Interpréter Bach

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°705 Mai 2015Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Long­temps, il eût été incon­ve­nant d’inter­pré­ter Bach : il fal­lait le jouer méca­ni­que­ment, et toutes les inter­pré­ta­tions – qui n’en étaient guère – étaient peu ou prou iden­tiques, et plates.

Puis vint Glenn Gould, et le monde émer­veillé décou­vrit que l’on pou­vait jouer la musique de Bach de manière per­son­nelle, si bien que nombre de mélo­manes ne connaissent la musique de Bach pour cla­vier, tout par­ti­cu­liè­re­ment les Varia­tions Gold­berg, que par les disques de Gould.

D’autres, au pre­mier rang des­quels Rich­ter et Per­ahia, lui ont suc­cé­dé et on peut à bon droit pré­fé­rer leurs inter­pré­ta­tions plus sereines, moins pro­vo­ca­trices, à celles du Canadien.

Récem­ment, l’enregistrement très per­son­nel des Toc­ca­tas par Aman­dine Sava­ry1 fut à cet égard une révélation.

Piotr Anderszewski,
Les Suites anglaises

Les Suites dites « anglaises » (la déno­mi­na­tion n’est pas de Bach) font par­tie, avec les Suites fran­çaises et les Par­ti­tas qui vien­dront plus tard, des pièces de Bach écrites sans doute à la fois pour ses élèves et pour le concert. 1715 : Bach est pre­mier vio­lon à la cha­pelle du duc de Saxe-Wei­mar (qui le fera par la suite jeter en prison).

Il s’attaque au style galant dans la tra­di­tion ita­lienne et aus­si fran­çaise. Ces pre­mières suites de danses font se suc­cé­der clas­si­que­ment un Pré­lude, une Alle­mande, une Cou­rante et une Gigue, entre les­quelles Bach inter­cale des danses moins clas­siques : Gavotte, Bour­rée, Pas­se­pied.

Avec les Toc­ca­tas, c’est à tra­vers ces pièces de struc­ture libre que se révèlent la vir­tuo­si­té et la sen­sua­li­té et qu’explose l’amour de la vie d’un homme de trente ans qui n’était rien moins qu’austère – à condi­tion qu’elles soient inter­pré­tées dans cet esprit.

Pio­tr Anders­zews­ki a enre­gis­tré au pia­no les Suites anglaises 1, 3 et 52. Il a d’abord étu­dié les diverses ver­sions suc­ces­sives de ces pièces avant de faire, suite par suite, le choix le plus convain­cant – cette pré­ci­sion pour témoi­gner du carac­tère sérieux de sa démarche.

Mais l’extrême ori­gi­na­li­té de son inter­pré­ta­tion – tech­ni­que­ment par­faite – réside dans la gour­man­dise (on ne voit guère d’autre mot) avec laquelle il nous les présente.

Se refu­sant à les jouer brutes comme on joue géné­ra­le­ment, par exemple, le Cla­vier bien tem­pé­ré, il les adorne non des orne­ments clas­siques du jeu de cla­ve­cin mais d’ornements de son cru, conçus pour le pia­no, brefs, dis­crets, sub­tils et rares, qui confèrent à ces pièces sen­sua­li­té et par­fois humour.

Ne vous y fiez pas : ce déta­che­ment appa­rent, cette finesse du tou­cher, cette clar­té qui semble cou­ler de source dis­si­mulent un tra­vail d’interprétation long et appro­fon­di. Rigueur du rythme, allé­gresse : écou­tez le Pré­lude de la Suite n° 3, que vous connais­sez cer­tai­ne­ment, et sou­riez de plaisir.

Le jeu ori­gi­nal et génial d’Anderszewski fait de ces pièces brillantes un hymne à la vie, à écou­ter ou plu­tôt à dégus­ter en buvant une coupe de cham­pagne rosé.

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1. Voir La Jaune et la Rouge, juin 2014, Discographie.
2. 1 CD War­ner Classics.

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