Intimité, sérénité

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°749 Novembre 2019
Par Jean SALMONA (56)

Le sage est calme et serein. L’homme de peu est tou­jours acca­blé de soucis.

Confu­cius, Entre­tiens du Maître avec ses disciples

Faire de la musique avec quelques amis est sou­vent une ‑com­mu­nion cha­leu­reuse. Écou­ter de la musique tout seul peut appor­ter du plai­sir et peut-être la séré­ni­té ; mais par­ta­ger une belle musique de chambre avec des proches, en même temps qu’avec les ‑musi­ciens, dans l’intimité d’un salon, c’est une com­mu­nion proche du nirvana.

Quatuors, quintettes

Schön­berg, Zem­lins­ky, Webern : trois noms de la « seconde École de Vienne » indis­so­lu­ble­ment proches par l’art, l’amitié et aus­si par les drames de la vie autour d’une femme, Mathilde, sœur de Zem­lins­ky et épouse de Schönberg.
Le Qua­tuor Arod enre­gistre trois œuvres liées à la ‑per­son­na­li­té de Mathilde Schön­berg, poly­to­nales plu­tôt qu’atonales, trois som­mets du post-roman­tisme : Lang­sa­mer Satz de Webern, le Qua­tuor n° 2 de Schön­berg (avec la sopra­no Elsa Drei­sig), le -Qua­tuor n° 2 de Zem­lins­ky. Trois œuvres très fortes au lyrisme ardent, qui vous empoignent et ne vous lâchent plus, trois petits chefs‑d’œuvre que l’on écou­te­rait volon­tiers à deux si l’on pou­vait invi­ter un qua­tuor chez soi comme le fai­sait Proust avec le Qua­tuor Capet – mais Proust l’écoutait seul…

1 CD ERATO

On ne sait si le vœu d’Arthur Rubin­stein – écou­ter l’ada­gio du Quin­tette en ut majeur de Schu­bert dans ses der­niers ins­tants – a été exau­cé. Mais il est vrai qu’il n’y a guère d’œuvres plus pro­pices au recueille­ment et à la mon­tée vers la ‑séré­ni­té abso­lue. C’est ce chef‑d’œuvre intem­po­rel – popu­la­ri­sé jadis par le film Noc­turne indien d’Alain Cor­neau – qu’a enre­gis­tré le Qua­tuor Béla avec la vio­lon­cel­liste Noé­mi Bou­tin. Les Béla et la vio­lon­cel­liste invi­tée évitent les pièges de la gran­di­lo­quence et du pathos et nous donnent une inter­pré­ta­tion sobre et lumi­neuse de cette œuvre unique. Sur le même disque, Sur Ves­tiges, une ‑com­po­si­tion étrange, ambi­tieuse et d’un abord dif­fi­cile de Daniel D’Adamo.

1 CD NoMadMusic

Erich Wolf­gang Korn­gold était consi­dé­ré, au début du XXe siècle, comme un ‑nou­veau Mozart et fut adou­bé par Mah­ler, Strauss, Zem­lins­ky, et aus­si par Sibe­lius et Puc­ci­ni. Dans les années 20, il devient le com­po­si­teur vien­nois le plus joué après Richard Strauss. Plus tard, il fui­ra le nazisme et com­po­se­ra à ‑Hol­ly­wood de la musique de films. Sa Suite pour deux vio­lons, vio­lon­celle et pia­no main gauche est d’une extra­or­di­naire richesse mélo­dique et har­mo­nique, dans la plus pure tra­di­tion ‑vien­noise – élé­gance, déta­che­ment, joie légère tein­tée de nos­tal­gie. C’est là l’archétype de ce que l’entre-deux guerres aura pro­duit de plus raf­fi­né. Le pia­niste Maxime Zec­chi­ni, qui explore sys­té­ma­ti­que­ment les pièces pour le pia­no main gauche, joue avec finesse cette musique sub­tile, avec un excellent trio à cordes, et aus­si le très joli Capric­cio pour pia­no main gauche et sept ins­tru­ments à vent de Janáček qu’ont dû aimer Pou­lenc… et Kurt Weill. 

1 CD AD VITAM

Ravel par Beatrice Rana

Bea­trice Rana avait déjà stu­pé­fié dans les Varia­tions Gold­berg. Nou­veau coup de foudre avec Ravel, Miroirs et La Valse. C’est une véri­table recréa­tion, géniale au sens propre du terme, fon­dée sur une minu­tieuse recherche des cou­leurs, si essen­tielle chez Ravel. Chaque phrase est dotée de sa cou­leur propre, et ‑l’ensemble des phrases d’une séquence est pen­sé comme un jeu de cou­leurs cohé­rent et har­mo­nieux. Bea­trice Rana com­pare Ravel à un peintre, Manet en l’occurrence. La Valse, trai­tée en géné­ral par les pia­nistes comme un exer­cice de haute vir­tuo­si­té, est ici une évo­ca­tion raf­fi­née de la Vienne du début du siècle qui est cise­lée comme un texte de Proust et dont on pressent dès le début la fin tra­gique : à pleu­rer de joie. On peut ima­gi­ner que Ravel, qui ‑détes­tait être « inter­pré­té », aurait chan­gé d’avis en écou­tant Bea­trice Rana. Sur le même disque, Trois Mou­ve­ments de Pétrou­ch­ka de Stra­vins­ki ain­si qu’une éton­nante trans­crip­tion de L’Oiseau de feu.

La Fran­çaise (eh oui !) Kha­tia Bunia­ti­sh­vi­li et l’Italienne Bea­trice Rana, les deux pia­nistes excep­tion­nelles de la nou­velle géné­ra­tion, assurent désor­mais la relève des Arge­rich et autres Horo­witz : au temps pour la pré­ten­due pré­émi­nence des écoles russe, chi­noise, japo­naise et coréenne du piano.

1 CD WARNER

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