 dans l’IA et la réalité virtuelle.
Des initiatives de ce type pourraient ainsi permettre à une « patte » française de s’imposer dans le design et l’animation du métavers au cours des prochaines années. Le Bal de Paris de Blanca Li, un spectacle immersif en réalité virtuelle, a obtenu le prix de la meilleure expérience VR à l’édition 2021 de la Mostra de Venise, preuve que les talents créatifs français ont leur carte à jouer. Cet appui des pouvoirs publics français va être vital, mais c’est à l’échelon européen que nous devrons élaborer une stratégie de soutien aux innovations de rupture, peut-être à l’image de celle qui a permis à Airbus de devenir un des leaders mondiaux du secteur aéronautique.
“L’Europe ne peut se permettre de mal négocier le tournant de l’IA et du métavers.”
Il sera ainsi nécessaire de développer les formations techniques et universitaires liées à l’IA, à la blockchain ou à la 3D, car l’Europe a du chemin à parcourir : en 2021, Meta a vendu la moitié des casques de réalité virtuelle dans le monde. Il est grand temps de rassembler les acteurs de l’intelligence artificielle et de la réalité augmentée autour de programmes européens, et de favoriser l’accès à la commande publique pour les start-up qui participent à la construction de métavers.
Nous avons les cartes en main !
C’est en intégrant tous ces enjeux que nous pourrons construire une réponse coordonnée à l’échelle européenne. Après avoir été un acteur de premier rang dans l’émergence du téléphone portable, mais avoir raté le tournant de la première révolution numérique au début des années 2000 et celui des smartphones quelques années plus tard, l’Europe ne peut se permettre de mal négocier celui de l’intelligence artificielle et du métavers. Rien n’est joué, mais nous avons toutes les cartes en main pour faire émerger des opérateurs de premier plan et des normes portées par l’UE. Alignons nos efforts, car le jeu en vaut la chandelle !