IoT et mobilités : pourquoi la coopération public-privé est nécessaire
Les villes ont réglementé pendant des décennies l’offre de mobilité, afin de gérer l’afflux des voitures et la demande de transports en commun. Elles se trouvent aujourd’hui confrontées à une offre commerciale privée qui a profité de l’accès universel à l’Internet et qui a remis en question les modèles établis. Les perspectives de développement technologique laissent présager des difficultés pour les villes. C’est pourquoi une coopération entre la puissance publique et l’entreprise privée semble nécessaire, afin de conserver un partage de l’espace public en bonne intelligence.
Dans un premier temps, les politiques de planification du transport dans les villes ou les grandes métropoles ont été guidées par des valeurs de liberté. Puis, grâce à l’Internet mobile, la gestion de la mobilité et les flux dans l’espace public sont devenus l’objet d’offres de services proposées par des entreprises privées, motivées, pour leur part, par la grande quantité de données collectées et l’ajustement de leur modèle économique. Cependant, leur priorité, leur objectif opérationnel et leur agilité sont souvent sans lien avec les corpus réglementaires, culturels ou architecturaux des territoires auxquels ces entreprises s’attachent. Ainsi, cet article vise à interroger les apports de l’IoT (Internet of Things) dans le domaine de la mobilité. En effet, pendant de nombreuses décennies, les infrastructures urbaines ont été planifiées et développées par des organismes publics. Concernant plus spécifiquement le secteur de la mobilité, une première série d’infrastructures a vu le jour avec l’apparition des feux de circulation, des capteurs de données de trafic, des systèmes de surveillance de sécurité et de nombreux autres instruments de planification et de conduite opérationnelle, dans le but de gérer le trafic des véhicules. Au fil du temps, les transports ferroviaires et les transports en commun ont eux-mêmes développé leurs propres réseau et code de circulation. Aujourd’hui, les villes doivent composer avec les apports de l’IoT, l’enjeu étant de préserver une certaine homogénéité d’accès aux centres urbains, dans le respect des libertés publiques.
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La politique de mobilité des villes
Les systèmes de réglementation des transports ont émergé sous diverses formes : ceux du rail ou ceux du suivi pour le transport en commun par autobus sont totalement distincts. Au gré des développements, les autorités étatiques ou centrales ont délégué aux collectivités territoriales un certain nombre de compétences. Les opérations quotidiennes de maintenance, de surveillance, de sécurité et de planification sont passées, dans certaines zones, sous l’autorité des grandes villes. Le déploiement d’un réseau d’infrastructures dédié et spécifique, lié au rôle des services de la voirie, permet d’affiner davantage le maillage de la planification concernant la mobilité en ville.
L’arrivée du web 2.0
Aujourd’hui, les villes et l’instrumentation des véhicules, grâce à l’électronique embarquée, se développent. C’est dans un premier temps l’Internet mobile, surnommé initialement web 2.0, qui a permis une telle évolution. Jusqu’alors, chacun de ces systèmes d’infrastructure reposait sur un réseau propre et dédié. Par exemple, le célèbre PeMS (performance measurement system), en Californie, avait intégré, à la fin des années 1990, toutes les données collectées à partir de n’importe quel détecteur de boucle dans un système de détection unique, reposant principalement sur son propre réseau de communication. Lorsque l’Internet mobile a explosé, la convergence de la communication, de la détection et du calcul sur des plateformes uniques (ancêtres des smartphones) a permis d’intégrer à la fois l’infrastructure urbaine, l’instrumentation des véhicules et des services mobiles en temps réel.
Les apports de l’IoT
Grâce à l’utilisation de l’IoT, nous avons pu observer la mise en place de caméras de vidéosurveillance, de systèmes de comptage et d’information sur le stationnement, de détecteurs de boucle, de radars, de lecteurs de plaque d’immatriculation et de nombreux autres instruments statiques. Ces mises en place ont, notamment et progressivement, amené à une pléthore de données et réseaux, chacun surveillant un aspect spécifique de la mobilité. Ces dernières années, ce type d’instrument de mesure n’a cessé de croître, en plus des systèmes de surveillance du bruit, de la qualité de l’air, des éclairages… et continuera d’évoluer.
L’arrivée du cloud
Les véhicules sont ainsi devenus connectés, et les données ont pu être transmises à un système back-end (fondé sur le cloud) ; les applications mobiles (Google, Waze, Apple) reposant initialement sur une infrastructure statique, et finalement entièrement sur le crowdsourcing, ont soudainement fourni des informations sur le trafic et des services de routage dans le monde entier. Google a uni tous les systèmes de transport dans leur globalité en introduisant GTFS, la spécification de standards pour les transports en commun (general transit feed specification initialement dénommée Google transit feed specification), permettant ainsi à tous les opérateurs de systèmes de transport de standardiser leurs plateformes, de partager leurs données et, à terme, de créer des systèmes de gestion dynamique de leurs flottes. Grâce au cloud comme paradigme d’infrastructure mondiale, dix ans après l’Internet mobile, tous les composants pour la conduite des opérations et de la planification de la ville sont enfin disponibles : détection d’infrastructures dédiées, communication omniprésente, informatique en cloud puis en fog, et apprentissage automatique à grande échelle lors de la dernière décennie.
Un glissement des villes vers les opérateurs privés
L’IoT a ainsi transformé la ville en un gigantesque terrain de jeu permettant aux scientifiques d’innover, de créer des applications, des services, de nouvelles infrastructures et des offres pour la mobilité. Cependant cette phase, contrairement à la précédente, s’est principalement déroulée indépendamment de la planification et des opérations de la ville. Ainsi, lorsque les applications de trafic ont commencé à fournir des services de routage dans le monde entier, des flux de véhicules ont implicitement suivi des conseils qui ne tenaient pas compte des capacités des routes et étaient proposés sans collaboration opérationnelle avec les agences publiques. En effet, les services privés cherchent à minimiser le temps de trajet individuel, sans tenir compte des KPI (key performance indicator) de mobilité globale.
Les Gafam (et autres), qui possèdent une couverture omniprésente du réseau routier, devancent les entreprises d’infrastructures de surveillance et de sécurité du trafic, avec des données plus précises, en plus grande quantité, de meilleure qualité et en temps réel. Il existe néanmoins certains cas dans lesquels les solutions de mobilité sont encore partiellement ou entièrement détenues ou exploitées par les villes ; des synergies productives sont apparues, dans lesquelles le secteur privé a développé des systèmes de routage pour les usagers des transports en commun, en s’appuyant à la fois sur des données d’agence et des données privées.
Un cas concret : « l’ubérisation » des taxis
L’émergence de l’économie partagée, sur le fondement de l’IoT, a également permis le covoiturage ou le service de chauffeur à la demande et le free floating, provoquant des perturbations majeures dans l’industrie du taxi et du transport. Soudainement, des citoyens ont pu devenir des chauffeurs connectés. Ces entreprises ont ouvert un nouvel écosystème de services, qui jusque-là était principalement dominé par des compagnies de taxis parfois désuètes, s’appuyant sur des systèmes de licence de répartition médiocres ou des processus de gestion des flottes inexistants. Des données concernant la demande en mobilité sont devenues disponibles : c’est ce que l’on nomme les données OD (pour origine-destination, des données pour lesquelles les statistiques du mouvement de la population sont connues des fournisseurs d’accès et des développeurs d’applications). Chaque conducteur posséde désormais un smartphone, le positionnement global de la flotte devient alors accessible et permet de connecter les conducteurs aux utilisateurs via ce nouvel IoT « à base d’humains », contournant ainsi la plupart des réglementations de taxis dans de nombreuses villes du monde et provoquant une baisse de la valeur de leur licence et un ajustement du prix des courses à un nouveau prix de marché incroyablement plus volatil.
L’émergence de nouvelles normes non réglementées
L’utilisation massive d’applications de routage par les véhicules privés, par les compagnies de taxis-voitures et par les flottes a provoqué des perturbations majeures du trafic urbain et suburbain et ces applications se sont finalement imposées comme une norme. En moins de dix ans, des informations dynamiques et omniprésentes sur le trafic sont devenues accessibles à tous, conduisant les utilisateurs à sélectionner le « même » meilleur itinéraire au début de leur trajet. Un itinéraire que l’on a nommé « itinéraire égoïste » parce qu’il est calculé au moment de la requête, de manière à donner à son utilisateur le meilleur chemin. Cependant, si tout le monde choisit de le suivre, ce chemin cesse d’être le meilleur au fil du trajet et il en vient à endommager la fluidité du trafic des villes. Rapidement, de nombreux quartiers ont subi une augmentation du trafic de transit, grâce à, ou à cause d’une meilleure connaissance et exploitation de l’information, laquelle n’était pas accessible au cours de la décennie précédente. Diverses stratégies d’atténuation de la circulation (réactives) ont émergé, allant des ralentisseurs ou dos d’âne sur la voie publique, des sens interdits sauf desserte locale, à la décoordination explicite des feux de circulation pour augmenter le temps de trajet ; aucune de ces stratégies ne reposant sur un partenariat institutionnel avec les fournisseurs d’applications. Dans certaines approches presque superstitieuses, on a même vu des résidents, retraités, marcher le long des routes avec des téléphones pour générer des informations d’influence et tenter de faire croire aux applications à la présence de bouchons ! Et plus récemment, les interfaçages des vélos ou scooters électriques et des véhicules légers de micromobilité (trottinettes…) troublent le comptage sur les voies et restent pour la plupart non réglementés dans la majorité des villes.
La remise en cause de l’équité
En définitive, l’infrastructure urbaine n’a pas évolué assez rapidement pour s’adapter au développement de toutes ces technologies propulsées par l’IoT, et assurer ainsi un trafic routier multimodal sûr et efficace dans les villes (à l’exception notable des « rues complètes » dans certains endroits de la Californie, un premier pas en ce sens). En parallèle, l’utilisation des données collectées à partir de ces applications, sans être explicitement problématique, reste opaque. Dans le paysage de la mobilité d’aujourd’hui, les entreprises pourraient-elles commencer à proposer une tarification individuelle sur le fondement de la connaissance client ? Cela soulèverait une question compliquée d’équité et d’égalité des droits d’accès à la mobilité. Les modélisations des flux associées à des profils d’utilisateurs, potentiellement connus des fournisseurs d’applications, pourraient-elles être utilisées à d’autres fins, telles que la publicité géolocalisée et un routage induit à travers des emplacements annoncés ? Dans un monde dominé par l’IA et avec l’émergence récente d’outils tels que ChatGPT, les algorithmes pourraient-ils apprendre des metadata (features) cachées dans les modèles, même après la destruction des données originelles ? Ainsi, la multiplication de ces infrastructures diverses ainsi que les nombreux services accessibles pour les citoyens, dans l’ensemble des territoires connectés, bouleversent la mobilité et donnent aux villes ou grandes métropoles des perspectives et des priorités nouvelles. La planification du trafic et celle des réseaux sont nées d’une réflexion publique pour une meilleure coordination, égalité et équité, afin d’assurer à l’ensemble du territoire une certaine homogénéité. L’Europe a, par exemple, développé une politique de transport tout en organisant en parallèle le développement des infrastructures de réseaux télécoms et Internet, telles que la répartition et l’attribution des fréquences hertziennes pour la téléphonie mobile.
Construire une économie des communs de données
Finalement, c’est l’ensemble de la filière du transport qui a bénéficié de vagues d’innovations, en intégrant l’IoT au cœur de ses développements, afin d’assurer la maintenance, le comptage et l’amélioration du service à l’usager. Ce secteur est désormais lié et interdépendant à la connectivité des territoires. Et son offre a explosé, pour connaître une véritable révolution qui, dans une certaine mesure, est venue bousculer les codes et cultures. L’avènement d’Uber ou celui des trottinettes en est une illustration : ces derniers génèrent des usages sur la voie publique qui sèment des troubles en matière de sécurité et de contrôle. La multiplication des modes de transport et la quantité de jeux de données fragmentés existants, exploitables par un grand nombre d’entreprises, ont pour effet d’amoindrir l’autorité des territoires ; ils engagent entreprises et institutions à construire une économie des communs de données, pour l’intérêt général en particulier.
“Préserver une certaine homogénéité d’accès aux centres urbains, dans le respect des libertés publiques.”
Ainsi, les villes ajustent les réglementations pour des raisons de sûreté, de sécurité et de politique sanitaire liée à la pollution, en proposant par exemple les zones à faibles émissions, l’autopartage, l’immatriculation des véhicules, même légers, en instaurant des systèmes de vignettes et de contraventions ou de péage pour gérer les flux et le paiement du stationnement sur la voie publique. La multimodalité provoquant aujourd’hui un effet de saturation sur l’espace public, la perspective des véhicules autonomes laisse présager certains progrès, notamment dans l’objectif de diminuer le phénomène des embouteillages. C’est le transport par les airs (taxis volants) qui tend à se développer. Dans la plupart des pays, la réglementation stricte du trafic aérien à toutes les altitudes protège pour l’instant les villes d’un chaos aérien, mais on voit déjà poindre à l’horizon les problèmes des petits drones-cargos, pour lesquels les mesures de régulation (et surtout de mise en vigueur) restent compliquées par la vitesse de prolifération de ces engins de petite taille.
Adapter le cadre réglementaire
La multitude des offres interroge, à chaque déploiement, sur le cadre réglementaire applicable. Un opérateur étranger de free floating ou de voitures autonomes peut prévoir par exemple de ne pas respecter les règles du code de la route, en garantissant une sécurité à l’usager et en gagnant sa confiance. Coordonner les conditions générales d’utilisation des services de mobilité et de transport proposés par des entreprises mondialisées aux besoins et règles territoriales devient difficile. L’une des réponses aux utilisations massives des innovations, qu’elles soient pérennes ou non, réside dans des initiatives comme Gaia‑X, le Data Act ou le projet Cyber Resilience Act en Europe. In fine, les grandes métropoles vont se transfigurer. Les offres de transport et les pouvoirs publics devront sans doute faire preuve de résilience face aux citoyens connectés et garantir un meilleur encadrement, afin de préserver au mieux une certaine homogénéité d’accès aux centres urbains, dans le respect des libertés publiques, selon les territoires.