Intérieurs
C’est l’automne. Les vacances sont déjà loin, vos activités professionnelles, le stress et la passion qui leur sont associés, ont repris possession de vous depuis plusieurs semaines, et vous ressentez le besoin d’une pause, d’un retour sur vous-même, d’une introspection, que la brève accalmie d’un week-end peut vous offrir.
La famille crie au scandale, mais vous n’en avez cure : vous allez, malgré les protestations et les railleries, vous enfermer dans la musique, casque sur les oreilles, comme dans un caisson étanche, et vous en sortirez, qui sait, serein et régénéré.
Chostakovitch
Que Chostakovitch1 soit un musicien complexe, ce n’est pas un scoop ; mais, au-delà du penchant pour le grinçant et le grandiose qu’affichent certaines de ses symphonies, l’on redécouvre aujourd’hui un créateur que les contraintes et les harcèlements des pontifes de la culture stalinienne ont non bridé mais stimulé, tout comme les règles étroites de la tragédie classique ont seules permis à Racine et Corneille d’exprimer leur génie.
Tout d’abord les concertos, dont un “ double disque ” présente une belle anthologie2. Le 1er Concerto pour violon, enregistré en 1956 par son dédicataire David Oïstrakh avec le Philharmonique de New York dirigé par Dimitri Mitropoulos, vous prend au cœur dès le premier mouvement et ne vous lâche plus ; au point que, en comparaison, les concertos de Brahms, Tchaïkovski, Mendelssohn pourraient vous apparaître comme des bluettes : aucune concession à la virtuosité, aucune respiration, une tension permanente qui vous laissera chancelant, véritablement.
Le 1er Concerto pour violoncelle est, lui aussi, joué par son dédicataire Rostropovitch, en 1960, avec le Philadelphia Orchestra dirigé par Eugène Ormandy : là aussi, pour peu qu’on se laisse prendre – et comment faire autrement – une œuvre face à laquelle les grands du répertoire, les Dvorak et autre Schumann, semblent convenus et pâlichons, d’autant que le langage reste l’écriture classique.
Enfin, les Deux concertos pour piano, le premier avec trompette, par André Prévin et le New York Philharmonic dirigé par Bernstein, l’autre que joue Bernstein lui-même en dirigeant le même orchestre, sont l’un fort, avec deux mouvements centraux lyriques dans l’esprit de Mahler, l’autre agréable, et permettent de respirer.
Sur un autre “ double disque ”3, deux œuvres phares de la musique de chambre du XXe siècle : le Quintette avec piano, et le 2e Trio pour piano, violon et alto, par Ian Brown et des solistes du Nash Ensemble : encore deux œuvres au lyrisme exacerbé, impossibles à écouter d’une oreille distraite, et qui vous pénètrent au plus profond.
On n’a sans doute jamais écrit de musique aussi puissante dans l’introspection et aussi désespérée que le Trio, à ne pas écouter un jour de vague à l’âme, et qui vous posera, si vous ne vous les posez pas déjà vous-même, les problèmes majeurs : la vie, l’amour, la mort, surtout la mort…
Les quatre valses qui accompagnent ces deux œuvres sont de la musique de film, d’un intérêt nul. Le deuxième disque, en revanche, consacré à Schoenberg, est passionnant car il présente, à côté de la Nuit transfigurée, la Kammersymphonie, arrangée pour piano et quatuor par Webern, et l’Ode à Napoléon.
La Symphonie de chambre est une pièce superbe et très classique, qu’aimeront ceux qui sont peu perméables à la manière sérielle de Schoenberg ; l’Ode à Napoléon est une œuvre assez dure, typiquement sérielle, avec récitant, où Schoenberg vise, à travers Napoléon, l’hitlérisme.
Quant à la Nuit transfigurée, que chacun connaît, sans doute l’une des plus belles œuvres de Schoenberg, et la plus accessible, elle est jouée ici dans sa version d’origine pour sextuor, plus poignante encore que la version pour orchestre de chambre, et le jeu aérien, pas trop expressionniste, des solistes du Nash Ensemble mérite un grand coup de chapeau.
Claude Helffer joue Schoenberg
Notre camarade Claude Helffer est le paradigme du musicien pur et dur, c’est-à-dire sans aucune concession. On connaît ses interprétations de Ravel (qui sont au piano ce que celles de Boulez sont à l’orchestre, un modèle d’explication de texte dépouillée de tout romantisme), on l’a même entendu jadis dans le Concerto de Schumann.
En enregistrant l’intégrale de l’œuvre de piano de Schoenberg, il présente une somme qu’il est sans doute le seul aujourd’hui à pouvoir jouer avec une autorité indiscutable, car elle est l’aboutissement de toute une vie4 consacrée essentiellement à la musique sérielle.
Celui, quelque fermé qu’il soit à la musique dodécaphonique, qui a entendu Claude Helffer expliquer une sonate de Boulez en la décortiquant au clavier, aura compris que ce diable d’homme, un pédagogue-né, est capable de nous faire aimer toute musique qu’il aime lui-même. Eh bien, c’est vrai aussi pour Schoenberg, qu’il joue comme on joue du Brahms, avec sensibilité et intelligence, et non avec froideur.
Que Helffer soit polytechnicien n’est pas indifférent : cette manière de jouer clair, qui en définitive rend accessibles les pièces les plus difficiles, n’est-elle pas la marque d’une certaine école de pensée, d’une certaine École tout court ?
Le nouveau Fazil Say
L’irruption de Fazil Say dans le monde musical français, voici quelques années, a déclenché des réactions passionnelles – pianiste génial pour les uns, fantaisiste doué pour les autres – mais elle n’a laissé personne indifférent.
Aujourd’hui, avec du recul et quelques enregistrements, dont Mozart et Bach, force est de reconnaître que le jeune pianiste turc n’est pas tombé dans le piège du vedettariat, et qu’il joue de mieux en mieux et de plus en plus clair, en limitant au strict minimum l’utilisation de la pédale forte, et en choisissant des compositeurs et des œuvres qui imposent la clarté et la perfection technique.
Ainsi, en enregistrant le Sacre du printemps5, seul, à quatre mains (profitant des possibilités qu’offre la technique de l’enregistrement musical, possibilités mises à profit il y a bien longtemps déjà par Sydney Bechet dans un Sheik of Araby de légende, où il tenait non seulement le saxo soprano mais aussi deux autres instruments), Fazil Say produit rien de moins qu’un petit chef‑d’œuvre au sens où l’entendent les Compagnons du Tour de France, variant les couleurs à l’infini, et où l’auditeur le moins averti peut distinguer chaque plan sonore mieux encore que dans la version orchestrale. Stravinski aurait aimé, sûrement.
Musique dégénérée : Von Zemlinsky
On sait que Goebbels fit interdire sous le IIIe Reich certains compositeurs, taxés d’écrire de la musique “ dégénérée ” (entartete Musik), et que Bartok lui écrivit pour réclamer l’honneur d’être classé parmi eux. Alexandre von Zemlinsky, mort en 1942, fut de ceux-là, et, comme l’on pouvait s’y attendre, sa musique est superbe.
Superbe, mais pas seulement : cette musique qu’aima Webern est d’une extrême originalité, subtile, fine, faisant appel à tous les registres de la palette sonore, à la limite de l’atonalité. On pourrait dire que Zemlinsky est à la musique ce que Proust est à la littérature, Vuillard à la peinture.
En témoignent ses lieder avec orchestre, dont l’intégrale vient d’être enregistrée par James Conlon à la tête du Gürzenich-Orchester Köln Philharmoniker avec une pléiade de solistes, parmi lesquels une extraordinaire soprano, Soile Isokoski6.
Une œuvre majeure, qui couvre trente-cinq ans de composition, et où l’on distinguera, pour les pyrrhoniens qui voudraient un échantillon pour être convaincus, Maiblumen blühten überall, pour soprano et sextuor à cordes, petite merveille enregistrée en première mondiale, et qu’aimeront au-delà du raisonnable ceux qui aiment les chansons de Ravel, le gewürtztraminer, Baudelaire et les jardins du Luxembourg en automne.
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1. On nous permettra de ne pas céder à l’orthographe anglo-saxonne.
2. 2 CD SONY SM2K8979.
3. 2 CD VIRGIN 5 61760 2.
4. 1 CD PIANOVOX 76005 565344.
5. 1 CD TELDEC 8573−81041−2.
6. 1 CD EMI 5 57024 2.