Internet physique : vers l’intégration des réseaux logistiques
Selon une statistique produite au Canada par le Centre de recherches sur la soutenabilité, l’utilisation de la logistique aurait progressé en volume d’un facteur de près de dix mille en un peu plus d’un siècle et demi, soit environ 6 % par an. Cette croissance se poursuit encore en France dans la dernière décennie avec près de 3,5 % en moyenne, bien moins importante que dans les pays en voie de développement ou dans le domaine maritime.
REPÈRES
Malgré les progrès réalisés en matière d’efficacité énergétique des moyens de transport, les services logistiques induisent une nette croissance des émissions de CO2 en contradiction directe avec les objectifs européens de réduction de 60 % pour 2050. L’utilisation des moyens de transport elle-même n’est pas satisfaisante.
La recherche de l’efficacité logistique amène à faire un parallèle avec le fonctionnement de l’internet numérique, et l’auteur a été conduit avec d’autres à émettre le concept « d’Internet physique ».
Un développement non soutenable
Mais le volume n’est qu’un indicateur de la performance logistique qui ne dit rien sur l’utilisation des moyens nécessaires pour le produire. Or les développements récents tels que le juste-à-temps génèrent des flux de plus en plus fragmentés.
Ainsi, selon une étude menée par l’Ifsttar, le poids médian des envois a plongé, passant de 160 kg en 1988 à 30 kg en 2004. Encore cette étude a‑t-elle été menée avant le développement à grande échelle du commerce par Internet, qui contribue lui aussi à diminuer la taille des envois de manière drastique.
“ Le besoin de regroupement des flux va croissant avec l’exigence d’efficacité ”
La fragmentation des livraisons ne facilite pas l’utilisation des moyens de transport. On observe une stagnation des taux de chargement des camions à environ 65 % de la masse et 25 % de trajets à vide, ainsi qu’une difficulté à utiliser les moyens les plus lourds, donc les plus efficaces énergétiquement, comme le ferroviaire.
À l’exception notable du transport maritime conteneurisé, chaque réseau logistique reste affecté à une entreprise, que ce soit un producteur, un distributeur ou un opérateur de fret express par exemple. Cette réservation de la capacité, si elle simplifie la gestion et permet de contrôler plus facilement les opérations, ne permet pas de regrouper les flux, alors que ce besoin de regroupement va croissant avec l’exigence d’efficacité.
On peut ainsi dire que la structure des réseaux logistiques actuels, centralisés et affectés, fragmente les flux alors même que les exigences environnementales et d’efficacité logistique demandent de les concentrer davantage.
Il y a ici un paradoxe à résoudre indépendamment des technologies de motorisation des moyens de transport.
Interconnecter les services logistiques
L’idée de l’Internet physique est née de la recherche des conditions permettant de passer sans difficulté d’un réseau logistique à un autre. Il s’agit de développer une interconnexion aujourd’hui rudimentaire.
UNE RÉUSSITE : La conteneurisation maritime
En cinquante ans, ce système de tailles standard et de manutention a bouleversé le transport maritime et le commerce mondial. Le passage par les ports a acquis une efficacité redoutable : le progrès majeur n’est pas dans les navires mais dans la manutention.
Malheureusement, l’interconnexion avec les autres opérations logistiques reste problématique. Par exemple, les palettes n’ont pas de dimensions compatibles avec les conteneurs. On retiendra cependant l’importance de la protection des marchandises dans un système « ouvert », de la standardisation et des progrès induits en manutention rendant la rupture de charge acceptable et même utile.
Quand on aborde la notion d’interconnexion, on pense évidemment à l’Internet numérique et à ses protocoles conçus pour relier entre eux tous les réseaux informatiques indépendamment des technologies, des matériels et des applications.
D’où la définition du concept : selon Benoît Montreuil, Éric Ballot et Russell D. Meller, « l’Internet physique est un système logistique global tirant profit de l’interconnexion des réseaux d’approvisionnement1 par un ensemble standardisé de protocoles de collaboration, de conteneurs modulaires et d’interfaces intelligentes pour une efficience et une durabilité accrues ».
Le véritable enjeu consiste à définir les conditions minimales techniques – contenants, traçabilité, manutention – mais aussi organisationnelles et réglementaires à vocation de standard permettant l’interconnexion universelle des services logistiques.
C’est un programme de recherche large et ambitieux mais à l’échelle des économies énormes attendues, en Europe comme aux États-Unis. Le système proposé devra construire progressivement un nouvel écosystème logistique privilégiant la conteneurisation, le partage des réseaux, un routage dynamique, les services d’information dans le « nuage », des interfaces et des protocoles accordés, des stockages déployés.
Des simulations encourageantes
Pour explorer la capacité du concept à répondre au besoin des chargeurs, une simulation a été entreprise dans le secteur de la grande distribution alimentaire. Globalement, un flux de plus de 2,5 millions d’équivalent palettes complètes pour deux enseignes nationales et plus de 100 fournisseurs ont été pris en compte dans leurs flux hebdomadaires et leurs localisations.
“ Des économies potentielles énormes ”
De nombreux scénarios de déploiement progressif ont été testés pour mesurer différents facteurs : diversité des tailles de conteneurs, consommation des ressources, saturation des moyens, impact sur le trafic, émissions, etc. Les résultats sont encourageants tant en termes économiques (jusqu’à 30 % de gain) qu’environnementaux (jusqu’à – 60 % d’émissions de CO2), avec une accélération des flux vers les clients en supprimant un échelon de stock.
Cette première étude est complétée par plusieurs travaux en Europe, aux États-Unis et au Canada.
Des difficultés à surmonter
Au premier abord, le concept peut paraître intéressant mais difficile à mettre en œuvre. Avant de pouvoir le déployer, il reste donc de nombreux travaux à mener pour concevoir des systèmes, des matériels et les valider en situation.
Les conteneurs ont permis d’énormes gains sur la manutention. © ISTOCK
La transition vers l’Internet physique révèle de nombreux obstacles, comme les investissements déjà consentis dans les systèmes actuels.
Par exemple, le service de livraisons douces, à pied ou en vélo tricycle, « La Tournée », expérimenté avec succès dans plusieurs quartiers de Paris met déjà en place des technologies standardisées de traçabilité des flux et de la livraison, mais il n’existe pas aujourd’hui de point d’interconnexion des flux physiques avec d’autres prestataires permettant à ce service de se développer industriellement.
Les autres prestataires ne sont pas en mesure d’intégrer cette offre à la leur. On le voit, le manque d’ouverture des services les uns aux autres est un frein puissant à la diffusion d’innovations pourtant prometteuses, voire qui ont fait leurs preuves.
Il serait en outre intéressant qu’il existe un cadre réglementaire qui reconnaisse les apports sociaux et environnementaux des innovations logistiques et ainsi diminue les barrières à l’entrée et favorise les comportements vertueux qui diminuent les nombreuses externalités négatives : congestion, pollution, réchauffement climatique, stress.
“ Le manque d’ouverture des services les uns aux autres est un frein puissant ”
Cependant, il est possible d’utiliser le concept proposé pour se donner dès à présent un objectif et un cadre de développement et de mise en cohérence des innovations en logistique. À ce titre, « Alice », la plateforme technologique européenne de R&D traitant de la logistique, qui contribue au développement de l’Internet physique, est un moyen intéressant pour donner de la cohérence aux travaux menés en logistique urbaine, avec les systèmes d’information et les corridors verts. Cette initiative se coordonne en outre avec l’Amérique du Nord et l’Asie.
POUR EN SAVOIR PLUS
N’oublions pas qu’il existe en Asie des pays très dynamiques, avancés, où les problèmes logistiques sont bien plus marqués que chez nous et qui dès à présent s’emparent de cette approche dans une perspective volontariste.
Ainsi, l’université de Hong Kong ouvre à Shanghai dès 2014 un nouveau centre de recherche dédié à cette thématique, en attendant celui de Canton prévu pour 2015. Il serait dommage de voir l’avance prise, notamment en France, effacée d’ici quelques années.
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1. Il faut comprendre ici réseau d’approvisionnement comme une traduction du terme anglais supply chain qui n’a pas de réel équivalent en français. Cela recouvre toutes les opérations logistiques en production. comme en distribution, en intra comme en interentreprises.