Internet, acte II : le retour à la raison

Dossier : Les services aux entreprisesMagazine N°568 Octobre 2001
Par Georges VIALLE (71)
Par Paul de LEUSSE (92)

La fin du premier acte de l’économie Internet

La fin du premier acte de l’économie Internet

C’est la douche froide pour de nom­breuses grandes entre­prises aux États-Unis et en Europe en ce qui concerne l’e-busi­ness. L’an der­nier, elles étaient toutes sur le pied de guerre. Elles avaient réagi à la menace des start-ups Inter­net et lan­cé des dizaines de mil­liers d’i­ni­tia­tives de e‑business » pour faire quelque chose « . Ain­si, une étude récente por­tant sur les 30 entre­prises de l’in­dex alle­mand DAX a révé­lé que ces socié­tés ont lan­cé plus de 2 000 pro­jets dif­fé­rents d’e-busi­ness l’an­née der­nière pour un bud­get glo­bal dépas­sant 3,5 mil­liards d’euros.

Cepen­dant iso­lées, redon­dantes ou sous-dimen­sion­nées, la plu­part de ces ini­tia­tives n’ont pas encore libé­ré leur poten­tiel de créa­tion de valeur. La mul­ti­tude de pro­jets de e‑business cachés au sein des groupes pour­rait ain­si repré­sen­ter une perte de res­sources lar­ge­ment supé­rieure au fias­co média­ti­sé des valeurs bour­sières Internet.

Le début d’an­née 2001 marque la fin de l’acte I de l’In­ter­net en tant que phé­no­mène éco­no­mique. La ruée ini­tiale vers le Net, carac­té­ri­sée par la mul­ti­pli­ca­tion accé­lé­rée d’i­ni­tia­tives de e‑commerce iso­lées, est ter­mi­née. Dégri­sées, les entre­prises vont pour­suivre leur évo­lu­tion numé­rique avec une approche plus sobre et plus ration­nelle. L’acte II pour­ra alors commencer.

À quoi res­sem­ble­ra-t-il ? Cer­tains élé­ments du scé­na­rio sont déjà connus : tout d’a­bord, le conflit n’op­po­se­ra plus les dot.coms aux entre­prises de » l’an­cienne éco­no­mie « . Ce sont les entre­prises hybrides » click and mor­tar « , qui lut­te­ront pour avoir la supré­ma­tie et repous­se­ront les simples dot.coms et les entre­prises non numé­riques vers des posi­tions marginales.

Ensuite, les direc­tions géné­rales seront direc­te­ment impli­quées dans la réus­site de ces pro­jets et en confie­ront les rênes à des res­sources seniors et non plus au middle mana­ge­ment à qui ces pro­jets avaient été plei­ne­ment confiés dans l’acte I. Enfin, et c’est capi­tal, les entre­prises qui rem­por­te­ront la mise seront celles qui uti­lisent les nou­velles tech­no­lo­gies pour tirer par­ti du poten­tiel consi­dé­rable de leurs atouts exis­tants et ren­for­cer leur posi­tion éta­blie sur leur marché.

Un exemple réussi : le recentrage des initiatives Internet de GE

Toutes les socié­tés n’ont pas tré­bu­ché dans leur ruée vers le numé­rique. Gene­ral Elec­tric et Sou­th­West Air­lines aux États-Unis, la SNCF, Renault, MLP et Ban­kIn­ter en Europe se sont ins­pi­rées des meilleures stra­té­gies des pion­niers du » click and mor­tar » plu­tôt que de se dis­per­ser dans un por­te­feuille de pro­jets e‑business disparates.

Jack Welch, PDG de GE, s’é­tait d’a­bord foca­li­sé sur la » menace des dot.coms « . Il avait alors mobi­li­sé ses troupes autour de la for­mule » DestroyYourBusiness.com  » et mis en place des équipes de jeunes cadres à tra­vers son groupe, char­gées d’i­ma­gi­ner des plans d’ac­tion pour com­battre les dot.coms sup­po­sées mena­cer les métiers de GE. Welch s’est rapi­de­ment ren­du compte de son erreur et chan­gea la for­mule » DestroyYourBusiness.com » en » GrowYourBusiness.com » afin de savoir com­ment GE pou­vait uti­li­ser l’In­ter­net pour ren­for­cer ses prin­ci­paux concepts d’en­tre­prise. Ain­si, GE Power Sys­tems s’est consa­cré à la réso­lu­tion des pro­blèmes de ses clients :

  • GEPower.com pro­pose des outils en ligne qui aident les clients dans leurs déci­sions d’a­chat avec, par exemple, un outil de confi­gu­ra­tion des cana­li­sa­tions et un outil d’op­ti­mi­sa­tion de cou­pures de cou­rant leur per­met­tant de com­pa­rer la per­for­mance de leur tur­bine à celle d’autres équipements ;
  • son outil » Indus­trial Aero­De­ri­va­tive Gas Tur­bine Onsite Moni­tor » suit vingt-quatre heures sur vingt-quatre les tur­bines des cen­trales élec­triques. En cas de pro­blème, ses tech­ni­ciens peuvent se connec­ter auto­ma­ti­que­ment au site indus­triel concer­né pour ins­pec­ter l’é­qui­pe­ment et gui­der le client dans la réso­lu­tion du problème.


En élar­gis­sant sa pro­po­si­tion de valeur, GE aug­mente ses sources de reve­nus et conso­lide sa rela­tion clients. De plus, en dépla­çant vers l’In­ter­net les opé­ra­tions qui néces­sitent beau­coup de tran­sac­tions, GE peut réorien­ter ses équipes vers du tra­vail à plus haute valeur ajoutée.

GE s’est donc concen­tré inten­tion­nel­le­ment sur la numé­ri­sa­tion de ses Busi­ness Desi­gns exis­tants au lieu de se dis­per­ser dans des pro­jets péri­phé­riques. Cette démarche, plus contrai­gnante, béné­fi­cie déjà d’un retour sur inves­tis­se­ment signi­fi­ca­tif : les ini­tia­tives de numé­ri­sa­tion de ses Busi­ness Desi­gns comp­te­raient pour 7 % des béné­fices de GE cette année.

Comment faire le tri dans le foisonnement des initiatives ?

À tra­vers ses mis­sions avec des grandes entre­prises, dans tous les sec­teurs et à tra­vers le monde, Mer­cer Mana­ge­ment Consul­ting a éva­lué l’en­semble des ini­tia­tives exis­tantes et poten­tielles de ses clients selon deux axes : leur contri­bu­tion poten­tielle au cœur de métier et leur puis­sance éco­no­mique respective.

Le clas­se­ment de ces ini­tia­tives dans les quatre caté­go­ries ain­si défi­nies a révé­lé que :

  • beau­coup trop d’i­ni­tia­tives sont conçues comme des pro­jets indé­pen­dants et déve­lop­pées agres­si­ve­ment (type B). Cela engendre plu­sieurs pro­blèmes : pre­miè­re­ment, la plu­part des ini­tia­tives sont très coû­teuses et très risquées.
    Deuxiè­me­ment, cela entraîne la consti­tu­tion d’un » por­te­feuille » dis­pa­rate d’i­ni­tia­tives e‑business ; bien que cette approche puisse réduire les risques, elle néces­site un niveau d’in­ves­tis­se­ments peu réaliste.
    Troi­siè­me­ment, et plus grave, la pro­li­fé­ra­tion de ces pro­jets auto­nomes nuit au déve­lop­pe­ment des oppor­tu­ni­tés vrai­ment inté­res­santes de type A ;
  • entre 20 % et 30 % des pro­jets exis­tants sont de type D. Ils devraient être sup­pri­més et leurs res­sources réal­louées. La plu­part des socié­tés qui ont pris cette approche stra­té­gique ont réduit leurs dépenses e‑business de façon significative.


Un mélange idéal aurait près de la moi­tié de ses pro­jets de type A, 30 à 40 % de type C et pas plus de 10 à 20 % de type B.

Ce sont les pro­jets de type A qui devront rece­voir la majo­ri­té des res­sources allouées à l’e-business.

Les deux piliers des projets Internet au sein des grandes entreprises

Le vrai tra­vail de créa­tion et de mise en place d’un Busi­ness Desi­gn numé­rique a lieu au sein des uni­tés opé­ra­tion­nelles. Cepen­dant deux mis­sions essen­tielles doivent être rat­ta­chées direc­te­ment au siège : la recherche de gains d’ef­fi­ca­ci­té et le lea­der­ship.

Les gains d’ef­fi­ca­ci­té concernent : la tech­no­lo­gie, en per­met­tant d’a­che­ter maté­riel, logi­ciels et ser­vices au meilleur prix ; les actifs numé­riques (c’est-à-dire les don­nées, les logi­ciels clients, four­nis­seurs ou employés) qui peuvent sou­vent être réuti­li­sés d’une uni­té opé­ra­tion­nelle à l’autre ; enfin, le mana­ge­ment, car l’on sait qu’au moins 30 % des pro­jets e‑business échouent pour des rai­sons presque tou­jours liées à l’en­ca­dre­ment et non pas à la technologie.

Afin de lais­ser une liber­té d’ac­tion suf­fi­sante aux direc­teurs de divi­sion, de nom­breuses socié­tés ont choi­si une approche décen­tra­li­sée. Elles ins­taurent des ins­tances de conseil en matière d’e-busi­ness qui favo­risent (mais sans for­cer) l’é­ta­blis­se­ment de stan­dards com­muns et montent des réunions pour que toute l’en­tre­prise béné­fi­cie des » meilleures pra­tiques » identifiées.

Tou­te­fois, il y a de plus en plus d’in­sa­tis­fac­tions à pro­pos de cette approche, parce qu’elle engendre néces­sai­re­ment peu d’ac­tion col­lec­tive ou de par­tage. C’est l’une des rai­sons pour les­quelles les ini­tia­tives de la pre­mière vague sont res­tées anec­do­tiques, trop sou­vent de type ama­teur et peu réuti­li­sables aujourd’hui.

Les socié­tés qui ont réus­si un rat­tra­page vers le numé­rique ont adop­té une approche plus cen­tra­li­sée. GE, IBM, Sie­mens et Renault par exemple ont toutes mis en place des struc­tures e‑business au niveau cen­tral et un sys­tème de repor­ting e‑business à tra­vers toute la struc­ture qui ren­force une vision com­mune autour du numé­rique et favo­rise la coor­di­na­tion et le par­tage. Elles ont de plus dési­gné un patron du e‑business à temps complet.

Chez Renault, le direc­teur e‑business et les direc­teurs chefs des uni­tés opé­ra­tion­nelles par­rainent ensemble des pro­jets col­lec­tifs et contrôlent leurs pro­grès au cours de la phase de défi­ni­tion ini­tiale. Ils défi­nissent les plates-formes cen­trales devant relier Renault et ses dif­fé­rentes uni­tés aux clients (B2C), aux employés (B2E) et aux four­nis­seurs (B2B) – y com­pris Covi­sint, le consor­tium auto­mo­bile Inter­net. Lorsque les pro­jets sont suf­fi­sam­ment mûrs, les uni­tés opé­ra­tion­nelles en prennent la totale res­pon­sa­bi­li­té. De plus, la direc­tion e‑business veille au par­tage des logi­ciels, des don­nées, de l’ex­per­tise et des com­pé­tences de mana­ge­ment de busi­ness numérique.

Ce qui nous amène au der­nier point de la e‑organisation : le lea­der­ship. Seuls le PDG et l’é­quipe de direc­tion peuvent défi­nir une vision com­mune, éta­blir le rôle de l’In­ter­net dans le futur de l’en­tre­prise et rendre les mana­gers res­pon­sables de la numé­ri­sa­tion de leurs opé­ra­tions. Après la ruée incon­si­dé­rée vers l’In­ter­net et l’é­cla­te­ment de la bulle dot.com, la plu­part des entre­prises ne sont pas d’hu­meur à ten­ter de nou­velles aven­tures. C’est seule­ment avec une impul­sion claire des PDG que les entre­prises pour­ront tirer un trait sur les erreurs pas­sées, trou­ver à nou­veau leurs repères et faire du e‑business un levier de créa­tion de valeur dans le cadre de la stra­té­gie numé­rique de l’entreprise.

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