Internet : le libéralisme au service de l’impérialisme
Louis Pouzin, à l’origine de ce qui deviendra le protocole TCP-IP, décrit l’histoire de la naissance et du développement d’Internet et s’indigne de la prise de contrôle du système par les autorités américaines. Les européens n’ont fait aucun effort pour participer, la France a préféré se tourner vers le Minitel. Seule la Chine a développé une stratégie concurrente, fortement centralisée et policée, qui n’est pas exportable.
En 1968, l’ARPA (Advanced Research Projects Agency), qui gère les projets financés par le DoD (Department of Defense) américain, lance le projet « Arpanet » de réseau d’ordinateurs hétérogènes, c’est-à-dire de constructeurs différents.
En 1970, la délégation à l’informatique du gouvernement Pompidou prend conscience de l’importance à venir des réseaux d’ordinateurs. Après une mission d’information aux États-Unis, elle lance en 1971 un projet similaire, le réseau « Cyclades », dont l’auteur de cet article est le directeur et concepteur.
“ Les principes de fonctionnement d’Internet sont calqués sur Cyclades ”
Une démonstration d’Arpanet a lieu en 1972 : une dizaine d’ordinateurs situés dans des universités et centres de recherche accessibles via une vingtaine de terminaux.
En 1973, une démonstration de Cyclades est faite : des travaux soumis localement à un ordinateur CII reçoivent leurs résultats d’un ordinateur IBM de l’université de Grenoble.
Naissance d’internet
L’architecture de Cyclades fait apparaître les limites d’Arpanet dans le milieu de la recherche américaine, avec pression sur l’ARPA pour se mettre au goût du jour.
LA COMMUTATION DE PAQUETS
Les besoins en transmission de données diffèrent de ceux de la téléphonie. Le moyen choisi par Arpanet et Cyclades est un réseau de mini-ordinateurs dédié au transport de fragments de données limités à quelques milliers de bits : les paquets.
Arpanet est censé transmettre sans erreur, et il est conçu pour être unique au monde, donc sous contrôle américain. Cyclades est radicalement différent : c’est un réseau de réseaux autonomes, susceptibles de faire des erreurs.
Les appareils utilisant Cyclades disposent d’une logique (protocole) qui corrige les erreurs de transmission. Cette technique de contrôle de bout en bout est plus fiable et économique que les réseaux prétendument sûrs.
Le réseau s’efforce ensuite de livrer les paquets à une adresse de destination par le meilleur chemin (routage), dont les critères sont définis par l’opérateur du réseau.
D’où la proposition en 1974 d’un protocole nommé TCP-IP. Les principes de fonctionnement sont calqués sur Cyclades, avec quelques différences n’apportant pas d’avantage notoire.
L’année 1974 est aussi, en France, celle du décès de Georges Pompidou – remplacé par Valéry Giscard d’Estaing –, et d’une mise à la casse de la politique informatique : suppression de la délégation à l’informatique, fusion de CII et Honeywell-Bull, démantèlement du consortium Unidata (CII, Philips et Siemens), interruption du financement de Cyclades. Le pouvoir est à la CGE (Compagnie générale d’électricité), qui n’a pas de passé informatique.
À partir de 1980, la star est le Minitel, promu par France Télécom. Outil simple et robuste pour le grand public, dopé par les messageries roses, il sera exploité jusqu’en 2013. Quelques tentatives d’exportation n’ont pas réussi.
C’est une bonne période pour les sociétés de services dont les ingénieurs ont été formés grâce à des contrats de Cyclades. Au lieu de sous-traiter à des sociétés américaines, ce sont les sociétés françaises qui réalisent les réseaux de la SNCF, du Crédit Agricole, Transpac, entre autres, et travaillent aussi à l’exportation.
Aux États-Unis, la migration du protocole NCP d’Arpanet vers TCP-IP se révèle laborieuse, et c’est seulement en 1983 qu’est intronisé Internet, perçu à l’époque comme un outil pour chercheurs ou programmeurs : pas d’ergonomie, rien pour attirer le public.
Le Web, La Toile
Apparu vers 1990, le Web est très vite un engouement, une révolution, un super-Minitel. La possibilité de visualiser par un simple clic une page située n’importe où dans l’Internet est bien une invention disruptive.
Elle est née au CERN, près de Genève. Un langage standard de description de page élimine pratiquement les différences de présentation entre logiciels de navigation : sans cela, la Toile ne serait qu’une collection de fichiers disparates.
Marchandisation néolibérale
Dès l’apparition du Web, les milieux marchands américains reniflent une odeur de dollar. Avec réactivité, leur machine de propagande se met en marche, et en moins de deux ans le Web devient l’Internet.
UN PROJET MILITAIRE
Dans les années 1990, le financement d’Internet est assuré par des crédits militaires dont la finalité est de créer à terme des technologies utilisables par les armées.
Les projets de recherche sont gérés par des scientifiques, et ce sont surtout les publications qui permettent d’évaluer les résultats.
Le grand public et le milieu des affaires ne sont même pas au courant.
Mais à ce stade initial les outils de développement de sites Web et l’expérience de présentation visuelle sont peu évolués. Malgré leurs limites techniques les sites Minitel des journaux français et du Club Med ont dix ans d’avance et sont bien mieux conçus et plus attrayants.
L’administration Clinton néolibérale met la pression diplomatique pour convaincre les Européens de marchandiser l’Internet, le libérer du carcan étatique, confier la commercialisation aux sociétés privées, c’est-à-dire préparer le marché à la mainmise des sociétés américaines.
Mais, pour les milieux politiques européens, l’Internet est une anticipation lointaine. Ils écoutent poliment, sans plus.
En 1998 est créé l’ICANN (Internet Consortium for the Assignment of Names and Numbers), société privée californienne sans but lucratif liée par contrat au DoC (Department of Commerce).
Elle hérite des fonctions de coordination technique assurées jusqu’alors par un seul chercheur. Le message est clair : l’Internet est désormais une affaire de commerce, sous l’autorité du gouvernement américain, mais, pour des raisons d’efficacité et surtout pour ne pas provoquer de réactions négatives de l’étranger, la gouvernance de l’Internet est confiée à une société privée.
On le saura plus tard, l’usage de l’Internet comme outil d’espionnage mondial est déjà en cours de mise en place. Hold-up réussi, à la barbe de tous, notamment des citoyens américains.
Le sommet mondial sur la société de l’information
Ce sommet onusien est le premier du genre. Proposé par la Tunisie et l’UIT (Union internationale des télécommunications), avec l’objectif de réduire la fracture numérique, il provoque une prise de conscience des États sur les mutations de la société induites par les usages de l’Internet. Le sommet est organisé en deux phases, d’abord à Genève en 2003, puis à Tunis en 2005.
“ L’usage de l’Internet comme outil d’espionnage mondial est en cours de mise en place ”
Dès les premières réunions de préparation en 2001 les clivages se dessinent : États-Unis et suiveurs (Royaume-Uni, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Japon et Israël), Union européenne (paralysée par les divergences entre ses membres), et autres gouvernements opposés aux États-Unis.
La cause majeure de dissension est l’unilatéralisme américain dans la politique de gouvernance de l’Internet. Dans son rôle de mandataire américain, l’ICANN est la cible préférée des critiques, par exemple pour la centralisation de l’allocation des adresses IP et de la gestion du DNS (Domain Name System, c’est-à-dire l’annuaire).
Les États-Unis sont opposés à toute forme de partage de gouvernance. Pour éviter l’échec, il est décidé a minima de confier aux États la gestion de leurs noms de domaine.
Toutefois, l’ICANN conserve le monopole de la gestion des noms de premier niveau (ou extensions), dont l’ensemble constitue la racine du DNS.
Fractures politiques
Au cours des deux années suivantes (2004- 2005) les fractures politiques se renforcent. Des délégués (Arabie Saoudite, Chine, Iran, Syrie) s’informent sur les possibilités de construire un Internet national dans leur langue. Un jour, le directeur général de l’ICANN déclare dans une réunion à Genève que la décision de se séparer des États-Unis va être officialisée.
25 juin 2013, Louis Pouzin, pionnier de l’Internet, reçoit le Prix de la reine Elizabeth pour l’ingénierie.
Créé pour trouver un terrain d’entente entre opposants, le Working Group on Internet Governance (WGIG) propose trois scénarios de gouvernance. Son mérite est de clarifier les composantes et les divergences au sein des États sur leur conception de la gouvernance.
Quelques mois avant la clôture des débats, les États-Unis font savoir qu’aucun changement ne serait accepté dans la gouvernance de l’Internet par l’ICANN. Pour éviter l’échec du sommet suite à ce diktat, l’idée est lancée de poursuivre le sommet sous un autre nom, le Forum de la gouvernance Internet (FGI). Créé par l’ONU pour cinq ans, ce dernier est chargé de faire converger et de coordonner les actions de tous les organismes impliqués dans la gouvernance de l’Internet.
La rédaction des conclusions de cette phase du SMSI est difficile. Une médiation suisse permet de trouver les termes acceptables par les États-Unis et les principaux opposants. Ce document, dit Agenda de Tunis, est toujours d’actualité dix ans plus tard.
Dix ans de FGI
La première réunion du FGI, en 2006, à Athènes, ne prévoit plus de sièges ou sessions réservés aux gouvernements et autres dignitaires. Les délégués de multiples pays font connaissance. Plénières et ateliers apportent une diversité convenable pour les participants de culture assez généraliste. Globalement, ils sont satisfaits : « Rendez-vous l’an prochain à Rio. »
“ L’organisation du FGI est devenue dépendante des activistes alliés du gouvernement américain ”
Le bloc américain des opposants au FGI effectue alors un virage spectaculaire pour en vanter les mérites et proclamer son soutien pour la suite. Il est prévu une réunion annuelle, avec des réunions préparatoires à Genève.
Les thèmes abordés, ouverture, sécurité, diversité et accès, sont fixés par le secrétariat général de l’ONU, qui assure la présidence. Un secrétaire exécutif est prêté par la Suisse.
UN SALON OÙ L’ON CAUSE
La création du FGI est plébiscitée par tous, sauf par les États-Unis et leurs lobbies, qui n’y voient qu’une duplication de fonctions déjà en place, un gâchis de ressources, etc.
Mais des pressions politiques efficaces les amènent à signer l’accord, moyennant de sévères restrictions : pas de budget onusien, ni groupes de travail, ni décisions, ni propositions, bref, un salon où l’on cause.
Les thèmes s’élargissent : ressources critiques (adresses IP, DNS), et nouvelles technologies. Des coalitions dynamiques se créent (pour ne pas dire groupes de travail). Des messages sont émis (et non des recommandations).
Des FGI régionaux et nationaux décantent les sujets avant le FGI annuel. L’assistance augmente, ainsi que les offres de sessions. Des journées pré et post-FGI sont organisées hors ONU. La présence des délégués gouvernementaux se réduit.
En l’absence de budget onusien, les coûts de fonctionnement du FGI sont en partie couverts par des États et surtout par des donateurs financés par des sources américaines.
Ainsi, l’organisation est devenue dépendante des activistes alliés du gouvernement américain, dont l’objectif est le statu quo. Néanmoins, le FGI est reconduit par l’ONU pour dix ans.
Le poids de la Chine
Au début du SMSI, les délégués chinois sont perplexes : selon les professionnels formés aux dogmes de l’ICANN, il faut tenir les gouvernements à l’écart de la gouvernance, car ils n’y comprennent rien et ne cherchent qu’à contrôler et taxer les utilisateurs ; il faut suivre le modèle appliqué aux États-Unis.
Les échanges avec les like minded countries, auxquels nous sommes conviés, permettent de démystifier l’Internet qui prétend libérer les utilisateurs mondiaux en les contrôlant depuis les États-Unis.
Le gouvernement chinois n’apprécie pas les contrôles d’origine étrangère. Il suffit alors de comprendre que la centralisation dans un seul pays n’a pas de justification technique, et que l’Internet peut très bien fonctionner par interconnexion de réseaux distincts. Enfin, la Chine annonce, après la clôture du SMSI, le développement d’un Internet en chinois, qui est ouvert en 2006.
En 2015, le nombre d’utilisateurs dépasse les 700 millions. Les échanges avec le réseau de l’ICANN utilisent un DNS spécifique assurant compatibilité et surveillance du trafic.
On peut noter que le gouvernement chinois a évalué bien avant les autres les enjeux de devenir une colonie numérique des États-Unis, et a aussitôt développé une stratégie concurrente.
Indépendance pour tous
“ L’ICANN : un monopole de fait, qui est de plus un racket financier ”
Le modèle chinois de la gouvernance d’Internet, fortement centralisé et policé, n’est pas adapté à l’Europe, qui préfère une harmonisation de services. Si les protocoles de communication devenus normalisés sont bien acceptés, les noms de domaine sont gérés de manière chaotique par l’ICANN.
Les règles d’enregistrement sont instables ou incohérentes. La sécurité n’est pas garantie. Le DNS ne fait que traduire une chaîne de caractères en numéros IP, il n’y a pas de raison d’en centraliser le contrôle.
L’ICANN n’a aucune légitimité internationale pour exercer un monopole de fait, qui est de plus un racket financier.
Concurrence déloyale
Créer des DNS régionaux ou nationaux ne présente pas de difficulté technique. Comme dans tous les systèmes mutualisés, l’effort est de trouver assez de clients pour amortir l’investissement.
RACINES OUVERTES
Des DNS libres sont apparus aux États-Unis avant l’ICANN et offrent des services personnalisés.
Google a un DNS en propre dont la racine est identique à celle de l’ICANN, ce qui permet de tracer toutes les pages visitées par les utilisateurs.
La société française Open-Root vend (au lieu de louer) des extensions choisies par les clients. Sa racine contient celle de ses clients, celle de l’ICANN, une racine arabe, la racine chinoise, et quelques autres.
Ces racines sont qualifiées de « racines ouvertes » à la différence de la racine ICANN, qui est fermée aux autres.
Dans cette optique, observons ce modèle économique curieux : les utilisateurs paient un accès à Internet via fournisseur d’accès, opérateurs, registreurs, registres, nom de domaine, et finalement ICANN, qui collecte au sommet.
En revanche, l’ICANN ne paie rien pour bénéficier du réseau de DNS dont se servent les utilisateurs. Presque tous les opérateurs de DNS sont des universités, laboratoires, centres de recherche, qui fournissent le service sur leurs frais généraux.
Ce sont donc les contribuables qui paient à nouveau pour financer les DNS. Une société offrant un service de DNS privé subit alors la concurrence déloyale de l’ICANN qui utilise un service public gratuit à son seul profit sans même payer d’impôt sur ses revenus.
L’effet Snowden
Une diversité de racines introduit une concurrence, avec une meilleure adéquation aux besoins et aux ressources des utilisateurs. L’objectif majeur de la racine ICANN serait-il de maintenir ses capacités d’espionnage mondial au profit du gouvernement américain et de ses industriels ?
Rappelons ici l’affaire Edward Snowden et, auparavant, l’histoire méconnue de Mark Klein, ingénieur chez ATT, qui avait découvert en 2002 qu’une artère majeure de communication était copiée vers la NSA.
Ayant quitté ATT, il a tenté pendant des mois de convaincre des journaux de révéler cette illégalité. Le New York Times a finalement accepté après être convenu avec le FBI de retarder d’un an la publication, en 2005. Aucune réaction médiatique n’a suivi.
Remous dans l’internet
Aujourd’hui, le gouvernement américain a d’autres soucis, internationaux et nationaux (dont une élection présidentielle en novembre). Aussi le proche futur pour l’Internet est-il le statu quo.
Le directeur général de l’ICANN a pourtant réussi en 2014 à engager le Brésil dans un brillant pastiche de conférence (Net Mundial), en prélude à une supposée globalisation de l’ICANN dans le giron du World Economic Forum (Davos).
Il cédera son siège avant terme en mars, pour un rôle de vice-président d’une World Internet Conference à Wuzhen, en Chine.
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Aspects complémentaires à l’article de Louis Pouzin
Tout d’abord, un grand merci à Louis Pouzin pour son engagement et son sens du partage qui sont particulièrement appréciés par la société civile présente au SMSI et qui encouragent une bonne partie d’entre elle. Pour ma part, trois aspects me semblent intéressants voire utiles pour compléter ses propos :
– L’avènement de la déréglementation du secteur des télécommunications à partir de 1986 suite au démantèlement d’AT&T sous Ronald Reagan, repris par Margaret Thatcher au Royaume-Uni puis imposé par l’Union européenne, et promu avec un zèle tout particulier par l’UIT auprès de tous ses pays membres y compris les PeD.
– L’espionnage massif par les Etats-unis et leurs alliés anglo-saxons via le réseau Echelon qui a fait l’objet de débats puis d’un Rapport détaillé du Parlement européen (1997). Il s’appuie sur le « syphonnage » des réseaux de télécommunications, terrestres et satellitaires.
– La structure du FGI ‑dont la vocation soulignée par Louis Pouzin est d’émettre des propositions de proposition(s) à l’attention de l’ICANN et des institutions multilatérales concernées- est « multi-partenariale » par décision onusienne et résultat du compromis de Tunis (SMSI, 2005). Cette qualification stipule que quatre partenaires (stakeholder en anglais, un terme rappelant non sans arrière-pensée le shareholder ou actionnaire) composent le FGI. Ce sont, respectivement et selon l’ordre officiel des Nations unies, les organisations multilatérales et régionales, les Etats, le Secteur privé et la Société civile. Ces « partenaires-shareholders » sont censés exercer leur fonction de proposition de manière égalitaire, en anglais « on equal footing ». Cette illusion divise, voire oppose, fortement la société civile en adeptes plus ou moins inconditionnels du « multistakeholdership » (MSH) d’une part, et sceptiques ou opposés d’autre part.
26 février 2016
Jean-Louis Fullsack
Directeur adjoint honoraire de France Télécom
Président de l’ONG CESIR
Accrédité au SMSI