Qu’est-ce que l’intelligence économique ?
L’intelligence économique est un outil essentiel de la rivalité entre les États et leurs forces économiques dans le monde contemporain, et en tant que telle enseignée dans les écoles qui forment les cadres supérieurs des entreprises et de l’administration de notre pays, en particulier dans notre École. Mais comment la définir ?
L’intelligence économique est héritière pour partie de la géopolitique et serait qualifiable de géopolitique appliquée, tout comme existe un département de Mathématiques appliquées au sein de l’École polytechnique, distinct et complémentaire de celui de Mathématiques. Un parallèle similaire y verra de la micro-géopolitique, à l’égal de la micro-économie dont le principe consiste à observer les faits à l’échelle des acteurs économiques tels qu’une entreprise, et non plus de manière macro-économique et globale par le prisme des grands agrégats comme l’est par exemple le PIB. L’actualité nous alimente en passerelles entre les niveaux micro et macro, lorsqu’un simple industriel est affecté par un embargo bancaire contre tel oléoduc en construction, lequel dépend d’un bras de fer international sur l’énergie.
REPÈRES
Enseignée à l’École polytechnique depuis une vingtaine d’années, l’intelligence économique s’y est rapidement déclinée sous deux faces, d’une part avec un séminaire « Intelligence économique » au sein du département Humanités et sciences sociales (séminaire codirigé par Philippe Laurier et Philippe Wolf, ancien directeur des études au sein de l’école), qui vise à comprendre les menaces ou les actions d’influence ; d’autre part avec un autre séminaire « Stratégie et information » originellement fondé par Patrice Allain-Dupré et orienté notamment vers la compréhension des opportunités. Ces séminaires réunissent ainsi les deux visages de cette discipline bifrons, d’observation d’un environnement fait à la fois d’opportunités et de menaces.
Une descendance des vieux « embargos »
Les anciennes générations étaient accoutumées à l’expression « embargo pétrolier », comme celui qui fut subi par l’Espagne en 1927 et qui contribua à la chute du gouvernement puis à la déstabilisation préalable à la guerre civile ; ou celui vécu par l’Iran en 1953, qui renversa le Premier ministre Mossadegh. Désormais le paysage international intègre des notions variantes : celle « d’embargo monétaire », qui sanctionne l’usage non autorisé notamment du dollar, même hors du sol américain, même sans marchandise ni protagoniste américain ; celle « d’embargo informatique », qui priva récemment Huawei de sa licence Android, transformant les systèmes d’exploitation ou encore le stockage de nos données en armes coercitives. Déclinaison nouvelle des embargos technologiques du XXe siècle, souvent précédés par des batailles de brevets. Embargos dont la subtilité consiste à empêcher provisoirement l’usage d’une chose par un tiers, mais pour mieux obliger ce dernier à en être dépendant en reconnaissant ne pouvoir s’en passer.
De ma monnaie à mon droit, un pareil usage imposé se retrouve dans la tendance à « l’extraterritorialisation du droit », qui rompt avec l’habitude que le droit pénal d’un pays, voté par ses élus, s’applique aux infractions commises en ce pays. S’y substitue la proclamation par un État puissant que sa législation s’appliquera à des faits advenus en tout lieu sur la planète, s’ils sont déclarés lui porter atteinte à lui ou à ses entreprises, déroutant ainsi le « bon droit » à des fins économiques partisanes.
Parodier Clausewitz
L’intelligence économique se définit donc comme de la géopolitique appliquée, de terrain. Si cette discipline peut prétendre au titre de science, elle sera une science de l’observation – de notre environnement concurrentiel. Le stratège Carl von Clausewitz fut un témoin militaire qui se fit descripteur, pour faire émerger des concepts d’action. Dans son célèbre traité De la guerre, il conseille à un chef de ne pas dilapider son temps à imaginer des feintes pour tromper l’ennemi, mais de se focaliser sur le but constant d’être le plus fort à l’endroit voulu au moment voulu ; l’intelligence économique retient ces motivations de pouvoir et d’influence, mais constate néanmoins la présence de leurres, de désinformations, de déstabilisations, qui font presque le quotidien de la vie des affaires entre certaines grandes entreprises. Parodiant Clausewitz, « les actes d’intelligence économique ne sont que le prolongement de la concurrence par d’autres moyens ».
Que l’on parle de guerre économique selon la formule de Bernard Esambert, d’une « diplomatie industrielle » évoquée par le récent rapport d’un parlementaire sur la robotique et les systèmes intelligents, ou encore d’hyperconcurrence voire de politique de la canonnière à l’ère numérique, le bilan tend vers notre auteur prussien dans sa logique de guerre totale pour imposer une volonté. Volonté tarifaire, commerciale ou encore judiciaire, qui détonne avec la vision idéalisée qu’il suffirait de lancer un bon produit au juste prix pour qu’il capte sa part de marché naturelle et assure la pérennité méritée de son fabricant. Non plus donc avoir le meilleur produit ou le meilleur rapport qualité-prix, mais être dominateur sur un marché, être le plus fort ou, en guise de variante, fragiliser ses concurrents.
“Les actes d’intelligence économique
ne sont que le prolongement de la concurrence
par d’autres moyens.”
Faire de l’économie impure
Par référence au Traité d’économie pure de Maurice Allais, une synthèse de l’intelligence économique se nommerait traité d’économie impure, patiente recension des multiples biais ou déviances qui parsèment la vie économique ; le traité d’Allais a valeur édificatrice en fixant un idéal : concurrence parfaite, information exhaustive et accessible à tous, etc. , le second a valeur pédagogique en décrivant ce qui nous sépare de cet idéal (Clausewitz utilise l’expression brouillard de guerre pour désigner les carences ou les imprécisions de l’information). À cette échelle individuelle, les conflits reprennent un visage concret, mortel parfois pour une entreprise lorsqu’elle se voit évincée d’un marché, privée d’accès à une ressource vitale, dépouillée de sa légitimité (son image de marque, ses habilitations) ou encore atteinte dans sa cohésion interne et perdant la confiance de ses équipes, de ses banquiers, de ses actionnaires ou de ses clients.
Du trépas à la résurrection, le seul fait que Pékin réfléchisse, au dire de l’agence Bloomberg, à stopper ses exportations de terres rares, en réplique aux coups de boutoir juridiques lancés par les États-Unis contre Huawei, a redonné une valeur stratégique à la seule mine produisant de telles terres sur le continent américain, celle de Mountain Pass en Californie ; elle a aussi ajouté un épisode à la saga des faillites puis des résurrections de ses propriétaires – la petite société Molycorp Minerals LLC avait en juin 2018 déposé son bilan pour se placer sous la protection du fameux chapitre 11. La Chine, producteur dominant sur les terres rares, est en capacité de faire varier le prix de ces matériaux à sa guise, par conséquent pousser ses concurrents à la fermeture… Tout comme les États-Unis ont celle d’ouvrir ou fermer les robinets de pétrole de ses alliés et, depuis un siècle, d’être chef d’orchestre de ses à‑coups tarifaires (en 1928, l’accord d’Achnacarry stipula que le prix mondial du pétrole serait codécidé par sept compagnies, les « sept sœurs », règle à laquelle l’Espagne crut pouvoir déroger, ce qui lui valut l’embargo précédemment évoqué).
Fixer les prix, fixer le droit, imposer des règles du jeu à autrui, illustre à nouveau Clausewitz et son « contraindre notre adversaire à exécuter notre volonté » ; par adversaire, entendez concurrent mais aussi fournisseur ou client, allié ou ami. Les entreprises françaises n’ont, dira-t-on, que des amis… Des amis pugnaces parfois.