IoT et acceptabilité sociale de l’innovation : le cas du compteur Linky
Les résistances à l’installation des compteurs Linky, paradoxales compte tenu de la gratuité de l’outil et des avantages potentiels qu’il procure, constituent un cas d’école pour analyser les risques d’opposition et les actions à privilégier lors de la diffusion de l’IoT, et plus généralement d’une innovation technologique. La psychologie de l’utilisateur final et les normes d’acceptabilité sociale jouent un rôle essentiel qu’il faut prendre en compte lors du lancement d’un tel projet.
Le déploiement et la diffusion de l’IoT ne pourront pas se faire sans une compréhension minimale, par les utilisateurs finaux, de ses apports, de sa valeur et de ses enjeux. Négliger la réception de l’innovation par l’utilisateur final peut restreindre son adoption ou, pire, conduire à nourrir des controverses, créer des résistances et par conséquent des retards dans le déploiement des innovations.
La nécessité d’une nette perception des avantages
Les motivations intrinsèques à adopter des innovations existent et sont liées à l’image de soi que l’on souhaite donner ou à une recherche de stimulation grâce à l’usage de nouveaux produits ou services. Toutefois, les nouveaux produits ou services sont avant tout adoptés parce qu’ils présentent un avantage relatif par rapport à l’existant. Et, même lorsque l’avantage relatif est perçu par le consommateur final, il faut qu’il le soit de manière significative pour en faire une innovation à succès. En effet, on considère que la plupart des consommateurs ont une préférence pour le statu quo quand il s’agit d’adopter des innovations. Cela s’explique notamment par l’ensemble des coûts associés : un coût financier certes, mais surtout des coûts psychologiques (liés aux habitudes, à la peur du changement), des coûts d’apprentissage du nouveau produit ou service. L’inertie est d’autant plus grande que l’irréversibilité est forte : les consommateurs peuvent adopter de nouvelles applications très facilement (il suffira de la désinstaller s’ils n’en sont pas satisfaits) mais auront plus de mal à franchir le cap si le produit concerné implique de renoncer à l’existant. Une innovation est donc adoptée par le consommateur final non parce qu’elle est meilleure qu’un produit existant, mais parce qu’elle l’est significativement !
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L’acceptabilité sociale
D’un point de vue collectif, l’acceptabilité sociale est un enjeu majeur de l’innovation, particulièrement à l’heure où le rôle des technologies et leur capacité à participer à la transition écologique sont discutés. L’innovation doit être meilleure, mais aussi acceptable du point de vue des normes collectives. Les acteurs de l’IoT, comme des autres innovations techniques et technologiques, ont donc un intérêt à communiquer et à démontrer les bénéfices de ce qu’ils proposent, en liaison avec les normes et les enjeux du moment. L’entremêlement des politiques publiques de déploiement de certaines innovations, des intérêts commerciaux et des logiques de bien commun complexifie la réception de l’IoT par les consommateurs finaux. À cet égard, le déploiement des compteurs communicants en France est un cas d’école pour illustrer l’importance de l’acceptabilité sociale des innovations en général, et de l’IoT en particulier.
Le cas des compteurs Linky
Le cas est particulièrement intéressant, car il concerne une innovation proposée sans coût pour l’utilisateur final et pour un objet avec a priori des bénéfices bien supérieurs au produit qu’il remplace. Et, pourtant, il a suscité de très vives réactions et résistances de la part des utilisateurs finaux. Le projet de remplacement des compteurs d’électricité traditionnels par des compteurs communicants est lié à la transposition d’une directive européenne de 2009, qui prescrivait qu’en 2020 80 % des compteurs devaient être remplacés.
Une communication ratée
L’analyse des premières communications et des relais de presse destinés à présenter les enjeux du remplacement des compteurs traditionnels par les compteurs communicants montre que ce sont certains potentiels qui ont été mis en avant : la facilité de la mise en service et l’automaticité des relèves de consommation, ainsi que la facilité de suivi des consommations par les clients. Si ces bénéfices étaient réels, la perception de leur valeur par les consommateurs finaux a été très mitigée. Très vite les risques associés et perçus ont créé des résistances fortes dans l’acceptation de l’innovation. Les risques perçus consistaient notamment en des questions de santé et étaient liés à la perception des effets potentiellement négatifs des ondes des nouveaux compteurs. Portée par des collectifs de personnes électrosensibles, la résistance s’est ensuite diffusée avec un ensemble d’autres risques perçus. Très vite les utilisateurs finaux ne voulant pas de nouveaux compteurs se sont regroupés sur les réseaux sociaux, structurés en association et tournés vers les municipalités, qui sont les propriétaires des compteurs.
“Le grand public doit percevoir dans l’innovation un avantage significatif par rapport à l’existant.”
Nous avons mené une recherche afin de comprendre le rôle de ces municipalités dans la résistance à l’adoption des compteurs communicants et à leur diffusion sur le territoire. L’analyse systématique de près de 500 comptes rendus d’arrêtés municipaux visant à freiner le déploiement des compteurs communicants sur les communes considérées montre qu’il existe différents types de combinaisons d’arguments mobilisés. Nous obtenons cinq clusters.
Des explications variées pour le rejet des Linky
Sans surprise, un des groupes de mairies insiste sur les risques perçus du fait du remplacement des compteurs. Ces derniers sont des risques liés à la santé, mais aussi celui d’une utilisation malintentionnée des données privées (cyberattaque, utilisation commerciale des données, risques de fuite de données, etc.). Un deuxième groupe de mairies souligne l’absence de bénéfices perçus et le fait que le projet de remplacement a été partiellement abandonné dans d’autres pays européens. Un troisième cluster insiste sur le fait que les décisions de reclassement sont du ressort des mairies, tandis qu’un quatrième groupe met en évidence les risques liés à l’ordre public si les utilisateurs ne souhaitent pas voir leur compteur remplacé. Enfin, un dernier groupe insiste sur les arguments écologiques liés au remplacement des compteurs (quel devenir pour les anciens compteurs qui fonctionnent parfaitement ?), les nouveaux compteurs ayant par ailleurs une durée de vie bien plus limitée. Ce dernier argument mobilisé montre bien la nécessité de communiquer sur les bénéfices les mieux valorisés par les utilisateurs, puisque les compteurs communicants favorisent des formes de sobriété monitorée en donnant accès à l’information de consommation en temps réel et en préparant les mises en réseau locales.
Une bataille qui n’est pas terminée
La recherche met par ailleurs en évidence une diffusion géographique du phénomène de résistance, amenant les pouvoirs publics mais aussi les professionnels de l’IoT ou de toute autre innovation à réfléchir en amont à la nécessité de « dérisquifier » les perceptions des consommateurs finaux en premier lieu et de réfléchir à la valeur des bénéfices perçus par ces derniers. Sept années après le début du déploiement, le Linky continue à susciter de très vives résistances. Les dernières en date sont liées à la capacité des fournisseurs d’énergie de mettre en œuvre des politiques punitives à l’encontre des ménages dont on considérerait qu’ils sont de trop gros consommateurs d’énergie. La bataille entre Enedis et les résistants est loin d’être terminée, entre d’un côté l’obligation pour ces derniers de bientôt payer s’ils n’ont pas le nouveau compteur et, de l’autre, l’annonce après moult communications contradictoires que l’installation du nouveau compteur n’est pas obligatoire.
Tirer la leçon des difficultés passées
Après vingt ans de tergiversation et de changement de nom : télémétrie, Machine-to-Machine et maintenant Internet of Things, la transformation numérique impose un monde data centric et l’IoT constitue un passage obligatoire pour obtenir des données de qualité. Mais, comme souligné en introduction de ce dossier, 70 % des projets IoT ne passent pas l’épreuve du PoC. S’il n’y a pas de doute quant à la capacité de la technologie à offrir des nouvelles voies de rationalisation des consommations à travers leur monitoring, la clé réside toutefois dans leur adoption par le grand public, lequel doit percevoir dans l’innovation un avantage significatif par rapport à l’existant. La recherche montre enfin que les intermédiaires d’innovation sont, dans le cas de Linky, les mairies qui peuvent jouer un rôle significatif dans la résistance à l’innovation. C’est d’autant plus important à l’heure où les efforts de sobriété qui vont être nécessaires impliquent une synergie entre politique publique, technologie de monitoring et évolution des comportements de consommation.
Référence
Chamaret C., Steyer V. & Mayer J. C. (2020). “Hands off my meter !” When ‑municipalities resist smart meters : Linking arguments and degrees of resistance. Energy Policy, 144, 111556.
2 Commentaires
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Bonjour, vous faites une approche intéressante de la question de l’acceptabilité sociale des innovations technologiques. Juste un regret, vous utilisez l’exemple de Linky, sans préciser de manière claire, que ce compteur n’est pas un « objet connecté » à internet, mais relié au réseau public de distribution d’électricité et communicant par CPL sur les lignes électriques.
Un exemple similaire plus ancien (vers 2010), le déploiement de compteurs communicants dans l’état du Maine au nord-est des USA (600.000 compteurs seulement, c’est un petit état) s’est heurté largement aux mêmes problèmes, sauf que là les municipalités ne sont pas partie prenantes. Le fournisseur d’électricité (Central Maine Power Company) cherchait à éliminer le coût des relevés effectué sur place par des agents, d’autant que les hivers sont longs et très froids. Une des inquiétudes était qu’une fuite des données permettrait de détecter les maisons inoccupées pour les cambrioler. La solution mise en place par CMPC a été d’autoriser les abonnés le souhaitant à conserver leur compteur traditionnel, moyennant le paiement d’une surcharge pour compenser les coûts humains associés. Un projet de loi de 2013 visait à supprimer cette surcharge, mais n’a pas survécu son examen en commission.