Inventer un modèle économique pour développer le Mali
Quand je suis entré à Polytechnique, en 1963, je rêvais de coopération avec l’Afrique. J’ai eu la chance d’obtenir un stage en Guinée et en Côte‑d’Ivoire.
UNE CRISE STRUCTURELLE
Les événements de 2012, loin d’être un accident de parcours, ont révélé une crise structurelle à la fois morale, politique et économique, aux racines anciennes. Sa profondeur avait été masquée par l’idée assez répandue que le Mali était un modèle de démocratie en Afrique.
L’objectif n’était donc pas seulement de remettre le pays en état de marche, grâce à la reprise de l’aide publique au développement, mais aussi et surtout d’engager dès maintenant un véritable processus de refondation.
La situation au Nord Mali a focalisé l’attention de la communauté nationale et internationale. Or, les frustrations de la population du Nord à l’égard des carences de l’État et des forces de sécurité ne sont que le reflet exacerbé des frustrations ressenties par l’ensemble de la population malienne.
Mais c’était surtout du Mali dont je rêvais, ce pays qui représentait dans mon imaginaire la quintessence de l’Afrique. J’ai attendu quarante-cinq ans pour en franchir les frontières.
C’est Ousmane Sy, l’âme de la décentralisation au Mali, qui m’y a introduit. Privilège rare d’aller à un peuple, à son histoire, à ses défis et à ses rêves, avec un de ses acteurs majeurs. Depuis plus de dix ans, Ousmane et moi avions créé l’Alliance pour refonder la gouvernance en Afrique, un espace de réflexion interafricain affranchi des diktats de la « bonne gouvernance » à la sauce Banque mondiale.
L’expérience m’avait convaincu qu’il ne servait à rien de multiplier les projets ponctuels de développement, gérés par des États postcoloniaux dans lesquels la société africaine peine à se reconnaître.
Après la crise malienne de 2012, puis l’intervention militaire française, quand la Commission européenne m’a demandé d’assister la présidence provisoire malienne dans la définition d’une stratégie de sortie de crise, j’ai immédiatement accepté.
Une stratégie de sortie de crise
Après avoir rencontré de multiples acteurs, j’ai proposé six volets à la stratégie de sortie de crise : refonder la gouvernance ; refonder la nation ; créer un fonds de développement local directement soutenu par la coopération internationale ; redéfinir une politique régionale de paix et de sécurité associant la société civile ; refonder les forces de sécurité, l’aide internationale et la stratégie de développement.
Redéfinir une politique régionale de paix et de sécurité.
© ZAKLEFTY – FOTOLIA – BAMAKO
Refondation de la gouvernance et refondation de la nation vont de pair, car l’indépendance a pris pour acquis l’existence d’une nation malienne et repris à son compte, pour l’essentiel, l’état hérité de la colonisation.
“ Il ne sert à rien de multiplier les projets ponctuels de développement ”
L’enjeu, après la crise, est d’amener les autorités à prendre en considération ces conclusions pour en tirer des stratégies de transformation de l’action administrative. Les autorités prennent trop souvent pour acquis l’existence d’une « société » constituant une communauté qui se reconnaît comme telle.
Or, la gouvernance a bien deux fonctions distinctes : instituer la communauté, puis la gérer. L’enjeu au Mali est d’abord de partir de la base pour, de proche en proche, fonder un « vivre ensemble ».
Un fons de développement
La création d’un fonds de développement local est fondée sur les principes de la gouvernance à multiniveaux. Le niveau local, familier aux Maliens, est le siège de nombreux dynamismes souvent ignorés de la capitale. Or, la décentralisation au Mali, comme souvent ailleurs en Afrique, s’est limitée à la création de collectivités territoriales sans véritable transfert des compétences et des moyens financiers et fiscaux correspondants.
La création de fonds locaux de développement, représentant trente pour cent du budget public et destinés pour moitié aux services de base et pour moitié au développement économique, alimentés directement par une part substantielle de l’aide publique au développement, serait une véritable révolution institutionnelle.
Elle placerait en outre la dépense publique sous le contrôle direct des citoyens.
Une politique régionale
La redéfinition d’une politique régionale de paix et de sécurité part du constat que la question de la sécurité de la grande bande saharienne est une question régionale à laquelle le Mali n’est pas en mesure de répondre seul, mais qu’aucune solution purement militaire n’existe.
“ La paix se construit toujours dans l’urgence ”
Par le passé, nous avons conçu et animé des conférences de paix multiacteurs, en particulier au Rwanda après le génocide, pour aider les protagonistes à sortir de leur face à face en les invitant à identifier ensemble les principaux défis d’une paix durable puis en allant chercher partout dans le monde des exemples de réussite.
La paix se construit toujours dans l’urgence et avec l’impression d’être dans une situation unique en son genre, ce qui prive de l’accès à un « art de la paix ». C’est cette démarche que nous avons recommandé de suivre pour le Sahara.
Une aide internationale
Autre défi, la refondation de l’aide internationale.
Il existe un champ nouveau de coopération intellectuelle entre le Mali et la France.
© JEAN CLAUDE BRAUN -
PORTE TRADITIONNELLE À TOMBOUCTOU.
Si celle-ci se présente souvent comme une solution, elle fait en réalité partie du problème au Mali : impossible d’ignorer son influence sur la gouvernance alors qu’elle représente 40 % du budget de l’État.
Le premier rôle des « partenaires techniques et financiers » devrait être de mobiliser l’expérience internationale, au lieu d’apporter voire d’imposer des solutions normatives. Les pays qui ne se développent pas sont en général enclavés et enfermés dans les conditionnalités de l’aide ou dans des modèles intellectuels importés.
UNE ARMÉE MALIENNE
La refondation des forces de sécurité part du constat que, si l’armée malienne s’est littéralement évaporée, c’est que, en réalité, elle n’avait jamais été construite et n’avait jamais développé des rapports de coopération avec la société.
Passant pour la source des coups d’État, elle a toujours été tenue en lisière par les gouvernements maliens successifs et les rôles respectifs des forces de défense et des forces de sécurité intérieure n’ont jamais été clarifiés.
Or, l’aide actuelle présente plusieurs défauts graves. Elle est dispersée entre trente-cinq coopérations, ayant chacune six priorités en moyenne. La société malienne ne se reconnaît pas dans ces conditionnalités imposées de Bruxelles, Washington ou Paris. Structurée par les relations d’État à État, elle doit être analysée comme une rente et une assuétude, exactement comme l’assuétude de l’Europe à la dette.
Les contrôles se multiplient mais le seul qui vaille est celui des citoyens. Elle confond stratégie et planification et cette confusion est entretenue tout particulièrement par les procédures européennes.
Mais si les représentants des partenaires techniques et financiers, tout à fait lucides sur ces difficultés, seraient prêts à refonder cette aide avec la société malienne, ils se heurtent en général à leur siège, peu porté sur l’introspection, et pour lequel le Mali n’est qu’un pays parmi d’autres.
La refondation de la stratégie de développement économique constitue le dernier volet. Il est frappant de constater que ce qui passait pour une stratégie malienne de développement n’était qu’un copier-coller des préceptes des institutions internationales, simple application des objectifs de développement du millénaire, coupée des réalités du Mali. Depuis l’indépendance, le pays est passé de modèle importé en modèle importé.
Inventer un itinéraire de développement
Aider le Mali à inventer son itinéraire
de développement. © JEAN CLAUDE BRAUN – FOTOLIA
L’enjeu, aujourd’hui, est d’aider le Mali à inventer son itinéraire singulier de développement. Les pays qui se développent sont ceux qui se donnent les moyens de glaner des expériences partout ailleurs pour décider de ce qui leur sera profitable.
Aussi est-il nécessaire que le Mali s’expose à une diversité d’itinéraires singuliers de développement plutôt qu’à des discours généraux pour construire son propre modèle.
Les cinquante dernières années ont prouvé que, si les ingrédients d’une stratégie de développement étaient assez constants (construction d’un système entrepreneurial et d’institutions, valorisation des ressources humaines et naturelles, etc.), ils s’organisaient néanmoins d’une manière spécifique à chaque pays.
Valoriser les ressources humaines et naturelles.
© ZACKPIXEL – FOTOLIA – JEUNES TOUAREGS.
L’avantage du dernier partant
Le développement est une aventure de longue durée.
L’Afrique bénéficiera de l’avantage du dernier partant. Mais elle doit résister à la tentation de reproduire un itinéraire du développement qui relèverait du XIXe ou du XXe siècle, et en particulier celui si fascinant de la Chine, mais reposant sur une abondante main‑d’oeuvre et manifestement non soutenable.
“ Une stratégie spécifique à chaque pays ”
Le défi, aujourd’hui, est d’inventer un modèle économique conciliant le bien-être de tous et la préservation des ressources de la planète. Le Mali est actuellement dépendant des importations d’énergie fossile.
S’il adoptait une stratégie de développement fondée sur cette énergie, il serait certain d’être confronté à une pénurie avant même d’avoir mis en place un outil industriel, tandis que les pays plus développés auraient déjà engagé leur mutation vers une économie « décarbonée ».
Ce risque n’est pas théorique. Les indépendances africaines se sont inspirées du modèle nationaliste des puissances coloniales alors que celles-ci s’engageaient déjà dans la construction de l’Union européenne.
Ne recommençons pas ce contretemps historique.
Il existe un champ nouveau de coopération intellectuelle, économique et technique entre le Mali et la France. Les entreprises françaises sont invitées à ce processus.