INTERPRÈTES
Face à une œuvre musicale, il y aurait deux catégories de solistes : ceux qui donnent libre cours à leur interprétation, au risque d’être infidèles aux intentions du compositeur ; et ceux qui jouent au plus près du texte tel qu’il est écrit, avec les indications du compositeur, ni plus, ni moins. La réalité est évidemment plus complexe. Tout d’abord, il y a deux types d’interprètes dans la première catégorie : ceux qui jouent l’œuvre tels qu’ils la « sentent », et ceux qui cultivent l’originalité gratuite pour se distinguer de leurs concurrents. Et dans la catégorie des musiciens-fidèles-à‑l’œuvre, on ne saurait confondre ceux qui jouent avec le souci premier de respecter la mesure et de se conformer strictement aux indications du compositeur, et ceux qui ont dépassé une fois pour toutes la recherche d’originalité, et qui « sont » l’œuvre qu’ils jouent, comme Pollini ou Perahia. Ceux-là sont des seigneurs.
Ravel et Chausson
Simon Rattle et le Philharmonique de Berlin constituent aujourd’hui une singularité dans le monde musical : des musiciens d’un niveau exceptionnel et un chef qui poursuit l’exigence de la perfection, grâce notamment à des répétitions intensives, au service non de sa personne (comme le faisait Karajan) mais de la seule musique. Rompus à Bach, Brahms, Mahler, on les attendait dans Ravel, dont ils viennent d’enregistrer L’Enfant et les Sortilèges – l’enfance éclatante – avec notamment Nathalie Stutzmann et José Van Dam, et Ma mère l’Oye1 – la nostalgie de l’enfance à jamais perdue : une merveille absolue. Jamais, peut-être, depuis Manuel Rosenthal, la musique de Ravel n’a été jouée avec une telle perfection – chaque instrumentiste est un soliste, chaque mesure, chaque inflexion a été longuement pensée et travaillée – et n’aura suscité chez l’auditeur une émotion si forte : écoutez Le Jardin féérique et retenez vos larmes. Ajoutons que la prise de son est exceptionnelle.
On a réuni en un disque2 des pièces de la musique de chambre de Ravel. La Sonate posthume pour violon et piano, jouée avec mesure par Régis Pasquier et Jean-Claude Pennetier, est toute de couleurs pastel. On découvre dans Gaspard de la nuit une pianiste norvégienne, Anne Kaasa, qui joue Ravel avec intelligence et finesse. On oubliera la version (originale) pour piano à quatre mains de Ma mère l’Oye, pas très en place et curieusement amputée de son Prélude, et on aimera La Valse enlevée avec brio par François-Joël Thiollier.
Divine surprise : un disque consacré à la musique de chambre de Chausson, avec le Quatuor à cordes par le Quatuor Athenaeum-Enesco, le Quatuor avec piano par le Quatuor Élyséen, et la Pièce pour alto et piano par Laurent Verney et Claire-Marie Le Guay3. Une musique fin de siècle très recherchée, aux thèmes exquis et aux constructions harmoniques subtiles, qui flirte avec l’atonalité, et qui, surtout, vous procure un plaisir d’écoute immédiat.
Mendelssohn
Si certains doutaient que Mendelssohn fût le Mozart du XIXe siècle, voilà deux disques qui pourront les convaincre. Tout d’abord, les deux Quatuors avec piano par le Quatuor Élyséen, et les deux Trios par le Trio Ravel4. Les deux Quatuors avec piano, écrits à 13 ans, sont deux œuvres achevées, complexes, aux thèmes originaux, et qui caractérisent bien l’art de Mendelssohn : classique et romantique à la fois. Les deux Trios, dont il a déjà été question dans ces colonnes, datent de la trentaine, et sont plus complexes et achevés encore mais dans la même ligne qui devait influencer si fort les compositeurs français de la fin du XIXe siècle.
À la différence de Schumann, Mendelssohn n’était nullement tourmenté et sa musique rayonne de cet équilibre d’un compositeur – apparemment – heureux, extraordinairement doué et… génial. Les trois Sonates pour piano, que vient d’enregistrer Christian Ivaldi5, ont été écrites entre 12 et 16 ans. Elles ne diffèrent pas fondamentalement des œuvres de la maturité, et elles soutiennent la comparaison avec les Sonates de Schubert. Sur le même disque, un Allegro brillant et un superbe Andante et Variations pour piano à quatre mains, joués avec Noel Lee.
Argerich et Kremer
L’enregistrement d’un récital donné à Berlin par Martha Argerich et Gidon Kremer en 2006 vient d’être publié. Il comprend les Sonates pour violon et piano de Bartok et n° 2 de Schumann, la Sonate pour violon seul de Bartok, les Scènes d’enfants de Schumann, et deux bis6. Martha Argerich et Gidon Kremer font partie de ces très grands interprètes qui impriment leur marque aux œuvres qu’ils jouent, parce que c’est ainsi qu’ils les vivent. De plus, portés par un public attentif et chaleureux, les deux interprètes étaient en état de grâce. Le résultat est un enregistrement d’anthologie – les deux Bartok sont exceptionnels – que couronnent deux petites pièces archiconnues de Kreisler, Liebeslied et Schön Rosmarin.
Au total, qu’ils soient interprètes de haut vol ou artisans modestes, les musiciens sont de ces hommes et femmes grâce auxquels la vie vaut la peine d’être vécue.
1. 1 CD EMI
2. 1 CD SAPHIR
3. 1 CD ARION
4. 2 CD ARION
5. 1 CD ARION
6. 2 CD EMI.