Intérieurs

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°559 Novembre 2000Rédacteur : Jean SALMONA (56)

C’est l’au­tomne. Les vacances sont déjà loin, vos acti­vi­tés pro­fes­sion­nelles, le stress et la pas­sion qui leur sont asso­ciés, ont repris pos­ses­sion de vous depuis plu­sieurs semaines, et vous res­sen­tez le besoin d’une pause, d’un retour sur vous-même, d’une intros­pec­tion, que la brève accal­mie d’un week-end peut vous offrir.

La famille crie au scan­dale, mais vous n’en avez cure : vous allez, mal­gré les pro­tes­ta­tions et les raille­ries, vous enfer­mer dans la musique, casque sur les oreilles, comme dans un cais­son étanche, et vous en sor­ti­rez, qui sait, serein et régénéré.

Chostakovitch

Que Chos­ta­ko­vitch1 soit un musi­cien com­plexe, ce n’est pas un scoop ; mais, au-delà du pen­chant pour le grin­çant et le gran­diose qu’affichent cer­taines de ses sym­pho­nies, l’on redé­couvre aujourd’hui un créa­teur que les contraintes et les har­cè­le­ments des pon­tifes de la culture sta­li­nienne ont non bri­dé mais sti­mu­lé, tout comme les règles étroites de la tra­gé­die clas­sique ont seules per­mis à Racine et Cor­neille d’exprimer leur génie.

Tout d’abord les concer­tos, dont un “ double disque ” pré­sente une belle antho­lo­gie2. Le 1er Concer­to pour vio­lon, enre­gis­tré en 1956 par son dédi­ca­taire David Oïs­trakh avec le Phil­har­mo­nique de New York diri­gé par Dimi­tri Mitro­pou­los, vous prend au cœur dès le pre­mier mou­ve­ment et ne vous lâche plus ; au point que, en com­pa­rai­son, les concer­tos de Brahms, Tchaï­kovs­ki, Men­dels­sohn pour­raient vous appa­raître comme des bluettes : aucune conces­sion à la vir­tuo­si­té, aucune res­pi­ra­tion, une ten­sion per­ma­nente qui vous lais­se­ra chan­ce­lant, véritablement.

Le 1er Concer­to pour vio­lon­celle est, lui aus­si, joué par son dédi­ca­taire Ros­tro­po­vitch, en 1960, avec le Phi­la­del­phia Orches­tra diri­gé par Eugène Orman­dy : là aus­si, pour peu qu’on se laisse prendre – et com­ment faire autre­ment – une œuvre face à laquelle les grands du réper­toire, les Dvo­rak et autre Schu­mann, semblent conve­nus et pâli­chons, d’autant que le lan­gage reste l’écriture classique.

Enfin, les Deux concer­tos pour pia­no, le pre­mier avec trom­pette, par André Pré­vin et le New York Phil­har­mo­nic diri­gé par Bern­stein, l’autre que joue Bern­stein lui-même en diri­geant le même orchestre, sont l’un fort, avec deux mou­ve­ments cen­traux lyriques dans l’esprit de Mah­ler, l’autre agréable, et per­mettent de respirer.

Sur un autre “ double disque ”3, deux œuvres phares de la musique de chambre du XXe siècle : le Quin­tette avec pia­no, et le 2e Trio pour pia­no, vio­lon et alto, par Ian Brown et des solistes du Nash Ensemble : encore deux œuvres au lyrisme exa­cer­bé, impos­sibles à écou­ter d’une oreille dis­traite, et qui vous pénètrent au plus profond.

On n’a sans doute jamais écrit de musique aus­si puis­sante dans l’introspection et aus­si déses­pé­rée que le Trio, à ne pas écou­ter un jour de vague à l’âme, et qui vous pose­ra, si vous ne vous les posez pas déjà vous-même, les pro­blèmes majeurs : la vie, l’amour, la mort, sur­tout la mort…

Les quatre valses qui accom­pagnent ces deux œuvres sont de la musique de film, d’un inté­rêt nul. Le deuxième disque, en revanche, consa­cré à Schoen­berg, est pas­sion­nant car il pré­sente, à côté de la Nuit trans­fi­gu­rée, la Kam­mer­sym­pho­nie, arran­gée pour pia­no et qua­tuor par Webern, et l’Ode à Napo­léon.

La Sym­pho­nie de chambre est une pièce superbe et très clas­sique, qu’aimeront ceux qui sont peu per­méables à la manière sérielle de Schoen­berg ; l’Ode à Napo­léon est une œuvre assez dure, typi­que­ment sérielle, avec réci­tant, où Schoen­berg vise, à tra­vers Napo­léon, l’hitlérisme.

Quant à la Nuit trans­fi­gu­rée, que cha­cun connaît, sans doute l’une des plus belles œuvres de Schoen­berg, et la plus acces­sible, elle est jouée ici dans sa ver­sion d’origine pour sex­tuor, plus poi­gnante encore que la ver­sion pour orchestre de chambre, et le jeu aérien, pas trop expres­sion­niste, des solistes du Nash Ensemble mérite un grand coup de chapeau.

Claude Helffer joue Schoenberg

Notre cama­rade Claude Helf­fer est le para­digme du musi­cien pur et dur, c’est-à-dire sans aucune conces­sion. On connaît ses inter­pré­ta­tions de Ravel (qui sont au pia­no ce que celles de Bou­lez sont à l’orchestre, un modèle d’explication de texte dépouillée de tout roman­tisme), on l’a même enten­du jadis dans le Concer­to de Schumann.

En enre­gis­trant l’intégrale de l’œuvre de pia­no de Schoen­berg, il pré­sente une somme qu’il est sans doute le seul aujourd’hui à pou­voir jouer avec une auto­ri­té indis­cu­table, car elle est l’aboutissement de toute une vie4 consa­crée essen­tiel­le­ment à la musique sérielle.

Celui, quelque fer­mé qu’il soit à la musique dodé­ca­pho­nique, qui a enten­du Claude Helf­fer expli­quer une sonate de Bou­lez en la décor­ti­quant au cla­vier, aura com­pris que ce diable d’homme, un péda­gogue-né, est capable de nous faire aimer toute musique qu’il aime lui-même. Eh bien, c’est vrai aus­si pour Schoen­berg, qu’il joue comme on joue du Brahms, avec sen­si­bi­li­té et intel­li­gence, et non avec froideur.

Que Helf­fer soit poly­tech­ni­cien n’est pas indif­fé­rent : cette manière de jouer clair, qui en défi­ni­tive rend acces­sibles les pièces les plus dif­fi­ciles, n’est-elle pas la marque d’une cer­taine école de pen­sée, d’une cer­taine École tout court ?

Le nouveau Fazil Say

L’irruption de Fazil Say dans le monde musi­cal fran­çais, voi­ci quelques années, a déclen­ché des réac­tions pas­sion­nelles – pia­niste génial pour les uns, fan­tai­siste doué pour les autres – mais elle n’a lais­sé per­sonne indifférent.

Aujourd’hui, avec du recul et quelques enre­gis­tre­ments, dont Mozart et Bach, force est de recon­naître que le jeune pia­niste turc n’est pas tom­bé dans le piège du vedet­ta­riat, et qu’il joue de mieux en mieux et de plus en plus clair, en limi­tant au strict mini­mum l’utilisation de la pédale forte, et en choi­sis­sant des com­po­si­teurs et des œuvres qui imposent la clar­té et la per­fec­tion technique.

Ain­si, en enre­gis­trant le Sacre du prin­temps5, seul, à quatre mains (pro­fi­tant des pos­si­bi­li­tés qu’offre la tech­nique de l’enregistrement musi­cal, pos­si­bi­li­tés mises à pro­fit il y a bien long­temps déjà par Syd­ney Bechet dans un Sheik of Ara­by de légende, où il tenait non seule­ment le saxo sopra­no mais aus­si deux autres ins­tru­ments), Fazil Say pro­duit rien de moins qu’un petit chef‑d’œuvre au sens où l’entendent les Com­pa­gnons du Tour de France, variant les cou­leurs à l’infini, et où l’auditeur le moins aver­ti peut dis­tin­guer chaque plan sonore mieux encore que dans la ver­sion orches­trale. Stra­vins­ki aurait aimé, sûrement.

Musique dégénérée : Von Zemlinsky

On sait que Goeb­bels fit inter­dire sous le IIIe Reich cer­tains com­po­si­teurs, taxés d’écrire de la musique “ dégé­né­rée ” (entar­tete Musik), et que Bar­tok lui écri­vit pour récla­mer l’honneur d’être clas­sé par­mi eux. Alexandre von Zem­lins­ky, mort en 1942, fut de ceux-là, et, comme l’on pou­vait s’y attendre, sa musique est superbe.

Superbe, mais pas seule­ment : cette musique qu’aima Webern est d’une extrême ori­gi­na­li­té, sub­tile, fine, fai­sant appel à tous les registres de la palette sonore, à la limite de l’atonalité. On pour­rait dire que Zem­lins­ky est à la musique ce que Proust est à la lit­té­ra­ture, Vuillard à la peinture.

En témoignent ses lie­der avec orchestre, dont l’intégrale vient d’être enre­gis­trée par James Conlon à la tête du Gür­ze­nich-Orches­ter Köln Phil­har­mo­ni­ker avec une pléiade de solistes, par­mi les­quels une extra­or­di­naire sopra­no, Soile Iso­kos­ki6.

Une œuvre majeure, qui couvre trente-cinq ans de com­po­si­tion, et où l’on dis­tin­gue­ra, pour les pyr­rho­niens qui vou­draient un échan­tillon pour être convain­cus, Mai­blu­men blüh­ten übe­rall, pour sopra­no et sex­tuor à cordes, petite mer­veille enre­gis­trée en pre­mière mon­diale, et qu’aimeront au-delà du rai­son­nable ceux qui aiment les chan­sons de Ravel, le gewürtz­tra­mi­ner, Bau­de­laire et les jar­dins du Luxem­bourg en automne.

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1. On nous per­met­tra de ne pas céder à l’orthographe anglo-saxonne.
2. 2 CD SONY SM2K8979.
3. 2 CD VIRGIN 5 61760 2.
4. 1 CD PIANOVOX 76005 565344.
5. 1 CD TELDEC 8573−81041−2.
6. 1 CD EMI 5 57024 2.

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