Investir dans l’hydroélectricité

TotalEnergies est un industriel historique du pétrole et du gaz, mais le défi de la lutte contre le réchauffement climatique l’a amené à prendre le virage des énergies renouvelables avec un grand volontarisme. L’hydroélectricité est dans ce contexte une composante importante de sa stratégie d’investissement. Les premiers résultats sont prometteurs, malgré les difficultés liées au marché de ce secteur. L’entreprise dispose grâce à son expérience de conduite des grands projets d’atouts déterminants pour l’avenir de cette politique.
Le 12 décembre 2015, l’Accord de Paris était adopté par les 195 États de la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques. S’inscrivant dans une histoire de négociations internationales sur le climat, il est, après le protocole de Kyoto, un nouveau jalon majeur de l’action climatique internationale parce qu’il contraint les pays signataires à maintenir la montée de la température moyenne mondiale sous 2 °C et leur enjoint de poursuivre des efforts pour limiter cette hausse à 1,5 °C. En particulier, il impose de réaliser des plans d’actions climatiques qui, collectivement, doivent permettre d’atteindre cet objectif.
Ce mécanisme conduit à définir des plans d’actions nationaux qui, à leur tour, irriguent les décisions publiques notamment dans le secteur de l’électricité. Aujourd’hui, de nombreux pays disposent ainsi de plans Net Zéro à diverses échéances (Europe, USA : 2050 ; Chine : 2060 ; Inde : 2070…) et développent des plans intermédiaires et spécifiques pour le secteur de l’électricité, typiquement aux échéances 2030 ou 2035.
La nécessaire mutation des énergéticiens
Les politiques publiques induisent des investissements significatifs dans les énergies renouvelables (essentiellement solaire et éolien) en dictant le rythme de ces déploiements qui est estimé, pour la décennie qui arrive, à environ 10 % supplémentaires par an. Ces investissements sont fléchés par le biais de mécanismes de soutien (éolien terrestre et maritime, solaire) et sont portés par des décisions politiques (renouveau ou sortie du nucléaire, suppression des centrales à charbon).
Ces politiques impliquent des évolutions régulatoires sur le marché du CO₂ et les marchés électriques. Elles ont aussi impulsé des évolutions technologiques et économiques renforcées par la compétition entre les acteurs économiques (baisse des coûts et amélioration des performances notamment pour les éoliennes, les panneaux solaires et les batteries). La résultante de ces forces impacte la demande via une électrification des usages, dans des proportions et une dynamique qu’il est cependant difficile d’anticiper à long terme.
Conséquence de ces principaux changements (d’autres facteurs interviennent, comme l’évolution des prix du gaz ou bien encore l’importance croissante de la numérisation et de l’IA), l’ensemble des acteurs du marché de l’électricité opèrent depuis plusieurs années une nécessaire mutation et la font d’autant plus rapidement que ceux-ci s’accélèrent. Une dynamique qui ne doit cependant pas faire oublier que la mutation du système électrique se réalisera sur un temps long (plusieurs décennies), à l’instar de la vie utile des ouvrages et des équipements qui le constituent. Par ailleurs, pour les énergéticiens, les défis sont nombreux afin de concrétiser de tels changements. Citons-en deux seulement.
Le défi de l’investissement
Premièrement, les décisions d’investissement. Quels que soient les actifs pour lesquels des décisions sont prises, ces dernières sont rendues très complexes par l’incertitude sur l’évolution des prix, d’autant plus que ces investissements se justifient typiquement sur plusieurs décennies. Les années récentes ont montré à quel point ces évolutions pouvaient être fortes, et parfois difficilement prévisibles.
À long terme, les prix seront structurellement plus « dispersés » que les prix actuels, du fait de la part croissante des renouvelables. D’une part leur coût marginal (nul) tirera de plus en plus fréquemment le prix du marché vers le bas lorsque les renouvelables produisent toute l’électricité consommée ; d’autre part certaines heures deviendront plus chères qu’actuellement, du fait de l’intervention de moyens de pointe à fort coût marginal, comme des centrales consommant du e‑gaz (hydrogène ou méthane).
Cette dynamique de dispersion sera cependant contrebalancée en partie par l’action des moyens de stockage d’énergie, appelés à augmenter significativement dans le futur. En effet ceux-ci s’alimentent des écarts de prix et, ce faisant, participent à les réduire. La prévision de ces effets et contre-effets se révèle donc un exercice très délicat.

Le défi de la flexibilité
Deuxièmement, un besoin accru de flexibilité. Nécessaire contrepartie à la croissance des énergies intermittentes, on doit y répondre de plusieurs manières. D’abord en l’atténuant grâce à l’augmentation des capacités de transmission et d’interconnexion des réseaux ; ce qui relève principalement de l’action des gestionnaires de réseaux. Ensuite, en travaillant sur le pilotage d’une partie de la demande. Enfin, en développant des actifs flexibles, tels que les centrales à gaz, les centrales hydroélectriques pilotables ou encore des actifs capables de stocker l’énergie produite alors que la demande est faible – systèmes de stockage d’énergie par batterie ou centrales de pompage-turbinage ; autant d’actions dans le périmètre des énergéticiens.
TotalEnergies dans l’électricité
La mutation décrite ci-avant est en marche pour TotalEnergies : elle se conduit à double titre, car ses activités sont historiquement celles d’une entreprise de l’industrie Oil & Gas qui, depuis une dizaine d’années, porte l’ambition forte et structurée de devenir un multi-énergéticien majeur à l’échelle globale.
Pionnier parmi ses pairs, TotalEnergies est entré dans le monde des électriciens a eu lieu en 2016 avec la création d’une nouvelle branche dédiée aux métiers du gaz et de l’électricité (GRP : Gas, Renewable & Power). L’objectif de cette transformation est de répondre à une triple contrainte qui s’impose à tous les énergéticiens engagés dans la lutte contre le changement climatique et qui découle du contexte rappelé en introduction : satisfaire en énergie les besoins d’une population plus nombreuse, de manière sûre et abordable ; proposer cette énergie via un mix de plus en plus décarboné ; et accompagner les clients vers une utilisation toujours plus responsable de l’énergie.
L’ampleur de la transformation requise se mesure à l’aune de l’ambition d’atteindre, ensemble avec la société, la neutralité carbone en 2050 : un défi tout aussi ardu nous attend tous. Pour fixer les idées, à cet horizon, 50 % de l’énergie produite par la compagnie le serait sous forme électrique, soit ~500 TWh/an. Cela supposerait un développement de ~400 GW de capacités brutes renouvelables et des capacités de stockage correspondantes. Le reste proviendrait pour un quart de molécules énergétiques bas carbone et un quart via des combustibles fossiles (essentiellement du gaz). Des solutions de captage du CO₂ permettraient d’atteindre la neutralité.
Une ambition notable
Par essence plus ouverts aux acteurs privés, les marchés électriques dits dérégulés (USA, Europe de l’Ouest, mais aussi Inde, Brésil…) forment le socle prioritaire du développement de la compagnie autour des métiers de l’électricité. Afin de créer un modèle économique avec une forte rentabilité sur ces marchés, l’approche suivie vise à répliquer ce qui a fait le succès de TotalEnergies dans l’Oil & Gas. Les éléments clés d’une telle approche consistent à se positionner en tant qu’acteur intégré sur toute la chaîne de valeur de l’électricité, à développer des actifs au meilleur coût, à s’assurer des capacités de trading par lesquelles une partie de la production est « exposée » aux marchés, et enfin à accroître la maîtrise commerciale pour proposer des offres attractives aux clients (B2B et B2C).
D’ici 2030, une ambition de 100 GW de puissance installée et de 100 TWh de production nette (qui représenteront jusqu’à 20 % de l’énergie produite à cette échéance) structure les activités de la branche (figure 1). Cela sera majoritairement atteint par des actifs solaire et éolien (onshore & offshore). L’électricité produite via ces actifs décarbonés, par nature intermittente et variable, sera alors complétée par des actifs flexibles (aujourd’hui majoritairement des CCGT, combined cycle gas turbine) qui seront opérés afin de fournir une énergie sûre et constante aux clients.

Sur ces 100 GW, environ 10 % devrait correspondre à des actifs flexibles et de stockage : batteries électriques et… hydroélectricité.
TotalEnergies dans l’hydroélectricité
Ces évolutions justifient tout l’intérêt porté à l’hydroélectricité : d’une part, une usine hydroélectrique peut opérer et produire de manière flexible (modulo la taille du réservoir et les contraintes d’exploitation qui s’imposent à elle) et, d’autre part, l’hydroélectricité est actuellement la seule technologie mature pour assurer un stockage de longue durée de l’électricité (en notant que les batteries font l’objet de progrès spectaculaires depuis une dizaine d’années). Afin de réaliser de tels développements dans les pays précités, deux voies sont possibles : acquérir des ouvrages existants ou participer à leur développement. L’exercice de l’acquisition est rendu complexe, car l’offre est faible et la compétition élevée pour ces actifs que beaucoup souhaitent acquérir ou renforcer dans leur portefeuille. Le cas échéant, ils participeront à concrétiser la stratégie exposée plus haut et feront l’objet de travaux de modernisation voire d’extension pour générer de la valeur additionnelle. C’est la voie principale actuellement suivie.
Le développement de nouveaux actifs est l’autre voie explorée car elle permettrait, à plus long terme, de se doter de nouvelles capacités, essentiellement de pompage-turbinage. En effet, en Europe de l’Ouest et aux USA, le développement de projets hydroélectriques conventionnels sera très limité, comme illustré dans d’autres articles de ce dossier, la situation étant différente dans d’autres géographies où TotalEnergies est actif dans l’hydroélectricité comme le Brésil, l’Inde, le Mozambique ou l’Ouganda (cf. infra). Développer de telles centrales sera difficile.
« L’hydroélectricité est actuellement la seule technologie mature pour assurer un stockage de longue durée de l’électricité. »
On appliquera les critères les plus exigeants aux diverses phases de développement des ouvrages envisagés (notamment ceux de l’International Finance Corporation et de l’Hydropower Sustainability Standard) pour atteindre les meilleurs standards socioenvironnementaux. Dans le même temps, on devra concilier des processus de développement longs, des coûts d’investissement très élevés et une incertitude forte sur les revenus.
Particularité des ouvrages de pompage-turbinage, leurs revenus seront dominés par l’écart entre les prix les plus faibles (au moment où l’on pompe) et les prix les plus forts (au moment où l’on produit de l’électricité), ce qui implique de savoir bien anticiper non seulement l’évolution des prix moyens, mais surtout leurs variations horaires et même infrahoraires. Des évolutions régulatoires, déjà évoquées dans ce dossier pour certains pays (Israël, Inde…), pourraient conduire à réduire tout ou partie de ce risque majeur, par ailleurs renforcé par la mise en service croissante de systèmes de stockage par batterie dont les coûts (au mégawatt) et les temps de développement sont plus favorables d’un strict point de vue économique.
C’est actuellement le chemin que prennent nos voisins anglais avec la mise en place annoncée d’un mécanisme de cap & floor, qui devrait soutenir la filière de stockage « long », un soutien qui ne sera pas limité aux projets de pompage-turbinage. Son principe général est d’assurer un revenu minimal à l’investisseur (floor) tout en limitant son gain à un niveau raisonnable (cap). Le régulateur (Ofgem) prévoit de publier une note technique fixant tous les détails très prochainement et vise à approuver une première série de projets d’ici le milieu de l’année prochaine.

Des premiers résultats prometteurs
À la fin de l’année 2024, deux ans après avoir étudié le sujet activement, l’empreinte de TotalEnergies dans le monde de l’hydroélectricité est logiquement modeste mais, déjà, non négligeable. En exploitation sont opérés 19 MW en France, 33 MW au Portugal, 332 MW en Turquie via une joint venture. À partir de 2025, le projet Bujagali (250 MW en Ouganda) devrait s’ajouter à cette liste. Par ailleurs, le projet Mphanda Nkuwa (1500 MW sur le Zambèze, à l’aval de Cahora Bassa) est en cours de développement sur le fondement d’un partenariat public-privé avec EDF (leader) et Sumitomo.
D’autres projets sont également à l’étude et cet ensemble contribue, en complément de la stratégie sur les marchés dérégulés, à développer des capacités de génération renouvelable dans les pays où la compagnie est implantée à long terme. L’hydroélectricité est ainsi devenue un nouvel axe du développement de TotalEnergies, dans le cadre de sa stratégie à l’horizon 2030 et à plus long terme (Net Zéro 2050). Pour relever ce défi, ses forces seront son approche industrielle, sa capacité à nouer des partenariats stratégiques, sa maîtrise des projets majeurs et complexes, sa forte capacité d’investissement et sa culture entrepreneuriale du risque. Au sein de TotalEnergies, les concepts d’amont et d’aval jusque-là reliés à ses activités historiques connaissent ainsi une définition complémentaire avec la poursuite de la croissance de la compagnie dans l’hydroélectricité !