Investissement et Emploi : le débat nécessaire
La persistance de niveaux élevés (et croissants) de chômage est devenue, à peu d’exceptions, une sorte de trait permanent des économies européennes, à la différence de ce qui se passe aux États-Unis, où le chômage est beaucoup plus faible et plus ou moins stable.
En France, en particulier, le chômage est devenu massif (Commissariat général du Plan 1997). Non seulement, en effet, le taux de chômage global dépasse les 12 % de la population active, mais de plus les taux de chômage par qualifications ou par régions tendent à converger au cours des années 90. Pour autant, le taux de chômage qui est compatible avec la stabilité des prix est resté vraisemblablement élevé, ce qui veut dire qu’une reprise de la croissance et un premier recul du chômage pourraient se traduire assez rapidement par des tensions sur les prix et les salaires.
La question centrale est, alors, de savoir si une telle situation est l’effet de blocages institutionnels spécifiques ou bien celui d’une mauvaise coordination de l’activité économique ayant conduit à sacrifier l’investissement productif.
La première interprétation procède, le plus souvent, d’analyses qui reconnaissent dans le sous-emploi un état d’équilibre censé résulter de comportements rationnels d’optimisation dans un environnement informationnel et institutionnel déterminé, comportements qu’il serait, donc, souhaitable d’infléchir grâce à des réformes appropriées.
Cette interprétation est cohérente avec la tentation de vouloir découpler la question de l’emploi des autres questions économiques et notamment de celle de l’inflation et des prix. Schématiquement, l’indépendance de la Banque centrale serait censée garantir la crédibilité de la politique monétaire et par là même assurer la stricte stabilité des prix. Il resterait à mettre en place des règles et institutions aussi efficaces pour garantir le retour au plein emploi sur le marché du travail.
C’est dans cette perspective que le chômage est présenté comme la propriété d’un état de l’économie, lequel est essentiellement déterminé par des comportements structurés par ce qu’il est convenu d’appeler des « fondamentaux », à savoir la technologie et les préférences individuelles, auxquelles il faut ajouter la nature de l’information dont disposent les différents agents économiques sur leurs comportements respectifs et sur les états du monde. On aura reconnu ici les éléments d’un diagnostic assez largement partagé par les experts des banques centrales, des administrations économiques et des grandes organisations internationales, qui les conduit à mettre l’accent sur la nécessité de réformes du marché du travail.
Le diagnostic en question ressortit d’une analyse économique essentiellement statique. Il procède de l’idée que la situation d’une économie existe indépendamment de son histoire. Or le chômage que l’on enregistre à tel ou tel moment du temps est bel et bien le résultat d’une histoire et cette histoire est structurée par l’accumulation du capital productif. C’est pourquoi, il est nécessaire, non seulement, de lever l’interdit qui pèse sur le débat sur le chômage (J.-P. Fitoussi, 1995), mais aussi, d’engager ce débat sur son vrai terrain qui est celui des relations entre l’investissement et l’emploi.
Le conformisme des causalités instantanées et uniques : des explications extra-économiques du chômage peu crédibles
Privilégier une vision statique impliquant de négliger l’ordre dans lequel se sont déroulés les événements conduit inévitablement à réduire le débat à des considérations sur la nature du progrès technique, sur la nature des préférences intertemporelles des consommateurs-salariés, sur la nature de l’information dont ils disposent et sur les incitations qui commandent leurs décisions. Cela conduit à rechercher des explications, parfois alternatives, du chômage qui sont, largement, extérieures au champ de l’économie, et entre lesquelles chacun choisit sur la base de considérations le plus souvent de nature idéologique. Il n’est pas inintéressant de les passer en revue.
Une première explication du chômage consiste à l’associer à la nature des nouvelles technologies mises en œuvre. Une analyse standard en la matière consiste à retenir l’hypothèse d’un progrès technique impliquant une économie en travail si forte qu’une diminution temporaire du taux de salaire est nécessaire, faute de quoi le plein emploi ne peut être maintenu au cours de la transition. Un tel progrès technique constitue une curiosité plus qu’une réalité tangible.
Dans ce débat à propos des effets du progrès technique sur l’emploi, Hicks (1973), après Ricardo, est intervenu pour démontrer que ce n’était pas une nouvelle technologie en elle-même qui pouvait créer du chômage, mais les conditions dans lesquelles elle était mise en œuvre. Le principe de l’analyse est simple. L’introduction d’une nouvelle technique, supposée supérieure à l’ancienne, requiert de construire une nouvelle capacité de production avant de pouvoir l’utiliser. La situation est, alors, en général, la suivante : ou bien la quantité de travail nécessaire pour construire une unité de capacité est plus grande pour la nouvelle technologie que pour l’ancienne, ou bien certaines compétences requises pour construire la nouvelle capacité manquent.
Dans ces conditions, et quelles que soient les propriétés de la nouvelle technologie quand elle est installée (c’est-à-dire quelle que soit l’ampleur de l’économie de travail qu’elle permet dans la production de biens finals), l’investissement en capacité diminue relativement, et avec lui, ultérieurement, le produit brut. La conséquence de ce dernier phénomène est, au moment où la nouvelle capacité de production arrive en phase d’utilisation, soit une chute de l’emploi si les salaires sont fixes, soit une chute de la productivité du travail si l’emploi est fixe, et, en général, une chute de l’emploi et de la productivité quand les salaires sont partiellement flexibles. La chute de l’emploi est l’expression de ce que l’on appelle l’effet-machine de Ricardo.
La chute de la productivité renvoie à ce qui est désigné, à tort, comme un paradoxe au terme duquel la productivité baisse en dépit de la mise en œuvre d’une technologie supérieure. Ces phénomènes ne doivent rien aux propriétés des nouvelles technologies et tiennent avant tout aux défauts de coordination de l’activité économique et à leurs effets sur l’investissement. En d’autres termes c’est l’insuffisance de l’investissement réel, elle-même causée par l’existence de contraintes de ressources humaines ou financières, qui est à l’origine du chômage (Amendola et Gaffard, 1998).
L’autre explication du chômage, aujourd’hui la plus communément admise, est celle qui se réfère aux conditions de fonctionnement des marchés de travail telles que les déterminent le niveau du salaire minimum, les coûts de licenciement, le taux de syndicalisation, ou les indemnités de chômage. Face à un choc d’offre, ces caractéristiques structurelles auraient eu pour conséquence de maintenir à des niveaux excessivement élevés les taux de salaires, de provoquer la hausse de la part des salaires dans le revenu et la hausse du chômage.
Une telle explication contient une part de vérité, mais elle se heurte au fait que le chômage a continué d’augmenter en dépit du fait que la part des salaires est revenue à son niveau initial. Cela a conduit à préciser l’analyse en prenant en considération les conséquences d’un progrès technique biaisé. Le chômage devient, alors, la traduction de ce biais du progrès technique qui aurait entraîné un déplacement de la demande de travail au détriment du travail non qualifié dans un contexte institutionnel de relative rigidité des bas salaires. Dès lors, si les barrières à la flexibilité du travail et des salaires étaient levées, ce chômage devrait être résorbé. Cela passe par la variabilité de la durée du travail, par l’assouplissement des procédures contractuelles, par l’abaissement des charges sur les bas salaires, etc.
Or le chômage a continué d’augmenter en dépit d’évolutions institutionnelles qui vont dans le sens d’une plus grande flexibilité (flexibilité des contrats, flexibilité du temps de travail), et qui, notamment, se sont traduites par une plus grande réactivité de l’emploi aux variations de la production et, par son corollaire, une relative stagnation de la part des salaires dans le revenu en période de récession.
Par ailleurs, l’hypothèse de déplacement de demande de travail n’explique qu’une faible proportion de l’augmentation globale du chômage en Europe au cours des deux dernières décennies. Il n’y a pas de corrélation systématique entre les salaires relatifs des non-qualifiés dans les différents pays développés et leur taux de chômage. Enfin, la rigidité des salaires nominaux et réels n’est pas l’apanage des économies européennes. Les États-Unis connaissent une situation du même ordre. Cette rigidité constitue, d’ailleurs, une garantie contre le risque d’enchaînements déflationnistes.
Une dernière explication du chômage, il est vrai implicite celle-là, est celle qui, logiquement, peut justifier la proposition d’une réduction de la durée du travail. Elle consiste à avancer l’idée que l’impossibilité de satisfaire, par la négociation, la préférence accrue pour le temps libre conduit à un niveau d’emploi sous-optimal. Une baisse de la durée du travail est, ici, considérée, certes, comme un choc d’offre qui réduit la demande de travail pour un niveau donné du salaire réel, mais aussi et surtout, comme la source d’un gain d’utilité pour les salariés susceptible de les rendre moins exigeants en matière de salaires. L’ampleur du gain d’utilité est, alors, censée être telle que le résultat de cette baisse devrait être une hausse de l’emploi. Or il faut bien reconnaître que la chute du taux d’activité, particulièrement sensible en France, et la hausse significative du travail à temps partiel n’ont pas enrayé la progression du chômage.
De manière générale, si une croissance forte avec plein emploi, dans un contexte de forts gains de productivité, a été compatible avec un niveau élevé de protection sociale et avec des rigidités sur les marchés de travail, c’est bien que l’on peut associer à n’importe quelle technologie et à n’importe quel type d’institutions un régime de croissance régulière avec plein emploi des ressources. Il faut, donc, rechercher l’explication de la montée du chômage, non pas en se référant à des causes essentiellement non économiques, mais en examinant l’enchaînement des déséquilibres qui prennent leur source dans des défauts de coordination.
L’enchaînement des déséquilibres ou l’histoire du soutien manqué de l’investissement
L’histoire révèle à quel point des erreurs de diagnostic, des erreurs de politique économique, et les contraintes qui s’en sont suivies au fil du temps expliquent la hausse quasi ininterrompue du chômage en Europe continentale.
C’est, en effet, dans la façon dont sont effectués les ajustements en chemin qu’il faut rechercher l’explication de ce qui arrive au produit, à l’emploi et aux prix. Et c’est au regard de ces ajustements que doivent être évalués le rôle des règles et des institutions et la pertinence de réformes conduisant à une plus grande fluidité des marchés de travail. Ainsi le ralentissement de la croissance est-il, non pas, simplement, le fruit de structures inadaptées, mais le résultat d’une histoire déjà longue qui débute avec les erreurs de politique économique commises à la suite de l’effondrement du système de changes fixes à la fin des années 60, et du premier choc pétrolier.
Le fait dominant de la période, insuffisamment souligné, est l’importance et la récurrence des chocs d’offre depuis le premier choc pétrolier jusqu’à l’unification allemande. Ces chocs appellent des restructurations industrielles et, donc, la construction de nouvelles capacités de production. En d’autres termes, ils requièrent de privilégier l’investissement au détriment de la consommation finale. Si ce type d’arbitrage n’est pas fait, alors les déséquilibres ne peuvent que s’aggraver. Et c’est ce qui s’est effectivement produit, d’abord après 1973, puis dans les années 90.
L’arbitrage en question repose sur trois mécanismes essentiels : la formation des prix et des salaires ; le prélèvement sur l’activité productive, qui comprend la consommation à partir des profits et surtout les consommations socialisées ; la politique monétaire. De manière générale, une augmentation des salaires réels plus forte que celle de la productivité ne peut que pénaliser l’investissement. Il en est de même d’une augmentation du prélèvement ou d’une restriction monétaire. Mais, par exemple, face à un choc technologique générateur d’un effet-machine de Ricardo, lequel suit généralement n’importe quel choc d’offre, il est possible de montrer qu’une diminution du prélèvement permet d’éliminer le chômage, alors même que les salaires réels augmentent (Amendola et Gaffard, 1998).
Autrement dit, les mécanismes concernés entretiennent entre eux des relations complexes et peuvent donner lieu à de multiples combinaisons. D’un point de vue normatif, ils doivent être combinés de manière à atteindre deux objectifs conjoints, mais néanmoins distincts : réaliser la restructuration industrielle requise ; maintenir la viabilité de l’économie, c’est-à-dire maintenir dans certaines limites les déséquilibres de marché et, donc, le chômage. Dans les faits cette combinaison n’a pas pu être réalisée. Elle est, cependant, toujours d’actualité.
Reprenons cette histoire à son début. À la suite du premier choc pétrolier, les contraintes d’offre, qui viennent de l’inadaptation de l’appareil de production aux nouvelles conditions de l’environnement, deviennent plus fortes. Il en résulte une diminution du taux de croissance maximum et, par suite, une diminution du taux de croissance compatible avec la stabilité des prix. Il aurait fallu, alors, que le taux d’épargne augmente (i.e. que le taux de prélèvement diminue) et avec lui le taux d’investissement pour qu’une croissance plus forte soit, à terme, rétablie dans un contexte de stabilité des prix.
Les taux de salaires réels auraient pu, également à terme, augmenter comme conséquence de la réalisation du potentiel de gains de productivité associés aux nouvelles technologies. Au lieu de cela, des politiques keynésiennes de soutien de la demande ont été de facto mises en œuvre. Il a été répondu à un choc d’offre comme s’il s’agissait d’un choc de demande. Le taux d’investissement a chuté et avec lui les gains de productivité. La part des salaires dans le revenu a augmenté, témoignant d’un arbitrage en faveur de la consommation. Le résultat, compte tenu de la permanence, voire du renforcement des contraintes d’offre, ne pouvait être qu’une aggravation simultanée de l’inflation et du chômage. C’est dans ce contexte que la priorité a dû être donnée, à la fin des années 70, à la lutte contre l’inflation.
Globalement, les années 80 sont, alors, caractérisées par la désinflation, par la baisse de la part des salaires dans le revenu et par une diminution du taux de prélèvement qui ont pour contrepartie d’abord une nouvelle aggravation du chômage, mais qui, ensuite (entre 1986 et 1990), finissent par permettre une augmentation, limitée mais réelle, du taux d’investissement et une diminution du taux de chômage. La désinflation compétitive s’est traduite par une restructuration de la production favorable à la croissance. L’enchaînement des déséquilibres s’est avéré vertueux, essentiellement, parce qu’il était favorable à l’accumulation de capital.
Après 1990, les besoins d’investissement ne sont pas moindres : il s’agit de faire face aux conséquences de l’unification allemande, de l’ouverture accrue des marchés, de la déréglementation. De nouveau, comme après le premier choc pétrolier, le taux de croissance maximum diminue et avec lui le taux de croissance compatible avec la stabilité des prix. Il aurait fallu, alors, contrarier ce mouvement en privilégiant l’investissement.
Pour maintenir le taux d’investissement et rétablir, à terme, une croissance plus forte avec stabilité des prix, deux conditions auraient dû être remplies : diminuer le taux de prélèvement et desserrer la contrainte monétaire. Or c’est exactement l’inverse qui s’est produit. La rigueur monétaire a été conjuguée avec un laxisme budgétaire, d’ailleurs, petit à petit, davantage subi que voulu. Le résultat ne pouvait être qu’une chute du taux d’investissement qui est allée de pair avec l’augmentation du taux de chômage.
En bref, l’aggravation du chômage dans les années 90 traduit la même erreur d’appréciation que celle qui s’était traduite par la stagflation dans les années 70 : en l’occurrence, l’erreur qui consiste à méconnaître la nécessité de soutenir l’investissement pour répondre aux besoins de la restructuration industrielle. La nouveauté vient de ce que tout l’ajustement a, cette fois, porté sur l’emploi, avec pour conséquence qu’à l’insuffisance de l’investissement est venue s’ajouter, progressivement, une insuffisance de la consommation. L’obstacle à une reprise de l’investissement n’est plus, alors, l’insuffisance du financement disponible, mais l’état anticipé de la demande de consommation. Et s’il arrive que les réformes structurelles touchant les marchés de travail provoquent une baisse des revenus salariaux, toutes les conditions seront réunies pour que se manifeste une instabilité globale entraînant l’économie vers toujours moins de croissance et plus de chômage.
L’une des dimensions essentielles de la question du chômage est d’ordre monétaire. La hausse tendancielle des taux d’intérêt réels sur une période relativement longue (plus d’une décennie) a conduit les entreprises à se désendetter : le poids des dettes est, en effet, devenu suffisamment menaçant pour qu’une politique de désendettement devienne nécessaire et se traduise par une forte diminution des flux de financement en direction de l’investissement. En l’occurrence, c’est moins le coût du capital (i.e. le prix) qui est en cause que la disponibilité des moyens de financement.
Un investissement à un moment donné du temps est peu sensible au niveau du taux d’intérêt dans la mesure où il s’inscrit dans une chaîne d’investissements successifs et complémentaires ; mais l’alourdissement progressif de la charge d’endettement, du fait de taux d’intérêt élevés, conduit à une réduction des moyens de financement dédiés à l’investissement net. La régression de l’activité, qui s’ensuit, est à l’origine d’une diminution des recettes fiscales, d’une augmentation des dépenses publiques et sociales et de l’aggravation des déficits publics, par ailleurs déjà alourdis par le poids du service de la dette. À leur tour les États cherchent alors à se désendetter sous la pression des créanciers, en même temps qu’ils maintiennent une politique monétaire résolument anti-inflationniste. Ils contribuent, ainsi, à affaiblir la demande de consommation.
La rigueur budgétaire se conjugue avec la rigueur monétaire et les conditions sont, alors, réunies pour que l’économie soit piégée dans un état de croissance faible et de chômage élevé. Cet état est, en outre, fortement instable et peut dégénérer en une véritable déflation. La baisse récente des taux d’intérêt réels, quoique importante, ne suffit pas à renverser la situation et à garantir à elle seule une reprise de la croissance.
En résumé, c’est la façon dont les économies se sont ajustées qui est responsable de la montée du chômage et non les seules caractéristiques structurelles des marchés de travail. Les efforts consentis en faveur d’une plus grande fluidité de ces marchés n’ont en rien entamé la tendance à la hausse du chômage (CSERC, 1997). Ils ont surtout contribué à une flexibilité des revenus des ménages, ce qui, en période de chômage, ne pouvait qu’aggraver les tendances récessionnistes. En revanche, le rôle que joue la pression exercée par les créanciers montre qu’il est réellement impossible d’isoler la question de l’emploi de celle de l’investissement.
À la recherche d’une politique économique cohérente
Si ce qui importe c’est l’enchaînement des déséquilibres étape après étape, alors les choix de politique économique sont à apprécier en fonction de la façon dont ils s’inscrivent dans cet enchaînement, en raison de leur place dans la séquence des événements, et non par référence à un hypothétique point d’arrivée que constituerait un régime régulier de croissance. Un véritable policy mix doit être conçu et mis en œuvre. Cela implique de jouer de manière appropriée des différents instruments disponibles, non pas en dédiant chaque instrument à un objectif particulier, mais en définissant un usage de l’ensemble de ces instruments cohérent avec les enjeux du moment.
L’éventualité de pouvoir opérer des sauts d’un équilibre à l’autre à la suite de chocs est dénuée de fondement. Le déroulement des événements, tel que nous l’avons déjà décrit, l’illustre bien. Il est, en particulier, significatif de comparer la période qui suit le premier choc pétrolier et celle qui suit l’unification allemande : elles présentent des similitudes et des différences qui permettent de comprendre qu’il n’y a pas de stratégie de politique économique applicable indépendamment du moment et du lieu de son application.
Il est clair qu’après 1973 le maintien des règles et des normes régissant les marchés de travail ont, conjointement avec les autres aspects de la politique économique, entraîné la hausse de la part des salaires qui a porté préjudice à l’investissement et ceci dans un contexte de forte inflation. Un contrôle des tensions sur les prix et sur le prélèvement aurait, cependant, pu éviter cette dérive loin de l’équilibre, sans changement des règles de fonctionnement des marchés de travail, à l’exception notable de la règle d’indexation des salaires.
L’enjeu d’un tel policy mix aurait été de stabiliser la part des salaires et, par là même, d’éviter des distorsions de la structure de la capacité de production (entre l’investissement et la consommation). Autrement dit, il aurait été souhaitable non de faire baisser les salaires réels, mais de les maintenir en phase avec la productivité du travail.
Après 1990, le problème de politique économique semble se poser dans les mêmes termes. Cela est vrai dans la mesure où il s’agit de répondre, de nouveau, à un choc d’offre. Mais le contexte est différent. Les économies sont dans un état de faible inflation et de chômage élevé, état qui, faut-il le noter, est un héritage des ajustements antérieurs, état qui commande une stratégie de politique économique particulière.
Un état de faible inflation présente des particularités. C’est un état dans lequel une tentative de diminuer plus encore le taux d’inflation se traduit par une forte augmentation du chômage. C’est, donc, aussi un état dans lequel les salaires nominaux peuvent être et sont, généralement, rigides à la baisse. Cette rigidité est attestée par les études empiriques et fait figure de norme sociale, y compris aux États- Unis, ce qui, d’ailleurs, rappelle opportunément que la spécificité du marché du travail dans ce pays réside moins dans la variabilité des salaires nominaux que dans la mobilité de la main-d’œuvre. Cependant, ce qui différencie l’Europe des États-Unis, c’est qu’en Europe, les niveaux élevés de taux de chômage sont allés de pair avec des niveaux élevés des taux d’utilisation de la capacité de production, ce qui explique que le taux de chômage compatible avec la stabilité des prix puisse se situer à un niveau élevé. Cette situation témoigne avant tout, comme nous l’avons déjà dit, de l’insuffisance chronique de l’investissement productif. Plus longtemps l’investissement, y compris, d’ailleurs, l’investissement en stock, est pénalisé, plus le taux de chômage compatible avec la stabilité des prix augmente. Des tensions inflationnistes se manifestent, alors, au moindre signe de reprise. Elles n’ont, cependant, pas à être combattues systématiquement, car procéder ainsi conduit à entrer dans un cercle vicieux : l’insuffisance de l’investissement fait monter le taux de chômage compatible avec la stabilité des prix, ce qui entraîne, si l’on s’en tient à un strict objectif de stabilité des prix, à pénaliser un peu plus l’investissement.
L’économie, que le déroulement des événements a placée dans cette situation, serait confrontée au dilemme suivant : maintenir la rigueur monétaire et accepter un chômage élevé dans l’attente que se concrétisent les réformes de structure des marchés de travail, ou bien courir le risque de ne pas maîtriser une inflation prompte à redémarrer qui pénaliserait les chances d’un retour à une croissance forte. À l’évidence, il s’agit d’un faux dilemme. Au niveau élevé de chômage qui a été atteint, l’inflation ne peut être que modérée. En outre et surtout, cette inflation sera d’autant mieux contenue, à terme, que la reprise de l’investissement garantira le bénéfice de gains de productivité. En revanche, le maintien d’une rigueur monétaire guidée par l’objectif d’une inflation nulle ne peut qu’entraîner une nouvelle aggravation du chômage et ce d’autant plus que, progressivement, tous les mécanismes de stabilisation ont été affaiblis.
La mise en œuvre de réformes structurelles des marchés de travail tendant à en accroître la flexibilité, dans un contexte macroéconomique aussi défavorable, est, elle-même, un facteur d’instabilité. Dans le cas de la France, par exemple, cela s’est traduit, entre 1990 et 1996, par une augmentation sensible du travail à temps partiel contraint, par une plus forte réactivité de l’emploi aux variations de la production et, finalement, par une baisse des revenus salariaux des ménages, qui ne pouvait qu’entraîner une hausse du chômage généralisée à toutes les catégories de salariés, quel que soit en particulier leur niveau de qualification (CSERC 1997). Encourager de telles réformes c’est ignorer que la rigidité des salaires à la baisse est une caractéristique des marchés de travail qui stabilise l’économie en réduisant les anticipations déflationnistes et en permettant aux taux d’intérêt réels de chuter.
Par ailleurs, la diminution du temps de travail en tant qu’elle constitue un choc d’offre est aussi un facteur défavorable. En effet, même si tout se passe bien, c’est-à-dire, si les investissements de restructuration nécessaires peuvent être réalisés par les entreprises, une telle diminution donnera lieu à une chute temporaire des gains de productivité (qui ne fait que traduire l’existence de coûts d’ajustement) suivie de leur augmentation permise par la mise en œuvre de technologies plus efficaces (i.e. garantissant une meilleure utilisation des équipements). C’est cette augmentation qui rendra possible une diminution du taux de chômage. Celle-ci n’a pas de lien direct avec la durée du travail, mais renvoie à l’intensité de l’activité d’investissement.
Il faut, alors, se demander s’il est bien opportun d’impulser un choc d’offre supplémentaire en imposant une diminution de la durée du travail quand l’économie n’a pas été en mesure d’absorber des chocs antérieurs du fait des contraintes qui ont surgi en chemin et de certains choix de politique économique qui ont pénalisé l’investissement productif.
En résumé, pour rompre avec un enchaînement de déséquilibres qui a conduit à la montée du chômage, il n’y a pas d’autre solution que de renverser le rapport des forces, actuellement défavorable à l’investissement, en conjuguant une politique de relative facilité monétaire pour stimuler l’investissement, combinée avec une politique budgétaire assez restrictive pour promouvoir l’épargne et une politique fiscale visant une redistribution des charges, et notamment un abaissement des charges salariales. Un tel policy mix doit permettre de réduire fortement le pouvoir des créanciers et de redonner du pouvoir aux entreprises et aux salariés.
La réforme fiscale doit permettre une hausse des salaires directs sans pour autant peser sur le coût du travail, ce qui aurait l’avantage de favoriser une certaine relance de la consommation sans pénaliser l’investissement. Un tel ensemble de mesures est cohérent avec la nécessité de procéder à une relance de l’investissement préalablement à celle de la consommation finale. Le fait que le chômage traduise, aujourd’hui, une insuffisance de toutes les composantes de la demande globale ne doit pas, en effet, masquer que, faute d’avoir réalisé les investissements requis, l’économie reste confrontée à une situation où le taux de croissance compatible avec la stabilité des prix est faible.
La seule voie de sortie est celle qui privilégie une relance de l’investissement. Celle-ci provoquera, transitoirement, des tensions inflationnistes, avant de garantir la hausse du taux de croissance compatible avec la stabilité des prix. Les mesures pour promouvoir une flexibilité accrue du marché du travail doivent, dans ce contexte, être regardées avec circonspection : leurs effets sur la croissance sont au mieux négligeables et sans doute négatifs. Il en est de même des mesures de réduction de la durée du travail.
Dans ce contexte, si la construction européenne et le passage à l’euro devaient se traduire par une contrainte monétaire renforcée par des autorités en quête d’asseoir leur crédibilité et si, dans le même temps, la croissance devait se ralentir dans les autres parties du monde, alors il est à craindre que le chômage ne s’amplifie encore, et avec lui la déstructuration du tissu social.
Références
- Amendola M., Gaffard J.-L., 1998, Out of Equilibrium, à paraître, Oxford, Oxford Clarendon Press.
- Commissariat général du Plan, 1997, Chômage : le cas français, rapport au Premier ministre rédigé par un groupe de travail présidé par Henri Guaino.
- Conseil supérieur de l’emploi des revenus et des coûts, 1997, Inégalités d’emploi et de revenus, les années 90, Paris, La Documentation Française.
- Fitoussi J.-P., 1995, Le débat interdit, Paris, Arlea.
- Hicks J.R., 1973, Capital and Time, Oxford, Clarendon Press.