Intérêt général : que peut l‘entreprise ?
REPÈRES
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Intérêt général : que peut l’entreprise ? est le titre d’un ouvrage publié par l’Institut Montaigne et piloté par Julien Damon. Ce travail s’inscrit dans la vocation de l’Institut Montaigne qui est de réfléchir et débattre sur les enjeux de la société et d’élaborer des propositions concrètes, en particulier dans les domaines de l’action publique, de la cohésion sociale, de la compétitivité et des finances publiques.
Après une préface de Claude Bébéar (55) et une introduction de Julien Damon, le livre aborde, sous forme d’entretiens croisés, le rôle de l’entreprise dans dix domaines : pauvreté, protection sociale, formation, diversité, insertion, service public, qualité de vie et démocratie, santé et territoires.
Chaque entretien débute par le même jeu de questions sur les contributions de l’entreprise à l’intérêt général, et se poursuit par un développement thématique plus précis. Un consensus très large se dégage pour reconnaître que l’entreprise contribue à l’intérêt général : production et fourniture de biens et de services, création d’emplois, création de valeur pour les salariés, les actionnaires, les fournisseurs, sous-traitants et prestataires, les institutions sociales et les collectivités publiques.
Élargir l’horizon
L’intérêt général est un concept typiquement français. Dans la tradition juridique et dans les esprits français, l’intérêt général est avant tout incarné par les pouvoirs publics. C’est loin d’être le cas partout ailleurs dans le monde.
La question qui se pose est de savoir si ces contributions directes peuvent et doivent être complétées. Faut-il s’en tenir aux recommandations provocatrices de Milton Friedman, selon qui l’objet unique de l’entreprise est de rémunérer ses actionnaires, ou doit-on élargir le prisme de leur responsabilité ? Jusqu’où peut et doit aller l’entreprise en dehors de ses obligations légales ?
Libre initiative versus cadre légal
Les entretiens font ressortir une convergence de vues sur l’idée que le rôle de l’entreprise ne peut se limiter à la création de richesses. L’entreprise fait partie intégrante du milieu dans lequel elle vit et dont elle dépend (clients, salariés, actionnaires, fournisseurs, territoires, etc.). Elle doit donc s’intéresser à ces autres parties prenantes de son environnement.
La question est de déterminer dans quel cadre doit s’inscrire cette action. Les entreprises demandent plutôt qu’on leur fasse confiance et qu’on les laisse s’adapter aux réalités auxquelles elles sont confrontées. D’autres acteurs de la vie sociale préféreraient faire confiance au législateur pour fixer le cadre de cette action.
Lutter contre la pauvreté
Le débat entre Antoine Frérot (77), P‑DG de Veolia Environnement, et Nicole Maestracci, membre du Conseil constitutionnel et ancienne présidente de la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale, illustre bien cette opposition. Évoquant la lutte contre la pauvreté dans les pays en voie de développement, Antoine Frérot souligne la contribution des grandes entreprises à la résorption massive de cette pauvreté par l’apport de techniques, de services et de modèles.
Le rôle de l’entreprise ne peut se limiter à la création de richesses
Sans contester ce rôle, Nicole Maestracci souligne que s’il n’y a pas un vrai transfert technologique, cette action risque de s’apparenter à de nouveaux modes de colonialisme. Elle déplore deux revers de la médaille : la montée du chômage dans les pays développés et les risques avérés de surexploitation de la main-d’œuvre dans les pays émergents ou en voie de développement.
Mais Antoine Frérot y voit le signe de la grande faiblesse des régulations internationales, qui sont de la responsabilité des États et non pas des entreprises.
Inverser la perspective
La question de savoir ce que les institutions ayant vocation à servir l’intérêt général peuvent pour l’entreprise n’a pas été soulevée systématiquement au cours des entretiens. Évoquant la formation, Pierre Beretti, P‑DG d’Altedia, pose indirectement la question : qu’est-ce que l’Éducation nationale peut pour l’intérêt général ? Au vu des résultats de notre système éducatif, il propose d’aller regarder ailleurs pour voir ce qui est efficace.
Par ailleurs, la contribution des entreprises à la formation et dans la lutte contre le chômage massif des jeunes, par l’apprentissage et l’alternance, est soulignée par Antoine Frérot. On peut, plus généralement, noter une singularité : il est demandé aux entreprises de servir l’intérêt général bien au-delà de leurs intérêts propres, alors que cette demande n’est pas adressée à d’autres corps constitués.
Priorité à la protection sociale
Le rôle clé de l’entreprise dans la protection sociale sous toutes ses formes ressort comme une constante dans les entretiens, avec la contribution de l’entreprise au financement des divers mécanismes de protection sociale et à la production de services sociaux.
De l’eau pour tous
La moitié des lits d’hôpitaux dans le monde sont occupés par des gens ayant consommé de l’eau non potable. Pour lutter contre ce fléau, Veolia a développé, notamment au Niger, un modèle original qui permet à toutes les populations urbaines d’avoir accès à l’eau potable. Dans ce cas, l’entreprise apporte bien plus que des revenus.
Si la protection sociale est le thème du dialogue entre Thierry Martel (82), directeur général de Groupama, et Dominique Libault, directeur général de l’École nationale supérieure de la Sécurité sociale, elle est évoquée dans d’autres débats, par exemple à travers la question des contrats de travail, celle de la responsabilité sociétale des entreprises, ou celle de la qualité de vie.
Thierry Martel met en garde contre les effets pervers qu’une protection sociale mal conçue pourrait induire face à l’enjeu majeur que constitue le vieillissement : « Les pays et les modèles de protection sociale se distingueront nettement en fonction de leurs capacités à prendre efficacement en charge ce vieillissement. »
« Social washing »
En ce qui concerne la responsabilité sociétale (ou sociale) des entreprises (RSE), les avis sont partagés entre ceux qui en ont une vision un peu angélique et ceux qui craignent que les actions menées par les entreprises soient de pure façade. Ils utilisent le terme social washing par référence au green washing en matière environnementale.
Qu’est-ce que l’Éducation nationale peut pour l’intérêt général ?
En fait, les actions menées par les entreprises ont du poids et de l’efficacité lorsqu’elles se rattachent aux missions ou secteurs d’activité de celles-ci. C’est le cas lorsque Vinci fait campagne pour une conduite sûre sur les routes et autoroutes.
Traditionnellement, l’entreprise est censée satisfaire ses clients, ses actionnaires et son personnel, en respectant ses obligations sociales et fiscales. Cette responsabilité s’étend de plus en plus : vis-à-vis des fournisseurs, des sous-traitants, des prestataires, des territoires. Si le périmètre, en extension, est toujours discutable, il faut en la matière éviter les discours extrêmes qui mettent l’entreprise au pinacle ou la clouent au pilori.
La création et le développement d’entreprises performantes, notamment dans le domaine de l’industrie et des services aux entreprises, sont la condition sine qua non pour sortir de la crise. Il est donc indispensable de réconcilier les Français avec les entreprises.
La façon la plus efficace d’y parvenir passe par une coopération très étroite entre les entreprises et le système éducatif, dans tous les programmes. Diffuser l’esprit et le goût d’entreprendre auprès des jeunes est capital.
Le débat reste ouvert sur le cadre dans lequel cette action doit s’inscrire. La loi ne peut pas tout régler et risque de brider l’initiative ; l’excès de liberté donne le champ libre à des patrons voyous. Mais tous s’accordent sur la proposition de Claude Bébéar de « penser aujourd’hui un nouveau pacte social ».
Propos recueillis par
Gilbert Ribes (56) et Hubert Jacquet (64)